Compréhension Extraterrestre

Il se sentait bien ; son noyau spirituel et cognitif baignait enfin dans la complétude, dans la plénitude. Les autres le discernaient : il les avait rejoint. Cependant il ne le faisait pas dans l’immobilité et la contemplation, mais dans le mouvement et l’action. Parjure triomphal qui s’embrassait par la tombée du miracle. 

Il l’avait toujours perçu, il l’avait toujours exprimé : quelque chose pouvait vivre tout là-bas, tout près de Grandétoile. Sur ces mondes qui lui tournaient autour douze six-douzaines plus vite que le leur et constamment exposés aux flammes de la fusion de Grandétoile, il existait quelque chose comme eux, capable d’agir, de penser, de s’émerveiller, de se bouleverser. 

Peut-être leurs matrices cristallines se composaient-elles d’autres éléments sous pareilles radiations, ou alors peut-être leurs modèles vitaux étaient-ils complètement différents, mais ils devaient être là. Il avait entraperçu le premier les changements dans les reflets de l’air du troisième orbe, puis il avait entendu leurs bruits mentaux, très faibles. Personne n’avait pu nier l’existence de ces éclats d’influence envoyés à travers l’univers. Cependant c’était quelque chose de bizarre que tout cela, à la limite de sa compréhension à lui qui avait pourtant tant théorisé… 

Plusieurs cycles durant il avait scruté sans relâche, sans rien entendre dans leurs pépiements chaotiques et atténués, sans rien voir dans les fluctuations chimiques de leur air, jusqu’à ce que certains d’entre eux s’envoient à travers les autres orbes il y avait de cela deux douzaines. Il avait espéré qu’ils viennent jusqu’à eux, mais ils ne l’avaient pas fait… Ces voyages s’étaient même interrompus pendant une demi-douzaine, avant de reprendre. Les autres n’avaient pas compris, n’avaient pas cherché à comprendre, satisfaits dans l’abandon des voyages dans le vide, trois douze-années plus tôt. Lui avait attendu que tout se révèle, faute de pouvoir tenter d’aller à eux en matrice. 

Finalement, l’une de ces choses qui démultipliait leur compréhension de la vie avait fini par venir. Toute l’histoire de leur monde, toute l’histoire de leur engeance semblait avoir convergé vers ce point. Peut-être qu’ils pourraient enfin repartir entre les astres, explorer de nouveaux confins de la conscience… Il y aurait un avant et un après, cela était absolument certain.  

Il s’était paré de ses plus belles sphères d’eau colorées pour l’occasion, démonstration de sa satisfaction, et il avait amené avec lui le pyramidion de savoir dans lequel il avait consigné toutes leurs connaissances pendant tant de douzaines. Les autres étaient venus à sa suite, peut-être autant par curiosité que par l’envie de partager sa complétude, sa plénitude.

Ce n’était pourtant pas une quête simple et aisée, même pour un rhomboïde dans la force de l’âge et même avec tous les expédients dont ils disposaient depuis tant de douze-années. Le visiteur s’était inexplicablement posé dans les marges, au-delà des chaos nourriciers de la plus grande lune. Il avait fallu prévoir disques de transports, chaînes d’orbes nutritifs et ainsi de suite… Est-ce que le visiteur craignait ce qui était à la base même de leur existence ? Les autres étaient déconcertés et même sceptiques, à la limite de la raillerie. Mais pas lui, non. 

Il y avait forcément une raison à tout cela, une logique aussi pure que celle qui présidait leur existence à eux. Le visiteur devait être d’une grande intelligence et d’un grand équilibre spirituel pour être venu de si loin, si vite, afin de les voir. Ils sauraient tout, comprendraient tout très bientôt. Il ne pouvait absolument pas en aller autrement, tel était l’univers. 

Déjà, leur procession atteignait la limite des terres ordonnées et prodigues, et la brume qui engourdissait délicieusement les pensées s’affinait. Et au loin… Ils commençaient à discerner ce avec quoi le visiteur était descendu sur leur monde depuis son propulseur principal resté à tomber en rond autour de leur monde. 

Comme il l’avait subodoré, cet être de chaleur n’avait pas traversé l’espace sans enveloppe, à l’inverse de ce que les rhomboïdes avaient délaissé… Le vaisseau du visiteur avait quelque chose de rassurant et de familier : il avait globalement la forme d’un triangle. « Peut-être que ces êtres se fondent aussi sur le principe de la valence et de l’équilatère » fut l’un des bruits mentaux qui revint autour de lui, mais il se refusait à former ne serait-ce qu’une supposition. La suite des évènements lui donna d’ailleurs raison : plusieurs choses sortirent du triangle de l’espace tandis qu’ils approchaient, des choses vraiment très étranges. 

La première leur parut exubérante, avec sa partie principale formant des angles droits et ses quatre parties mobiles toroïdales avec lesquelles elle arpentait rapidement le sol ; la seconde, bien plus petite, était beaucoup plus effrayante, avec huit appendices d’aspect très rudimentaires qui bougeaient à une vitesse incroyablement élevée. À en juger par leur lumière irradiée, ces choses étaient faites d’un élément qui n’existait que sous forme de très rares traces sur leur monde. De plus, elles émettaient des bruits mentaux syncopés et inélégants. Il n’en fallut pas plus pour que les autres autour de lui se mettent à penser qu’il s’agissait là de leurs visiteurs en personne. Mais il se refusait à y croire. 

À peine un douzième de temps après la sortie des deux choses, une troisième émergea de l’engin principal. C’était lui le visiteur, il en était convaincu : cet être irradiait une lumière extraordinaire, fabuleuse, chamarrée et moirée, véritable extase perceptive. Qu’importait que sa silhouette parut proprement terrifiante et qu’il n’émit aucun bruit mental, il savait que c’était lui. Tout comme ses machines, le visiteur se déplaçait incroyablement rapidement, mais contrairement à celles-ci il n’avait que deux pattes mobiles qui oscillaient sous un corps massif sans ganglion primordial visible mais avec deux étranges appendices supérieures et une sorte de bulbe sommital à travers lequel brillait encore plus fort une sorte de globe. À l’issue de sa brève course effrénée, cet être particulièrement surprenant se posta entre son octopode et sa boîte glissante. 

Il émit de discrets bruits mentaux à faisceau très limités pour enjoindre à son disque de se presser davantage. Il avait tant de questions à poser au visiteur. 

Il y avait d’abord toutes ses interrogations au sujet de leur biologie : comment se déroulait leur génération spontanée, sur un monde si chaud ? Quelles conditions leurs donnaient ensuite forme, dans un tel chaos chimique ? Comment se transmettaient leurs sensations et leurs pensées dans un environnement aussi agité ? La génération spontanée connaissait-elle aussi un ralentissement sur leur monde ? Avaient-ils aussi de moins en moins d’adelphes et de formes et d’intellects complexes qui se formaient ? Avaient-ils aussi une lune nourricière et, dans tous les cas, comment captaient-ils ses dons nutritifs ? 

Arrivaient ensuite toutes les inconnues concernant leur sapience : voyaient-ils mieux qu’eux leurs équilibres spirituels et cognitifs dans les flocons de leurs pensées ? Pouvaient-ils se passer de niches de jeûne pour repousser les tensions croisées et atteindre l’éveil aux vérités de l’univers ? Que voyaient-ils dans leurs propres profonds désirs d’harmonie physique et chimique ? Leur capacité à percevoir, ressentir et impacter datait-elle aussi de la formation de leur planète ou était-elle plus vieille encore, avec tous les savoirs afférents ? Leurs machines, qui émettaient manifestement des bruits mentaux quoi qu’incompréhensibles pour eux, avaient-elles une forme d’intelligence ? Étaient-ils capables d’engendrer de nouvelles consciences ? 

Des êtres supérieurs, c’étaient des êtres supérieurs, c’était absolument évident. Il se sentait sur le point d’exploser et de se contracter du fait de toutes ces perspectives, toutes ces résolutions ; c’était assez obscène pour les autres qui le percevaient évidemment, mais il n’en avait rien à faire. Le vide ; la complétude ; la plénitude ; tendre le pyramidion à cet être sans faire d’impair… D’autant que plus il s’approchait, plus il réalisait à quel point le visiteur était minuscule ; son halo incandescent ne laissait pas mesurer sa taille avec aisance, mais plus il s’approchait plus il mesurait à quel point il était petit. Il pouvait aussi percevoir, en affinant sa propre surface de captation, que le visiteur avait une structure étrange, très concentrée, sans matrices cristallines apparentes. Bizarre, mais peut-être était-ce le fait de cette enveloppe rigide d’éléments ultra-rares qui ne faisait peut-être pas vraiment partie de son corps mais le protégeait seulement de leur propre environnement. 

Il commença à pencher le pyramidion de données vers le visiteur, mais il se mit à douter d’avoir bien choisi la taille du précieux objet : la pyramide de données était presque aussi haute que l’être incandescent. D’ailleurs le… Oh non ! Le visiteur s’agita frénétiquement ! Était-ce une réaction de… Des tréfonds de son esprit ressortit le concept désuet de « peur ». Fallait-il donc que leur environnement d’origine soit si incertain pour que ce cher être d’exception ressente la « peur » de façon si subite, comme s’il en avait l’habitude ? Il lui envoya un intense faisceau de pensées : « N’ayez point « peur » de nous ô Être Incandescent, nous sommes assez habiles pour ne jamais laisser se produire un risque d’endommager votre matrice ! Nous abhorrons le bouleversement de toute chose harmonieuse qui ordonne l’entropie. Et vous en êtes un chef-d’œuvre ! Attendez ! » Mais non, le visiteur continuait de s’agiter à une vitesse délirante. 

Cependant, même si cela lui prit de trop longs grains de temps, Il réalisa enfin que le visiteur ne s’abandonnait pas au chaos de la surcharge perceptive et de la crainte pour son intégrité. Alors que les autres laissaient échapper des bruits mentaux amusés ou choqués, il devina plus qu’il ne comprit que l’être de la troisième planète tentait de communiquer. Évidemment, en l’absence d’ondes mentales à longue et moyenne portée et de flocons de pensées discernables, cet être si différent ne devait compter que sur les gestes permis par son corps bizarre pour communiquer quelque chose ! Et, évidemment, la méthode de communication s’avérait… particulière. 

Le visiteur s’était penché non pas dans un geste d’évitement mais afin de mettre l’extrémité de ses cinq étranges structures au bout de ses deux appendices supérieurs en contact sur le sol ; les gestes ne laissaient aucune trace visible à l’exception d’une lueur rémanente, mais ils semblaient suivre une forme de logique. Il devait absolument percer cette logique… Mais tout allait si vite ! Ces êtres devaient pouvoir formuler leurs pensées à un rythme absolument prodigieux, et agir de façon complètement instantanée ! Comme il les enviait… Mais il avait aussi tellement de mal à suivre ! Jamais il ne pourrait suivre tout cela en temps réel, mais au moins il pourrait en emmagasiner l’exactitude dans sa matrice mémorielle au prix du sacrifice de quelques autres souvenirs… Pour ensuite tout se repasser lentement dans un exercice de compréhension. 

Tout en continuant de pencher le pyramidion vers le visiteur, le déposant à une distance raisonnable de douze grains de lieu, il continua d’enregistrer tout ce que faisait le visiteur. Il défilait sur le sol en continuant de faire des gestes au niveau de la couche appauvrie de ces marges polaires. D’autres disaient que c’était peut-être là un rituel pour susciter une génération spontanée étrangère dans cet environnement qui leur était autrement de peu d’intérêt, mais c’était des foutaises, ce qu’il leur asséna d’un profond bruit mental agacé. Ces êtres, pour spirituellement et corporellement développés qu’ils furent, n’étaient manifestement pas compatibles avec les marges. Il intima à ses congénères de cesser de penser afin de pouvoir se concentrer sur l’emmagasinage des faits et gestes du visiteur. 

Cependant, seulement quelques grains de temps plus tard, l’être de la troisième planète brûlante se redressa de toute sa petite hauteur, cessant toutes ses communications, et se dirigea vers le pyramidion dont il fit extrêmement rapidement le tour. Après avoir levé très brièvement ses deux appendices supérieurs en l’air et les avoir agités en un simple mouvement trois fois, il s’en retourna à son appareil principal, laissant ses engins sur place, de même que leur délégation confuse. Lui-même était confus, terriblement confus que le visiteur s’en soit ainsi retourné à son engin. Avaient-ils commis un… un impair ? Leurs intentions étaient-elles restées à ce point cryptique pour le visiteur ? Il n’avait vraiment perçu aucune de leurs ondes mentales si emplie de désir d’accordement ? 

« Cette chose frénétique ne vit pas à notre rythme. Peut-être est-il déjà temps pour elle de repartir vers sa chaleur brûlante. » C’était la première fois qu’un membre de la suite avait un bruit mental intelligent. C’était une déduction aussi logique qu’une autre, mais lui, il refusait de croire que le visiteur repartirait si vite ; l’atavisme de « l’intuition », ou plutôt le nectar débilitant de la « foi aveugle » lui dictait d’attendre. Le visiteur reviendrait, il en était convaincu. Peut-être avait-il besoin de rejoindre l’environnement encapsulé dans son véhicule principal pour nourrir ses capacités motrices et mentales ou celle de son enveloppe ; après tout, un système physique si rapide maintenu à une chaleur pareille devait avoir un métabolisme horriblement rapide et dispendieux. Cependant, considérant la vitesse à laquelle il exécutait ses actions, le visiteur n’auraient peut-être pas besoin de beaucoup de temps pour se sustenter et reprendre cette fascinante tentative de communication, c’était presque certain. 

Il modifia la valence de ses spicules externes pour s’isoler des bruits mentaux confus environnants et se repasser les rémanences de la scène avec le visiteur. Il y avait forcément quelque chose à trouver, en réfléchissant bien, quitte à en sortir tous ses flocons cognitifs de leur précédent état de complétude, de plénitude. Oui, il y avait bien dans ce fatras de gestes des éléments redondants qui formaient ensuite de longues séquences ! Le visiteur et donc sans doute tous ceux de sa planète avaient un processus de pensée analogue aux leurs, avec ce qui semblaient être des variations de signifiants-signifiés corrélés dotés d’une grammaire mécanique. C’était une conclusion absolument remarquable, mais qui ne mènerait à rien sans clé de compréhension, sans pouvoir saisir au moins quelques unités basiques de sens. Cependant c’était peut-être aussi ce que le visiteur avait tenté de leur donner avec certains gestes à la fois plus vastes et plus vagues intercalés entre certaines séquences. Il pouvait aisément les reconnaître, mais qu’est-ce qu’ils signifiaient vraiment ? 

Au début de cette sorte de session, le visiteur avait effectué une brève séquence avant de tourner ses appendices dans sa propre direction : ce devait être le nom de son espèce, bien entendu. Ou alors était-ce son propre nom en tant qu’« individu » ? Se pouvait-il que les visiteurs aient une notion plus prononcée de « l’individualité », au point de se désigner par des séquences abstraites ? Cette idée au premier abord saugrenue lui venait en continuant de rejouer le souvenir : cette même brève séquence était utilisée en début d’autres séquences plus longues imagées de gestes qui, revus ensemble, ne faisaient sens qu’en étant interprétés comme le récit simplifié du voyage de ce visiteur précis depuis la troisième planète jusqu’à la leur, il ne pouvait parvenir à aucune autre conclusion. C’était à la fois si déroutant et si excitant qu’il ne put taire ses bruits mentaux aux autres, qui chuintèrent de curiosité et d’admiration. Quelle merveille que de recevoir cette confirmation… Il fallait qu’il lui dise qu’il avait compris, peut-être qu’il pourrait imiter un peu les gestes avec ses préhenseurs et… 

Oh, le visiteur revenait déjà ! Mais ça ne faisait qu’à peine un rayon de temps ! Il n’était pas prêt à lui répondre et… Oh, le visiteur se lançait dans une autre séquence d’explication. Il avait beaucoup, beaucoup de choses à leur communiquer. Et comme eux ne pouvaient aller aussi vite, ils étaient obligés d’attendre que celui-ci leur laisse le temps de formuler une réponse. Cette fois aussi, il se focalisa sur la retenue de chaque fait et geste du visiteur, y compris un nouveau passage autour du pyramidion, qui s’accompagna cette fois-ci de gestes complexes faits non pas en direction du sol mais vers la pyramide de données et vers eux. Le visiteur semblait avoir compris que cet objet était destiné à lui faire comprendre certaines choses ! Mais pour savoir quelles choses il avait compris, il lui faudrait prendre le temps de revoir ses propres souvenirs le temps qu’il fasse… Oui, ça ne manqua pas, après ces quelques grains de temps, le visiteur retourna à nouveau dans son véhicule, les laissant à nouveau en plan. Que c’était frustrant. 

Il reprit cette nouvelle séquence, inspectant d’abord chaque couple de séquences de gestes abstraits et de gestes imagés avant de confronter leur sens subodorés à la logique que devait forcément avoir l’ensemble de la session. L’exercice fut un peu moins tranquille cette fois-ci, car le visiteur avait déroulé ce qui devait être leur perspective concernant la chimie, la physique et l’agencement des êtres. Heureusement, comme tous les autres, il avait une connaissance intime de ces sujets en les vivant dans sa propre matrice toute entière, car autrement il n’aurait jamais pu suivre les incroyables révélations du visiteur ; si n’importe qui d’autre avait proféré de telles choses, elles auraient été prises pour des élucubrations. Pas de signes de matrices cristallines mais une majorité de tissus et de minuscules cellules flexibles ! Uniquement des réactions moléculaires et un peu de mécanique ! Le monde à l’envers ! Les autres se rembrunissaient, et pourtant il avait gardé le plus incroyable pour lui, la conclusion qu’il avait tiré : les visiteurs n’étaient pas invulnérables et inaltérables dans leur environnement, leur existence se concluant toujours à plus ou moins brève échéance par la mort.

Et cela devait se produire vite. Peut-être la raison de la furie frénétique du visiteur. Quelle tragédie. Il se sentit étreint d’une autre émotion hors-d’âge, qu’il eut le plus grand mal à taire : le « chagrin ». Si seulement il pouvait faire comprendre au visiteur que non seulement il saisissait le sens même de ses paroles mais surtout qu’il ressentait leur portée véritable… Mais il était à nouveau là, avec son lot de nouvelles révélations, sans le visiteur. Qui revenait déjà ! Concentration, concentration…  

Pour vaincre la mort qui les étreignait si souvent et les ramenait inconscients et désordonnés aux éléments, les visiteurs étaient capables de… de… De combiner aléatoirement le plan chimique de leur être avec celui d’un autre individu pour en générer une progéniture… Ainsi leurs générations n’avaient rien de spontanées… Ils se reproduisaient volontairement… Mais les hasards de leur monde chaotique détruisaient parfois les membres d’un genre voire un genre tout entier, et seuls ceux que le hasard avait doté des traits les plus adaptés à la donne pouvaient survivre. Quel monde horriblement cruel… pensa-t-il au dedans de lui. Mais les êtres incandescents avaient réussi à briser le cercle en rompant les hasards mortels, en prenant le contrôle de leur environnement, en parvenant à se multiplier sans contrainte, en se… en se… en se divisant selon qu’ils avaient plus ou moins de pouvoir ou de ressources…? Il n’était pas sûr de bien saisir cette partie, surtout parce que son iniquité lui fut immédiatement révoltante. 

Il aurait voulu réfléchir plus longuement à ses implications mais le visiteur revenait déjà, les gestes encore plus frénétiques ; il était de plus en plus pressé, pris d’une forme d’urgence qu’aucun d’eux ne connaissait plus ici.

Ce devait aussi être une affliction disparue chez les rhomboïdes qui précipitait les révélations du visiteur : la honte. Car lui-même fut saisi de honte en comprenant la suite. Les bipèdes de la troisième planète se livraient à la condescendance, à l’orgueil, à la malhonnêteté, au… mensonge. Leur physiologie leur permettait cette bassesse oui… Mais alors comment croire le visiteur lui-même ? Néanmoins, qui mentirait pour raconter pareilles horreurs au sujet de sa propre engeance ? Car les horreurs continuaient : l’avidité des bipèdes corrompaient leur environnement jusque dans son équilibre micro-cristallin et… et… Ils se tuaient entre eux. Parfois dans des tueries de masse dans lesquels deux factions menées par des condescendants malhonnêtes et avides lançaient sans se soucier de rien. Il envisagea un instant de balayer ses flocons de pensées pour effacer à jamais ces connaissances. C’était trop affreux… 

Il se reprit juste à temps en pompant un peu de bénédiction lunaire dans sa chaîne d’orbes nutritifs ; toutes ces réflexions et toutes ces émotions l’obligeaient à sortir de la frugalité. Non, c’eut été anéantir tous les efforts et tous les sacrifices du visiteur que de se livrer au déni de tout ce qu’il révélait. Peut-être était-ce ce qu’ils attendaient sur les dernières vérités cachées de l’unité : la persistance et la sérénité du chaos et surtout de l’abjection en découlant. C’était un cadeau désespérant mais sublime en soi ; il aurait voulu pouvoir rétribuer le visiteur en lui disant qu’ici tout était tellement plus harmonieux, tranquille, dépassionné, abondance sans entrave… Il commença à réfléchir à une manière de formuler cela par des gestes idoines mais, déjà, le visiteur revenait de son engin principal. 

L’être venu de la troisième orbe commença cette fois-ci par de nouveaux rapides tours du pyramidion avec une sorte de… d’objet entre ses cinq appendices combinés. Peut-être voulait-il approfondir sa compréhension des données ? Ce qui signifiait qu’il y avait également un transfert de savoir dans l’autre sens ! Lui était presque prêt à lui renvoyer ce qu’il tenait à communiquer en retour, mais le visiteur s’était remis à leur communiquer quelque chose, croyant toujours merveilleusement ingénument à leur capacité à entendre, même s’il ne recevait toujours pas de réponse.

« Qu’est-ce qu’il communique ? » les bruits mentaux alentours fusaient de plus en plus, mais il les fit taire d’un râle mental bien senti. Ce n’était pas le moment, non surtout pas car… 

Avec ce nouveau passage, le visiteur leur révélait des merveilles qu’ils pouvaient à peine concevoir, mais que les visiteurs de la troisième orbe, ou du moins les plus complexes d’entre eux, pouvaient expérimenter : un sentiment d’attachement et de protection si fort et si généreux qu’il donnait une volonté et un bonheur inné dans leur monde de malheur ; le besoin de créer des concepts abstraits ou physiques porteurs de sens en soi qui pouvaient émouvoir et instiguer l’intellect ; la capacité à toujours interroger, à ne jamais accepter complètement ce qui semble évident dans l’aspect de l’univers. Le besoin, surtout, de continuer, envers et contre-tout, d’aller de l’avant, de s’attacher, de s’émerveiller, de découvrir, d’apprendre, de surmonter… Des concepts aussi rares et précieux que des liquides assez abondants pour emporter tout sur leur passage. Si seulement les rhomboïdes pouvaient connaître tout cela ! Il fallait qu’il leur dise… 

Mais avant cela il devait dire au visiteur qu’il comprenait. Car la dernière série de séquences langagières lui avait montré les gestes pour exprimer ce constat liminal : j’ai compris. Il devait le faire, il devait lui dire qu’eux les rhomboïdes n’avaient pas cette variété bouleversante, qu’ils n’avaient pas cette capacité chaotique mais qu’ils n’avaient pas non plus cette potentialité transcendantale… Il voulait aussi lui dire qu’il voulait éprouver ce sentiment d’attachement emportant dans l’oubli de soi, qu’il éprouvait le désir de créer quelque chose de beau à laisser dans l’univers et qui lui survivrait s’il venait à disparaître, qu’il voulait ne plus rien prendre pour acquis et interroger jusqu’aux équilatères fondant ses pensées, que surtout il voulait encore tant avancer, que lui et le visiteur ils pourraient le faire ensemble, que… Qu’il fallait qu’il reste !!! Qu’ils pourraient lui créer un habitat viable et qu’ensemble ils pourraient apprendre tellement plus, atteindre un niveau d’harmonie absolument inégalé… 

Cependant, encore une fois, le visiteur revint avec une nouvelle série fébrile, qui fut cependant plus courte que les fois précédentes. À la fin de celle-ci, au lieu de retourner à son appareil, il attendit devant le pyramidion, laissant à son intellect un peu plus exercé le loisir de comprendre presque en direct. Ce qu’il comprit en premier le peina profondément : le visiteur devait repartir, car leur vaisseau n’avait plus assez de combustible pour rester en orbite autour de leur monde… Si seulement les rhomboïdes avaient le temps de gratifier le visiteur d’un propulseur de leur invention… 

Mais il y eut une chose supplémentaire, de plus inquiétante mais aussi de plus motivante dans cette dernière adresse à leur égard. Le visiteur les mettait en garde : si des bipèdes de la troisième orbe revenait, car ce visiteur-ci ne reviendrait jamais, alors… « Ne nous laissez pas revenir. Que cela soit intentionnel ou non, nous finirons par vous détruire. » Et il se tenait encore immobile, sans doute aussi bouleversé que lui, peut-être à attendre une brève réponse… 

Il fit aussi rapidement qu’il put pour reproduire les gestes déterminés, ne sachant absolument pas combien de temps le visiteur resterait encore. Laborieusement et maladroitement, quoi qu’avec autant d’application qu’il put, le rhomboïde de glace rêvant aux êtres de chaleur répondit au visiteur, en toute sincérité : Je comprends, oui.

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