L’Ultime Caprice de Koos

Koos Van der Knaap était un pauvre homme qui avait connu trop de contrariétés indues et injustes. Pas pauvre au sens propre évidemment, puisqu’il était certains jours l’homme le plus riche du système solaire, selon les fluctuations du néo-dollar et des bourses terrestres, sélènes et vénusiennes ; pauvre au sens figuré, par contre, était pour lui, ou plutôt d’après lui, le meilleur mot pour le décrire. 

Lui qui avait tant fait pour l’humanité, à travers son réseau social TwootZ, sa corporation bancaire BoonkZ, sa marque de véhicules terrestres VooltZ, son consortium immobilier HoomZ et surtout sa compagnie de transport spatial OorbitZ, il recevait rarement la reconnaissance qu’il estimait devoir recevoir, avec toute son humilité. Oh bien sûr il y avait ceux qui lui étaient acquis, ses employés bien sûr, les hôtes de ses enclaves et ses admirateurs convaincus, mais aussi vocale qu’elle fut ce n’était qu’une petite partie de l’humanité. Il y avait tous les autres, qui le traitaient de parvenu sans génie ni intelligence et allaient même jusqu’à clamer que ses projets causaient plus de gâchis et même de danger que quoi que ce soit d’autre. Malgré toute cette ingratitude, Koos Van der Knaap se préparait à gratifier l’humanité d’une chose encore plus extraordinaire.

Il avait eu l’inspiration avant même de mener à terme son précédent projet ; Koos était comme cela, les idées lui venaient, émergences géniales spontanées. Il avait su alors que tout ce qu’ils qualifiaient de stations orbitales géantes n’en étaient pas vraiment, et il avait chargé ses ingénieurs de construire un habitat spatial encore plus grand que ce qui existait déjà. Le projet Starbubble serait un triomphe plus grand encore que tout ce qu’il avait déjà accompli : si avec ça tout le monde, jusqu’au plus déshérité des gosses de bidonville, ne chantait pas ses louanges, alors l’humanité ne méritait pas d’approcher d’autres étoiles… Ou de profiter de ses merveilles.

Voilà qui était une pensée réconfortante, éminemment réconfortante… 

« — Monsieur Van Der Knaap… »

Son visage rendu marmoréen par les micro-implants se détourna de la baie vitrée derrière laquelle se montait la cale modulaire de Starbubble ; il dut se forcer à sourire, non pas parce qu’il n’en avait pas envie mais parce que l’apparence de l’éternelle jeunesse était à ce prix. 

« — Allons Cassie, je t’ai déjà dit mille fois de m’appeler par mon prénom. Viens, joins-toi à moi. » Et il tendit la main à la jeune femme, qui avança craintivement jusqu’à son niveau dans le salon d’observation de son yacht spatial, le KooZ. « Ne trouves-tu pas le spectacle magnifique ? »

« — Si Monsieur- Koos, pardon. C’est un projet absolument incroyable. Le futur de l’humanité, vraiment. »

Il contracta ses zygomatiques encore davantage pour lui témoigner son appréciation ; ce grand sourire, avec ses dents d’émail artificiel qu’aucun feu nucléaire ne pourrait consumer, son menton sculpté au micron près, son cuir chevelu réimplanté pour ne jamais se clairsemer avant la fin de toutes réactions chimiques organiques… Pas étonnant que face à une telle beauté tournée vers elle en reconnaissance, la jeune Cassie sembla troublée. Il fallait la ménager. 

« — Que montrent les rapports de la construction Cassie ? »

« — La cale sera prête pour l’assemblage du moyeu de Starbubble dans six mois, les contraintes horaires font leur effet. » Elle avait soigneusement évité les termes « plaintes du personnel » et surtout « retard ». 

Se sentant particulièrement magnanime, il décida d’amener un sujet qui lui tenait à cœur, à elle. 

« — Tu as pu effectuer ta transmission hebdomadaire vers le Starliner ma petite Cassie ? » C’était leur petit secret, celui du véritable destin, ou plutôt de l’inconnu du destin du Starliner, le précédent grand projet de Koos Van der Knaap. 

« — Justement… À ce sujet… Notre version officielle, comme quoi Starliner avait pour mission secrète de quitter le système solaire une fois ses confins atteints… Cette explication de sa disparition va être difficile à maintenir dans les mois à venir… »

Une tournure chaloupée, évitant au maximum tout terme contrariant, mais qui ne cachait pas pour autant le fait que, en ce point, la réalité ne se pliait pas aux désidératas de Koos Van der Knaap. Il ne pouvait cependant pas s’énerver : c’était Cassie, sa meilleure assistante, à qui il faisait plus confiance qu’à ses cinq fils restants, la première personne à lui avoir inspiré autant de pitié après que… 

« — Koos… Vous ne voulez pas que je vous dise immédiatement de quoi il en retourne ? » Elle savait parfaitement qu’il avait parfois besoin de temps pour encaisser les contrariétés. Bonne petite. 

« — Non Cassie, dis-moi tout. » La jeune femme prit une profonde inspiration. Le sujet devait encore plus la troubler que lui… Pour un peu il aurait presque pu aussi la gratifier de ce « pauvre » adjectif !

« — Le Starliner semble être de retour. Pendant un contrôle de routine, l’un de nos télescopes orbitaux secrets a repéré la signature d’une de ses plaques holographiques. C’était il y a deux heures. »

« — Très bonne idée ces plaques holographiques ! Je me souviens d’avoir fait livré une VooltZ Summit à l’ingénieur qui a eu l’idée… Rappelle-moi comment ça marche. » Il était sincère : sans le reconnaître ni le réaliser, il avait de plus en plus d’oublis de ce genre. 

« — C’est un dispositif polarisé multi-couches qui provoque un miroitement très particulier et quasi-indétectable par les engins d’observation n’ayant pas d’algorithmes dédiés. Un système simple mais pratique pour garder discrète certaines opérations et liaisons de OorbitZ. »

« — Ah oui… Oui… Et l’un de nos télescopes aurait repéré ceux du Starliner. Mais… Cela fait… huit ans que nous n’avons plus aucun signe du Starliner. »

« — Neuf. Depuis ce matin, cela fait neuf ans. Mais il semble sur le point de revenir. Enfin « revenir » est un bien grand mot, sans autre changement de sa trajectoire et de sa vitesse le vaisseau se satellisera autour de Saturne dans sept mois. »

« — Il n’utilise donc pas ses propulseurs ? Non, s’il l’avait fait nous l’aurions repéré plus tôt… et d’autres l’auraient vu. Des signaux radios à faisceau étroit venant de lui ? Tu lui as envoyé quelque chose ? »

« — Aucun des satellites TwootZ avec lesquels le vaisseau communiquait à l’époque n’a reçu quoi que ce soit. J’ai envoyé mon signal hebdomadaire dans sa direction et il devrait l’avoir reçu au moment où nous parlons… Mais je n’aurai pas de réponse avant encore deux heures, si j’en reçois une. »

Koos Van der Knaap croisa les mains dans son dos. Voilà qui était problématique : si d’autres personnes venaient à savoir que le vaisseau revenait, sa réputation de grandeur, de contrôle surtout, serait sérieusement écornée. Sans compter que cela ravivait les contrariétés qu’il avait éprouvé lorsque le Starliner avait cessé d’émettre, disparaissant avec tous ces gens qu’il avait élevé en leur confiant cette mission, y compris son premier fils… Il y avait un mot et une pitié pour les enfants abandonnés par leurs parents, mais aucune pour les pauvres parents abandonnés par leur enfant.

« — Cassie. Je ne veux pas savoir le pourquoi du comment sur la disparition du Starliner. Je ne vois personne d’autre que toi pour le faire disparaître. Au passage, tu as bien sûr ma bénédiction pour enquêter sur ce qui est arrivé à ta mère. »

Monsieur est trop bon. Cassie Williamson s’inclina et repartit immédiatement. Enfin, elle saurait peut-être ce qu’il était advenu de la timonière du Starliner, Grace Williamson.

 

•••

 

Seize semaines s’étaient écoulées depuis que Cassie avait quitté le KooZ, stationné au point de Lagrange L2 du système Terre-Lune, à bord du plus rapide vaisseau de la flotte OorbitZ, l’admirablement nommé Klein SterrootZ. Seize semaines durant lesquelles elle avait fait le voyage absolument seule en direction de Saturne. 

Cela n’avait pas été difficile : Cassie était d’un naturel solitaire et la médiathèque et la ludothèque du bord satisfaisaient tous ses besoins de distraction au cours de ce morne voyage. En plus, elle connaissait parfaitement la navigation spatiale, mieux encore que Koos Van der Knaap (ce qui n’était pas difficile, malgré la haute opinion qu’il avait de ses propres connaissances). Enfin et surtout, elle pouvait enfin s’éloigner pour la première fois depuis des années du milliardaire mégalomane aux projets foireux. 

Elle n’avait guère plus d’espoir avant que le télescope ne retrouve la trace du Starliner… À présent, toutes ces humiliations qu’elle avait accepté de s’infliger allaient peut-être donner quelque chose : elle trouverait sans doute des réponses à certaines des questions qui la taraudaient encore, et elle pourrait peut-être trouver un moyen de faire la paix avec elle-même. Cassie n’avait rien dit à ses frères, ni aux parents de Deekshith Kumar, ni aux membres du culte auquel appartenait Success Gift « Sip » Abara, ni aux amis de May Magnolia, ni aux fans encore innombrables d’Azissia Mega… À aucune des personnes qu’elle avait convié à envoyer des messages avec elle au fil des années dans l’espoir que ces transmissions convainquent les membres d’équipage du Starliner de revenir, quel que soit l’endroit où ils se terraient et quelle que fut la raison de ce non-retour. Peut-être après avoir trouvé quelque chose… 

Votre Grandeur, nous nous trouvons désormais assez près pour que le Starliner apparaissent plus gros qu’un simple pixel sur nos écrans. Cela pourrait-il vous faire jouir de l’afficher à l’écran ? Encore l’une de ces générations textuelles dont Koos avait le secret et qui venait interrompre son film. Cassie ferma la fenêtre du message et reprit la lecture du drame sordide mal joué et mal écrit. Cela ressemblait un peu à la fin de son adolescence : un père loser sombrant dans l’alcoolisme après que sa femme l’ait quitté, une gamine condamnée à gérer la famille avant de se faire prendre en pitié par un homme riche et influent qui pensait pouvoir la modeler à sa guise. Enfin, Koos se croyait si extraordinairement bon et vertueux qu’il n’avait jamais abusé sexuellement d’elle, il avait eu l’immense finesse de le clamer plus d’une fois. Cassie se renfonça dans son siège : plus que quelques heures tout au plus avant que toute vertu clamée cesse d’importer.

Le film se termina sur le meurtre de l’homme riche et influent et le sauvetage par un autre homme riche et influent, supposé meilleur. En tout cas, l’acteur était effectivement sexy, mais Cassie avait d’autres plans pour sa propre existence une fois que tout cela aurait vraiment avancé. Quelque chose de plus original, et de plus distrayant. Mais il fallait aussi que le Starliner tienne ses promesses. 

La jeune femme défit les sangles de son siège, se lava avec des lingettes dédiées, prit son diner sans s’empêcher de laisser un peu de sa nourriture flotter en apesanteur pour s’amuser et programma un minuteur de sept heures pour s’accorder une dernière bonne nuit avant les inconnus de la résolution. 

Lorsque l’alarme la réveilla, Cassie pressa le bouton qu’elle avait préprogrammé sur ses accès personnels afin de faire passer le Klein SterrootZ en mode sans échange, l’empêchant d’envoyer des signaux pour aussi longtemps qu’elle le voudrait. Elle réfléchit une minute entière à son acte, puis s’exclama : 

« — Ordinateur, ouvre l’image du vaisseau. Fais voir ce qu’on a. » 

Le vaisseau qui s’afficha à l’écran avait bien la silhouette du Starliner mais… Son revêtement blanc avait noirci, c’était la première chose qui frappait en le voyant. Un zoom prononcé permit de distinguer que la coque externe avait à présent une texture rugueuse et inégale, comme si l’énorme engin était passé de façon répétée à l’intérieur d’un nuage de débris surchauffés. C’était raccord avec les toutes dernières données émises par l’équipage, indiquant que leur destination, Chioné la si lointaine, s’avérait entourée d’un tore de radiations ionisées. Alors ils l’avaient au moins atteinte… Autre indice en ce sens, le fait que le module d’atterrissage et les navettes laissaient de grands espaces vides sur les flancs réservés à la charge utile sur le Starliner. Ils étaient peut-être bien descendus sur cette planète dont plus personne ou presque ne trouvait à se soucier. 

Cassie en était là de ses observations lorsqu’elle réalisa l’énormité qu’elle avait manqué : le vaisseau n’était pas dans le bon sens. Bien évidemment toute direction est arbitraire, surtout dans l’espace, mais il fallait bien orienter ses tuyères de propulsion avec intelligence selon la destination que l’on voulait atteindre en ligne droite ou presque ; et cela, pour accélérer comme pour décélérer. Dans l’espace, une fois la vitesse voulue atteinte, on pouvait couper sa propulsion et se laisser filer puisque rien ou presque ne venait vous ralentir (sauf un impact contre un corps plus grand, cas finalement rare) ; mais cela signifiait aussi qu’il fallait relancer ses propulseurs dans le sens opposé à son avancée pour pouvoir ralentir une fois à destination. En général, que l’on veuille faire un trajet express vers Mars ou Neptune, il fallait se plier à une décélération de durée à peu près égale à celle de l’accélération, et la durée du voyage était inféodée à la poussée que pouvait fournir un propulseur en un minimum de temps. Le Starliner, avec son propulseur ultra-puissant, avait cherché à presser un peu les choses, sans pour autant les révolutionner. Sauf qu’à ce moment, l’ex-fierté et nouvelle honte indicible de Koos allait à l’encontre du principe de base des voyages spatiaux en ligne droite : son propulseur n’était pas tourné vers Saturne mais dans l’autre sens… 

Et pourtant, pour revenir des confins du système solaire en moins de plusieurs siècles, il avait dû ralentir en revenant entre les géantes gazeuses… Cassie étrécit ses paupières : elle et son propre vaisseau devait être à encore plusieurs kilomètres du Starliner, mais il y avait quelque chose de… Elle ferma les yeux une minute entière et les rouvrit pour fixer le moniteur. Non, ce ne devait pas être une hallucination de sa part ou l’effet d’une quelconque rémanence. Il y avait bien quelque chose tout autour du vieux fleuron perdu, quelque chose à la limite du spectre visible. Le Klein SterrootZ n’était pas un vaisseau d’exploration ou d’étude scientifique, mais il disposait tout de même d’optiques infrarouges et d’un spectrographe basique. Cassie fit analyser l’image qu’elle avait du Starliner par ces instruments. Bingo : les derniers… croisillons à six branches de ce qui avait dû être une grande trame fractale se détachaient sur le fond infrarouge de l’espace. Cette structure qui avait enchâssé le vaisseau devait être excessivement froide… et incroyablement volatile : elle achevait de se sublimer, même dans cette région déjà bien froide. Avec sa forme de coupelle, la structure semblait destinée à libérer son exhaustion gazeuse en direction du Soleil. Si sa taille et sa densité avaient été bien plus élevées, ce pouvait être ce mécanisme qui avait ralenti le vaisseau dans les dernières étapes de ce mystérieux voyage. 

Cassie laissa les appareils pousser leurs analyses tout en réfléchissant. C’était un mécanisme à la fois incroyablement simple et hors de portée des humains ; quelle glace pouvait se sublimer aussi facilement même à cette distance du Soleil, celle de l’hydrogène peut-être ? Jamais aucun humain n’avait pu en produire en très grandes quantités, encore moins la sculpter en une structure géométriquement efficiente. De toute évidence, comme certains théoriciens du complot l’avaient suspecté à l’époque, le Starliner était tombé sur quelque chose de totalement inattendu tout là-bas dans le voisinage de Chioné… Et bientôt il n’y aurait plus d’autre preuve car cette coquille de décélération pour le voisinage de Saturne aurait entièrement disparu dans les heures à venir, voire même plus tôt encore. Bon, c’était très intéressant, mais ce n’était pas cela qui intéressait le plus Cassie. 

La jeune femme initia la phase d’amarrage du Klein SterrootZ avec le Starliner ; les systèmes de sas des deux spationefs étaient parfaitement compatibles et celui de son vaisseau disposait en plus d’un compartiment télescopique idéal pour ne pas placer les deux engins trop près l’un de l’autre. En même temps, elle vérifia une dernière fois les pare-feu de son ordinateur ; il allait falloir inspecter les contenus des systèmes informatiques de l’épave et même si elle croyait moyennement que des extraterrestres soient jamais capables de manipuler les systèmes d’exploitation mal programmés des entreprises de Koos Van der Knaap, on était jamais trop prudent. Après tout, les membres d’équipages du Starliner eux-mêmes pouvaient avoir fait de leur ancien vaisseau une bombe à retardement informatique… Ou une bombe à retardement tout court. 

« — Ordinateur, interrompt la phase d’approche lorsque les sas seront alignés. Ne les connecte pas encore et envoie d’abord un de tes nano-drones à bord du Starliner. » 

Les scanners divers du Klein SterrootZ ne montraient aucun changement de densité à l’intérieur du Starliner par rapport à son état au lancement et n’y décelait pas non plus d’élément exotique, mais on n’était jamais trop prudent. Le drone spatial sortit de sa petite soute et, avec ses clés spéciales habituellement dévolues à l’entretien de son vaisseau-mère, put s’immiscer à bord du vaisseau revenu de loin. Les observations en mode textuel se mirent à défiler à l’écran : le vaisseau perdu n’avait pas subi de dommages structurels qu’ils soient importants ou mineurs et aucun dispositif intriguant ne se trouvait à bord. C’était tout ce que le scanner rudimentaire et la caméra encore plus limitée du petit drone pouvait lui apporter. Finalement, Cassie connecta les deux vaisseaux et laissa les ordinateurs se connecter. Temps écoulé depuis l’approche du Starliner : trois heures ; temps estimé avant possible lecture de ses fichiers informatiques : huit heures. Bon, c’était suffisant pour faire un passage à son bord. 

Cassie se rendit au vestiaire et enfila une combinaison de sortie. Ce qu’elle aurait fait même si le système d’égalisation atmosphérique de son côté n’avait pas indiqué que le Starliner était dénué d’air. Elle s’engagea dans la pièce, la referma et laissa l’atmosphère en être extraite. 

« — Vaisseau, prends bien le temps d’analyser les systèmes informatiques du Starliner ou ce qu’il en reste. Moi en attendant je me lance dans l’exploration visuelle et physique de l’épave. Préviens-moi quand tu arrives à une quelconque conclusion. Reste sur du vocal et épargne-moi toute sensiblerie ou tentative de blague. »

Les voyants lumineux se mirent à tournoyer et la porte devant elle coulissa lentement. Le lourd sas encastré du Starliner avait été laissé complètement béant, ses deux portes entièrement ouvertes, ce qui n’aurait jamais dû se produire, même sur un appareil à la conception aussi bâclée que celles que produisaient les entreprises de Koos Van der Knaap. Quelqu’un ou quelque chose avait dû déglinguer les verins différentiels des portes, qui en temps normal empêchaient que les deux soient ouvertes simultanément. 

Cassie alluma sa lampe frontale : il faisait très sombre à l’intérieur du Starliner. Très sombre, mais plus complètement noir maintenant que le faisceau de sa lampe illuminait l’intérieur de la spationef ; des sortes de paillettes suspendues dans les pièces réfractaient la lumière comme autant de kaléidoscopes moirés enchanteurs, mélancoliques et vaguement inquiétants. La jeune femme lança une brève analyse avec le spectrographe rudimentaire qui équipait son gantelet : cette sorte de poussière cristalline semblait se composer de glaces exotiques, mais il était impossible de s’avancer plus à leur sujet. Dans tous les cas, il devait faire un froid terrible à bord pour que ces éléments rapidement instables puissent rester solides, bien plus froid qu’à l’extérieur du vaisseau. 

La jeune femme poursuivit son chemin. Au début, le renfrognement de l’adolescence et le sentiment d’abandon lui avait fait rejeter les appels et les communications de Grace Williamson… Mais quand le contact avait été définitivement perdu (et quand Koos l’avait sortie du marasme familial) elle avait lu avidement au sujet de la configuration interne du Starliner et l’avait même arpenté bien des fois au travers de simulation en réalité virtuelle. Elle était donc plus familière du vaisseau que ne devaient l’être ses membres d’équipage juste après leur embarquement à l’issue de leur sélection précipitée. La jeune femme s’engagea dans la coursive menant au tunnel central avec une assurance que sa mère aurait pu qualifié d’arrogante à l’époque. 

Cassie n’avait jamais ressenti de grande proximité émotionnelle avec sa mère : Grace Williamson s’était toujours montrée méthodique, dirigiste et froide avec ses enfants. Comme si elle avait fait ce qu’elle avait à faire, comme si elle n’avait pas le droit d’exprimer autre chose, comme si elle n’était jamais vraiment arrivée à les aimer, comme si elle ne croyait pas qu’il pouvait exister une autre façon de vivre que celle qui avait été la sienne jusqu’à… Cassie repensa au cas de J-M-L-K-N-O-W-1212, le fils ainé de Koos Van der Knaap, qui avait tant fait pour tenter de satisfaire ce père l’ayant affublé du prénom le plus stupide de tous les temps (maigre consolation, ses cadets n’avaient pas été beaucoup mieux lotis). Moins charismatique (et manipulateur) que son géniteur, le jeune homme avait trouvé une autre voie durant le long voyage historique de stupidité… Koos avait dit plus d’une fois trouver plus de réconfort dans la disparition de son fils que dans la continuation de l’exposition médiatique l’ayant « altéré ». Le voyage avait aussi altéré Grace Williamson : d’épouse effacée, elle était passée à femme psychologiquement indépendante et volontaire à travers un podcast dont sa fille avait écouté tous les épisodes… Sans y trouver les réponses voulues. 

La jeune femme s’engagea dans le tunnel central du vaisseau et explora la pièce à son sommet. La passerelle était en parfait état, sans aucune dégradation à signaler. Certains voyants étaient encore allumés, indiquant que certains systèmes avaient survécu sans se faire griller à ce qui avait noirci et rongé la coque. Cassie alluma quelques écrans encore en état de marche ; sur un peu plus de la moitié d’entre eux, l’image était relativement claire, même si ce n’était généralement que pour afficher des messages d’erreur extrêmement basiques. Si ce n’était pas autre chose, les radiations avaient effacé une majorité des données disponibles, y compris celles liées aux systèmes d’exploitation du vaisseau. Cassie dut bidouiller un peu les commandes les plus élémentaires, celles issues des circuits gravés de secours, pour en extraire une donnée intéressante : le Starliner avait encore une partie de son carburant d’origine. En quantités qui auraient dû être suffisantes pour revenir vers la Terre en moins de deux ans… Alors pourquoi… D’autres manipulations lui permirent de rétablir l’éclairage sur une partie du vaisseau, et elle reprit sa route.

Bizarrement, avec les lumières blafardes, le vaisseau donnait encore plus l’impression d’une maison hantée. Heureusement pour elle, Cassie n’avait jamais eu peur des fantômes. Elle explora une à une les cabines, assez peu surprise de les trouver toutes méticuleusement vidées de tout effet personnel ou même usuel, à deux exceptions près. Dans la cabine de Sangsue-de-Vie flottait un flacon de gélules, que Cassie décida de récupérer afin de les faire analyser par curiosité, et dans celle de Codriche Grossu avait été attaché au mur un sachet rempli d’air et de graines racornies et couvertes de givre, qu’elle saisit également avec force précaution. Autrement, rien : pas de vêtements, pas de produits hygiéniques, pas de livres, d’objets de travaux manuels, de petits appareils électroniques… C’était comme si les membres d’équipage du Starliner avaient simplement déménagé sans presque rien laisser derrière eux. 

Prise d’une intuition, Cassie entama son exploration du reste du vaisseau en passant par le module de culture algale et la serre. Elle ne put qu’y faire le même constat : tout avait été méthodiquement vidé. Toutes les plantes mais aussi toute la terre et toute l’eau avaient disparu. Plus remarquable encore, chaque surface était étincelante, comme si elle avait été nettoyée de toute trace organique. Elle explora aussi l’atelier, dont les combinaisons et tous les instruments d’exploration planétaire avaient disparu, et la baie d’observation, pièce également vide et particulièrement… propre. Le mystère s’épaississait sans inquiéter Cassie : elle était trop caustique pour s’imaginer quoi que ce soit, et l’absence quasi-totale d’indices ne l’aidait pas non plus à s’effrayer. Cependant elle n’avait pas encore ses réponses… 

« — Ordinateur du Klein SterrootZ. Tu as pu tirer quoi que ce soit ? »

« — Les systèmes périphériques ne me donnent rien de plus que ce que vous avez pu récupérer en passant dans le poste de pilotage. Le noyau informatique contient peut-être un peu plus de données exploitables, mais les connexions physiques y menant sont peut-être endommagées, car je ne peux pas y accéder. »

« — J’y vais de mon côté et je branche mon micro-terminal dessus pour que tu puisses l’inspecter en profondeur. » Ce qu’elle fit rapidement en passant dans la partie « basse » du tunnel central.

Cassie laissa plusieurs minutes à son ordinateur, regardant ses barres de chargements et de calculs se remplir et se vider sur le moniteur de son micro-terminal.

« — Et maintenant, qu’est-ce que ça te donne ? »

« — Les résultats sont assez étranges. L’essentiel des fichiers de stockage ont été supprimé manuellement par le biais d’un piratage qui n’a pu être effectué que par J-M-L-K-N-O-W-1212, mais l’historique des opérations de calculs et d’analyse reste disponible. Voulez-vous que je vous en parle ? »

« — Non. Je n’ai plus rien à trouver ici, je reviens sur le Klein SterrootZ et je regarde ça moi-même. Essaie juste de tout m’afficher d’une façon qui fasse sens. »

De retour sur son vaisseau en comparaison si douillet et chaleureux, Cassie se gratifia d’un bon repas et se lava à nouveau. Enfin, ayant flotté jusque dans son salon, elle saisit la grande surface d’une tablette, se sangla à un mur-siège et consulta le compte-rendu de son ordinateur en aspirant le contenu bien chaud d’une auto-poche à thé. Les horodatages étaient corrompus, empêchant de déterminer la date et l’heure des opérations informatiques tout comme les intervalles de temps entre elles, mais elles étaient apparemment dans leur ordre d’origine. 

Il y avait d’abord des calculs compliqués pour adopter ce qui semblait être une orbite elliptique autour d’un grand corps planétaire. L’approche de Chioné. Encore des calculs concernant la descente d’une masse donnée vers des coordonnées précises du corps planétaire. La descente du module vers la planète… Mais quelque chose était bizarre : le module paraissait très léger dans ces calculs : l’avait-il fait descendre avec une seule et unique personne ? On trouvait ensuite des traces d’analyses spectrographiques portant sur des hydrocarbures complexes qui auraient fait saliver d’envie tous les chimistes cherchant désespérément à s’attirer les bonnes grâces de Koos. Cassie pensa déjà comprendre, mais la suite apporta des éléments plus étonnants. 

Apparemment un programme « non certifié », peut-être mis au point par Deekshith, avait ensuite été utilisé pour établir des équivalences de formulations mathématiques, physiques et chimiques à partir de milliers de fichiers photographiques. Quel dommage qu’aucune de ces photos ne soit plus disponible… De toute évidence, la personne descendue sur Chioné y avait au moins trouvé un objet contenant des savoirs intelligibles. Des choses apparemment aussi compliquées que les formules basiques de la chimie organique, si Cassie lisait correctement les rapports informatiques, car autant ses compétences en codage restaient inégalées autant ses connaissances de biologie étaient très limitées. Il y avait également des traces d’un proto-programme d’analyse de symboles, peut-être de linguistique, développé sur le tas pour lire des séries d’immenses vidéos qui avaient chacune duré des dizaines d’heures. Là aussi, Cassie regretta de ne pas avoir accès à ces fichiers. Ils avaient vraiment trouvé quelque chose là-bas… 

Quelque chose qui les avait impressionnés, passionnés, fascinés mais aussi émus au point de leur faire lancer une dernière série de calculs à l’ordinateur du Starliner. Les ultimes traces d’équations restantes dans ses systèmes étaient des simulations de ce qui se passerait si le vaisseau était lancé au maximum de sa vélocité possible, avec ce qui lui restait de carburant, vers la Terre. Par curiosité, Cassie lança cette expérience de pensée sur l’ordinateur du Klein SterrootZ, qui lui apprit qu’un impact de ce genre provoquerait une explosion plus grande encore que celle ayant causé l’extinction des dinosaures : la civilisation humaine sur Terre aurait peut-être disparu, mais les populations de la Lune, de Vénus, de Mars, de Mercure, de la ceinture, des lunes galiléennes, de Japet, de Caelus et des centaures auraient survécu. C’était peut-être cela, au moins autant que des scrupules à l’idée de tuer leurs proches restés sur la planète-mère, qui les avait empêchés de mener leur projet à exécution. Sans compter que cela aurait aussi sans doute provoqué une paranoïa délétère à l’encontre de Chioné… Ils avaient donc fait le choix de se murer dans le silence. Mais pourquoi renvoyer le vaisseau ? Ils avaient pourtant dû deviner que Koos Van der Knaap ne voudrait pas perdre la face…  

« — Il y a bien un fichier lisible dans le reliquat de données. » lui annonça son ordinateur. « Il s’agit d’un fichier de type image qui a été spécifiquement titré : « À l’intention de ce cher Koos ». Voulez-vous l’ouvrir ? »

« — Oui, vas-y. »

À l’exception de quelques pixels roses épars, l’image était parfaitement claire : huit doigts d’honneur qui se bousculaient devant l’objectif. Cassie reconnut les mains de chacun des membres du groupe, surtout celle qui, sur son annulaire, portait encore la trace d’une alliance portée pendant des années et enlevée seulement quelques semaines ou mois plus tôt. La jeune femme sourit : elle avait enfin sa réponse.

 

•••

 

Cassie ressentait encore un peu les effets de la pilule de Sangsue-de-Vie ; elle avait bien entendu analysé les cachets pour s’assurer que leur séjour dans l’espace ne les avait altérés au point de les rendre toxiques… ou inopérants. L’expérience avait été intéressante et l’avait aidé à s’éclaircir l’esprit. Elle scrutait à présent le sachet de graines laissées par Codriche : des pignons de pin noir nain de Roumanie. Il faudrait qu’elle essaie de les planter dans sa serre pendant la suite de son voyage.

La jeune femme baissa les yeux vers son écran ; le Starliner s’éloignait, poussé par ses propulseurs rallumés. Sans le moindre système d’intelligence artificielle viable, il n’avait aucune chance de se retourner au milieu de son ultime trajet, ni même de couper ses machines avant que son carburant soit épuisé. Cassie avait recyclé la série de calculs qu’elle avait trouvé à son bord, bricolant ce qu’il lui restait de matériel informatique viable pour le lancer à distance sur une trajectoire légèrement différente. Il ne s’écraserait pas sur Terre, non : il irait percuter le dock de Starbubble dans très exactement six mois, quatorze jours, vingt heures, trente minutes et quarante secondes. 

Elle avait fait plusieurs longues sorties en combinaison pour arracher les plaques holographiques du Starliner et, avec sa nouvelle livrée sombre, il ne serait probablement repéré que quelques heures avant l’impact. Suffisant pour des mesures d’évacuation du personnel, mais pas pour empêcher la catastrophe. Les milliards de tonnes du projet mégalomaniaque se briseraient en billions de débris qui enfermeraient la Terre et la Lune dans une nuée de poussières métalliques acérées qui rendraient impossible tout voyage spatial pendant peut-être plus longtemps encore que n’avaient duré les siècles obscurs ; même la navigation spatiale dans l’ensemble du système solaire interne et peut-être même dans sa portion externe deviendrait dangereuse pour au moins un millénaire. La fortune entière de Koos Van der Knaap partirait en paillettes scintillantes autour de la Terre et, pire encore pour lui, sa réputation serait tout aussi désintégrée, puisque des gens déduiraient facilement ce qui s’était passé.

Et il ne mériterait même pas encore le qualificatif de « pauvre homme » dont il aimait se parer. Après tout c’était lui qui avait demandé à en finir définitivement avec le Starliner. Et c’était aussi lui qui lui avait trouvé ce nom en quelque sorte prémonitoire. Même si quelqu’un, y compris ses idiots ingrats de frères, comprenaient le rôle de Cassie dans cette affaire, la responsabilité reviendrait à Koos, Koos qui avait toujours rêvé de changer le destin de l’humanité. Souhait, ou plutôt caprice, accompli de façon spectaculaire. 

Cassie alluma les propulseurs du Klein SterrootZ, qu’elle avait déjà renommé Tusgaar Togtnol, y compris dans son manifeste électronique réputé inaltérable. Peut-être que sa mère reconnaîtrait ce mot, la traduction mongole classique de « Indépendance », et si c’était le cas elle comprendrait immédiatement. Cassie avait un peu plus de deux années de trajet pour parvenir jusqu’à Chioné ; deux années qui n’appartiendraient qu’à elle, pour se retrouver. Maintenant qu’elle arrivait à respecter et à admirer sa mère, Cassie voulait aussi pouvoir s’admirer elle-même, prendre le contrôle de son destin, penser à elle-même tout en faisant quelque chose d’absolument incroyable. La poussée ramena une illusion de gravité à bord du Tusgaar Togtnol et Cassie sourit, apaisée, amusée mais aussi impatiente.

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