« — Je suis prête. »

May Magnolia ne s’était jamais sentie aussi peu prête pour quoi que ce fut. Ni pour sa candidature pour le voyage du Starliner, ni pour sa soutenance de thèse, ni pour sa toute première soirée-spectacle drag, ni pour son bal de promo, ni pour son coming-out à son père adoré… Son cœur était comprimé dans sa poitrine, sa gorge serrée, sa tête prête à exploser.

« — Ça va bien se passer ! » l’encouragea Codriche à travers son oreillette.

« — Tu es la personne la mieux formée pour ça. De tous les temps. » ajouta Sip par le biais de la transmission crachotante.

Personne n’avait jamais été formé pour ça, toutes et tous le savaient. Rien ne pouvait former quiconque à…

« — Bon, on refait une dernière fois le tour de ton matériel et de tes priorités. » Grace était plus tendue que les autres, mais toute aussi excitée.

« — Tu as le module DreamNine pour toi toute seule, un rover pressurisé, deux combinaisons qu’on a toutes les deux adaptées à ta taille. On a réduit par deux la taille de la culture algale embarquée mais ça te fera quand même quatre fois plus d’oxygène que nécessaire pour le temps sur place… On a divisé par quatre le stock de nourriture mais ça fait quand même deux fois de quoi couvrir tes besoins… » lista Exposant-Douze.

« — J’ai refait tous les calculs May… » s’immisça Deekshith. « Avec le poids gagné par tout ce qu’on a pu enlever, tu pourras revenir sur le Starliner à n’importe quel moment ou presque de son orbite, le rendez-vous orbital ne sera pas dur à effectuer. »

« — Juste, oublie pas de rentrer, okay ? » Azissia retrouva immédiatement son nouveau sérieux : « On ne sera en liaison radio correcte que dix-huit pour-cent du temps, mais avec un cycle précis. Garde les sorties extra-véhiculaires pour quand on est en ligne qu’on puisse t’aider un maximum. »

« — L’univers te verra. » lâcha mystérieusement Sangsue, avant de reprendre plus prosaïquement : « Surtout, profite à fond ! »

May Magnolia releva la tête de ses écrans, son attention attirée par l’ample mouvement à travers les hublots du module ; sous le Soleil réduit à une grosse étoile presque anonyme, Chioné se « levait ». C’était en fait le mouvement du Starliner, sur sa longue orbite elliptique, qui donnait cette illusion. Encore une dizaine de rotations à corrections multiples de ce type, peut-être quinze s’ils faisaient bien attention, et leur vaisseau n’auraient plus assez de carburant pour revenir vers le système solaire interne en moins de quatre ans. Ce qui ne leur laissait que trois petites semaines sur place. Si le module de descente avait été chargé à plein, avec l’équipe de six prévues à l’origine, leurs combinaisons et leurs rations, la culture algale complète et les trois rovers, il aurait été très difficile, presque impossible, de le ramener au vaisseau avec des paramètres de lancement et de rendez-vous pareils. C’était la ceinture de radiations de la planète, non-détectée jusqu’à l’approche, qui les contraignait à des mesures aussi drastiques… et précaires.
Elle essaya de repérer le site d’atterrissage prévu, légèrement en dehors du cercle polaire nord de Chioné. À cet endroit elle pourrait bénéficier du cycle jour-nuit de la planète, qui durait un peu plus de trente heures, mais surtout elle serait à la limite des…

« — Début du compte à rebours. »

Le rythme cardiaque de May Magnolia s’éleva, sans pour autant atteindre un niveau inquiétant. Elle avait encore quelques secondes pour mettre un terme à tout cela, pour se maintenir dans sa petite zone de confort, pour rester une humaine normale. Merde, non, pas moi ! Elle rouvrit les yeux, un sourire un peu dément sur les lèvres, pour regarder le cadran primaire de la console : 5, 4, 3, 2, 1…
Un « klong! » étouffé fit vibrer la nacelle et le défilement du paysage planétaire à travers les hublots s’infléchit ; sur l’écran, les segments de la trajectoire d’approche changèrent de couleur. Si elle ne mourrait pas dans la descente, elle pouvait très bien être tuée par les conditions physico-chimiques de la surface de Chioné, voire par… Au moins, cela donnerait un autre argument repoussoir à ce monde si lointain et terriblement isolé. La dragqueen hors-pair, biologiste moléculaire appliquée et alien auto-proclamée suivit le ridicule soleil jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière le limbe de la planète ; à l’écran, seul un gros dixième de la trajectoire était passé en vert, le reste était encore rouge. Pendant de longues minutes, rien d’autre ne parut se produire, puis :

« — Le module vibre légèrement. » constata May, suivant scrupuleusement les protocoles.

« — Tu entres dans la haute atmosphère de Chioné. » lui confirma Grace. « Tant que ça ne tourne pas en secousses plus fortes que ce que tu as expérimenté dans le simulateur, pas besoin d’activer les tuyères adaptatives. »

May Magnolia le savait aussi bien que ses amis et amies restées à bord du Starliner : il fallait autant que possible éviter d’utiliser leurs propulseurs à mélange oxygène-hydrogène. Il n’était même pas certain que ceux-ci puissent lancer leur mise à feu correctement dans cette atmosphère étrange et glaciale, mais il risquait aussi d’y causer une réaction chimique potentiellement cataclysmique, sans parler du fait qu’ils feraient forcément fondre le sol du site d’atterrissage voire, encore plus dangereux, le vaporiseraient.

« — Je ne sais pas si c’est moi mais j’ai l’impression qu’il fait un peu plus chaud dans le module, je ressens un réchauffement de, je dirais… deux ou trois degrés même dans la combinaison de manœuvre spatiale. »

« — Effectivement les capteurs nous indiquent un réchauffement plutôt inattendu… Le bouclier thermique encaisse plus que ce qu’on pensait, mais ça reste dans les normes acceptables. »

Il faudrait que le module DreamNine passent encore plusieurs longues minutes à laisser son bouclier ventral se frotter à blanc dans l’épaisse atmosphère de Chioné, dont les parties « modérément » denses montaient à une altitude trois fois plus élevée que sur Terre. Cette complexe enveloppe gazeuse frigorifiée était un cocktail bizarre de substances volatiles et de particules exotiques, avec ses nuages, ses tempêtes et ses précipitations, comme l’avait montré rapidement le satellite d’étude qu’ils avaient mis en orbite rapprochée à leur arrivée. Désormais le cube-sat était grillé par la ceinture de radiations de Chioné, mais tel n’était pas encore le cas de l’atterrisseur robotique envoyé seulement quelques heures plus tôt, et qu’elle devait rejoindre à…

« — OOMPHF ! »

« — Tout va bien May ? Rapport ! »

« — Juste un gros à-coup. Le déploiement des ailes-parachutes. Je l’attendais pas aussi vite. »

« — D’après les capteurs il s’est déroulé comme prévu… Prends bien les commandes. »

May Magnolia empoigna les deux manches devant elle ; si ce putain d’ordinateur n’était pas foutu de commander tout seul, elle crasherait ce truc, comme elle l’avait fait à chaque simulation. DreamNine devait finir en planant et se diriger à l’aide de volets et de petites hélices actionnées par des moteurs électriques ; malgré ses dimensions imposantes, il pouvait se poser sur un terrain plane de petite taille et modérément accidenté, comme l’un de ceux que l’atterrisseur avait identifié durant sa propre descente. Enfin ça, c’était pour la théorie… Sa descente à elle se poursuivait inexorablement, et elle se focalisa sur les relevés radars à l’écran :

« — Alternances complexes de plaines, de plateaux et de chaînes de montagnes… Sauf pour les points les plus hauts on a partout des espèces de petites excroissances que le radar ne peut pas définir. On a aussi des espèces de… de lacets qui reviennent sans signatures… »

« — Ce doit être du liquide May. »

« — Oui, ces sortes de rivières rejoignent un grand lac… À moins que ce soit une mer. Je lance le spectrographe… Méthane, hydrocarbures complexes… »

Un halo rosé et bleuté commençait à monter du bas des hublots : bientôt, DreamNine repasserait du côté éclairé de la planète. Plus que quelques minutes avant l’approche du site d’atterrissage final. Celui-ci se trouvait à quelques kilomètres au sud d’un grand massif montagneux, à l’est de collines modérées… D’après le cube-sat et l’atterrisseur, le vent ne devrait pas y poser de problème, mais il n’y avait aucune certitude : la composition atmosphérique locale, sa température et sa pression rendaient le vol très différent de ce qui se faisait sur Terre. Et c’était sur Terre que le programme de vol avait été mis au point, pas sur un astre un peu plus comparable sauf en termes de gravité, comme Titan.
Le Soleil se leva, point à peine défini seulement vingt fois plus lumineux qu’une des pleines lunes de son enfance dans le Nulle Part Canadien, sur Terre. Sur sa gauche, un disque noir pailleté de rouge et de bleu entra dans son champ de vision : Eumolpos, le plus grand satellite de Chioné, qui apparaissait presque deux fois plus grand dans ce ciel que « leur » satellite dans celui de « leur » planète. May voulut porter sa main à sa bouche et elle heurta machinalement la visière de son casque. C’était à la fois tellement différent mais aussi tellement familier… L’univers, si constant dans ses variations, la bouleversait profondément.

« — May, tu devrais bientôt avoir une visibilité sur le site d’atterrissage. Confirme dans trois minutes s’il te plait. »

« — Okay, je regarde par les fenêtres et sur les caméras avant… Effectivement, j’ai un visuel des montagnes à deux heures… Collines à onze heures… »

« — Est-ce que tu as la plaine en-dessous maintenant ? »

« — Oui. Je me tiens prête. »

Ses mains se crispèrent sur les deux manches de commandes. Le terrain « modérément » accidenté était en fait formé de grandes… « cellules » de glace brillantes et légèrement concaves ou convexes entre lesquels s’accumulaient des filets de liquides noirs de nature indéterminée dont les berges, même à cette distance, avaient un aspect légèrement… crénelé. Les montagnes apparaissaient rougeâtres à l’exception de leurs sommets rosissants, tandis que les collines semblaient mêler jaune intense et bleu clair neutre ; étaient-ce des effets d’optiques dus au lever du Soleil ou leur couleur absolue, due à des compositions chimiques étranges ? May préférait penser à cela plutôt qu’à l’atterrissage sur cette patinoire pleine de bosses.

« — May, l’ordinateur indique que vous pourriez obliquer de quelques degrés sur bâbord… Cela te rapprocherait plus de… Enfin, au nord de ces… Tu sais. Tu veux tenter le coup ? »

Elle déglutit. Cela pourrait effectivement faciliter les choses.

« — Oui, on tente. »

La jeune femme sentit l’appareil s’incliner doucement avant de se restabiliser en douceur. DreamNine se dirigeait à présent vers une série de « cellules » qui s’étageaient doucement. On aurait cru une sorte d’escalier, vu de côté ; le module approchait parallèlement. Chaque degré était séparé du précédent ou du suivant par des à-pics de vingt à trente mètres ; même avec sa taille imposante, DreamNine n’avait pas intérêt à se louper. May sentit les manches tressauter sous ses doigts et effectuer tous seuls les mouvements de correction nécessaire.

« — Les capteurs du module indiquent qu’il y a plus de vent que prévu. Tu confirmes May ? »

« — Oh ça oui, je confirme… »

May serra les dents pour tenter de ne pas tenir trop fermement les manches. Courage, se dit-elle, plus que quelques centaines, quelques dizaines de mètres, et tu seras sur place. Soit tu seras morte, soit ce sera parti pour l’aventure la plus dingue de tous les temps. Plus rien d’autre n’aura d’importance.

« — Altitude dix mètres. Huit, six, quatre… »

Comme attendu, le DreamNine vibra sous ses petites hélices à axes adaptatifs et se cabra cinq secondes entière avant de se poser, ou plutôt de se déposer avec une douceur inattendue. May émit un cri inarticulé. Merde, qu’est-ce qu’elle avait prévu de dire déjà ?

« — Une entrée légendaire pour la dragqueen hors-pair, le début des emmerdes pour la biologiste moléculaire appliquée, un non-évènement pour l’alien auto-proclamée ! » brailla-t-elle en riant face à la caméra du cockpit.

Toutes celles et tous ceux qui étaient restés sur le Starliner poussèrent des cris de joie. May Magnolia sentit le module comme pris d’un frisson ; il lançait déjà ses fonctions localisées. Dans les minutes qui suivraient, il replierait ses ailes, il s’ancrerait profondément dans le sol, il déploierait ses sections habitables à long terme et surtout il préparerait la rampe qui lui permettrait déjà de repartir. La jeune femme avait encore une à deux heures à passer dans le cockpit avant de pouvoir s’installer confortablement… Elle défit ses sangles et se leva doucement (la gravité était à peine moins forte que sur Terre) avant de regarder par les fenêtres ; au nord, la vue était bouchée par l’étagement, mais le reste du paysage se déployait très loin. À l’ouest, les mêmes collines colorées se dressaient, tandis qu’au sud, au pied d’innombrables autres « marches » de l’étagement de cellules glaciaires, s’étendait ce qui semblait être une plaine. Si c’en était bien une, et pas une mer ou encore autre chose, elle était en bonne partie masquée de brume. Par endroit, même à proximité du vaisseau, elle voyait poindre des… des sortes de structures cristallines de petite taille, plus ou moins ramifiées, transparentes pour certaines et scintillantes pour d’autres. Le ciel, que dominait Eumolpos, laissait poindre les étoiles même en plein « jour ».
Une seule chose dans le panorama lui fut immédiatement identifiable, environ trois ou quatre kilomètres vers le sud-ouest, sur un « degré » inférieur du relief : l’atterrisseur automatisé. Ce serait l’objectif de la première sortie du robot, pour voir comment il s’en était sorti au cours de la semaine entière qu’il avait déjà passée là. Il n’avait pas l’air trop altéré de là où elle était, mais elle pouvait se tromper, bien entendu. Toute sa tension, qui n’était pas encore totalement retombée, pouvait facilement lui jouer des tours… May Magnolia se concentra donc sur ses listes de vérifications. Quatre-vingt-dix minutes plus tard, l’essentiel était déjà en place comme attendu, et elle comme ses amis et amies commencèrent à souffler.

« — On va passer derrière le tore de radiations May. On essaiera de rester en contact avec toi mais ce ne sera plus clair avant au moins une vingtaine d’heures. »

« — Bien reçu Grace. J’en profite pour me reposer et j’attends que la ligne soit à nouveau bonne pour ma première sortie. »

May coupa son microphone et dévêtit sa combinaison de manœuvre spatiale pour sortir du cockpit. Après avoir passé son sas, elle monta dans les pièces habitables tout juste déployées sur le dos du module ; les bulles gonflables aux parois de textiles composites n’avaient pas d’angles vifs, de même que le mobilier laissé en place, et cela contribuait à rendre chaque son feutré. Ces compartiments paraissaient vraiment douillets, si on faisait abstraction de l’odeur de neuf assez envahissante ; les huit pièces prévues pour six explorateurs et exploratrices n’accueillaient qu’elle à présent, et May ressentait une espèce de joie enfantine, innocente.
La jeune femme alla aux toilettes, se réchauffa un peu de porridge, se lava sommairement avec des lingettes humides et se jeta sur « sa » couchette (en fait la seule qui avait été laissée en place). Je suis la première humaine ici de tous les temps. Je suis une pionnière… La pensée ne la réjouissait pas, bizarrement. May repensa à sa famille paternelle, descendante des anciens natifs du Grand Nulle Part. Elle ne pourrait pas dormir facilement avec ça en tête, alors elle avala un somnifère léger.
Lorsqu’elle se réveilla, le compartiment des cultures algales ronronnait, ses filtres alimentés par la petite pile nucléaire embarquée. À en croire sa montre connectée aux systèmes du bord, l’atmosphère artificielle n’était plus entièrement issue de la réserve, la production d’oxygène fonctionnait. Elle mangea un morceau, se brossa les dents et retourna dans le cockpit, le seul endroit de l’habitat temporaire qui avait des fenêtres.
L’atterrisseur apparaissait toujours là où elle l’avait vu, toujours inchangé en apparence. L’air était cependant par endroit chargé de sorte d’énormes flocons ; ceux-ci déployaient une sorte d’ombrelle juste avant de toucher le sol et se remettaient à virevolter dans les airs. Étaient-ils abiotiques ou… ? À travers eux, la brume du sud s’était en partie levée, révélant une immense surface plane et sombre traversées de lignes qui se croisaient à des angles de soixante ou cent-vingt degrés. Était-il vraiment possible que ces structures soient d’origine naturelle, sans qu’aucune conscience n’en soit à l’origine ? May Magnolia ouvrit son communicateur :

« — Starliner tout se passe bien pour vous là-haut ? Vous me recevez ? »

« — Ça va M-M-M-May ? » la voix de Sip était altérée par les parasites radio.

« — Oui, rien à signaler pour l’instant. Séjour de rêve ! »

« — Est-ce – » Les mots de Codriche se perdirent dans une interférence. « Est-ce que tu les vois ? »

« — Non… » Elle scruta un instant le ballet hypnotique des nuées de flocons diaphanes. « … Enfin je ne pense pas. Je vais mettre en route la – » Elle empêcha juste à temps le surnom de dépasser ses lèvres. « – le robot et aller voir l’atterrisseur. »

« — Bien reçu May, a-a-a-a-a-amuse-t-t-t-t-t-toi b-b-b-b-b-bien ! »

Oh ça c’est prévu ! Les heures de simulations de télécommande de l’octopode d’exploration clamé made in Koos Van der Knapp, ça avait été le plus drôle dans la préparation de la mission, défaut de programmation compris. S’il fonctionnait correctement en conditions réelles alors ce serait un outil formidable, et sinon, eh bien, ce ne serait pas une grosse perte. May orienta son siège vers la console de contrôle du robot et pressa le bouton d’activation principal. À l’écran, les caméras montrèrent le robot se faire débarquer de son garage par son monte-charge ; il déploya ensuite ses huit jambes mobiles sur la glace de Chioné.
Je suis prêt maîtresse ! s’afficha à l’écran. Il n’y avait vraiment qu’un crétin de milliardaire se prenant pour un génie pour concocter des lignes d’interface aussi stupides sans le moindre recul.

« — Aller, vas-y ma petite soumise à huit pattes. » gloussa May en pressant doucement les joysticks. L’engin se mit en branle, avec une lenteur qui aurait été frustrante si sa démarche tremblante et mal assurée n’avait pas paru si comique. Il avait 8 heures d’autonomie et un programme lui permettant un retour autonome à sa base si sa connexion venait à être coupée ; normalement, à cette latitude, ce problème ne se présenterait pas. À chaque enjambée, la petite soumise à huit pattes – qui mesurait tout de même quatre mètres de long, un mètre cinquante de haut et pesait cinq cent kilos – tapotait légèrement du coussinet sur la glace avant d’y enfoncer ses crochets insectoïdes.

May consulta les relevés des « pieds » du robot. Le sol n’était pas monobloc ni extrêmement dur ; c’était une sorte de mixture de micro-fragments de glaces aux compositions très diverses ; par sa texture comme par sa variété chimique, il était assez tentant de faire un parallèle avec le substrat organique de la surface de la Terre. Les membres du robot pouvaient fournir des informations étonnamment détaillées au sujet de la texture du terrain traversé, mais leurs capacités d’analyses chimiques étaient limitées. Il aurait fallu s’arrêter sur place et déployer le petit laboratoire de sa « tête », ce qu’aurait d’ailleurs dictée une perspective scientifique traditionnelle. Dans d’autres circonstances, May aurait d’ailleurs suivi cette voie prudente et très progressive, mais quelque chose attirait trop sa curiosité, quelque chose situé quelques mètres à peine sur le chemin de l’atterrisseur et vers lequel bon an mal an elle forçait la soumise octopode à se diriger vaille que vaille.
C’était l’une de ces… excroissances de glace que la jeune femme avait vu juste après s’être posée. La chose était grande, bien plus qu’elle ne semblait l’être vue du cockpit : elle culminait à presque trois mètres de hauteur, et s’entourait d’autres arborescences similaires quoi que plus petites. May prit soin d’arrêter le robot à la lisière des structures pour ne pas les endommager, et elle se retint de lui demander de faire un prélèvement. À la place, elle usa des pouvoirs grossissants de ses caméras, en lumière visible et en infrarouge, pour étudier un peu la chose. C’était une structure arborescente dotées d’un fin « tronc » central duquel partait à niveaux réguliers des « branches » qui se répartissaient par symétrie radiale à six points, et ceux-ci se couvraient également d’excroissances suivant le même modèle et ainsi de suite, d’une façon pseudo-fractale. Certaines des aiguilles terminales portaient des sortes de gros flocons hexagonaux ; l’un d’eux se détacha d’ailleurs à l’approche du robot, contracta sa corolle une fois et se mit à virevolter au loin sans direction nette. L’ensemble était presque transparent à la lumière visible locale faiblarde, seuls des reflets roses, rouges et bruns parcourant le « tronc » principal.
L’ensemble rappela d’abord à May une sorte de sapin de noël design un peu kitsch et trop pompeux, mais justement… Cette chose avait une cohérence et une complexité qui orientait ses réflexes analytiques : la scientifique avait de plus en plus de mal à croire qu’une telle chose avait pu se former spontanément. La structure, par sa beauté et son incongruité, évoquait le produit d’un rêve fatigué ou la déjection d’une IA orpheline… C’était une création sans dessein comme seule l’évolution anentropique pouvait en produire.

« — Je vous fais passer le flux vidéo du robot là-haut. » dit-elle en rouvrant son canal audio personnel. « Je le laisse observer ça pendant une heure pour vérifier quelque chose… »

Si cette chose était bien « vivante » au sens large alors, même avec un métabolisme incroyablement lent, même avec les instruments limités du robot, May pourrait déceler quelque chose grâce à sa transparence. Elle attendit, fasciné par la beauté indifférente et stupide de la structure. Et il y avait bien quelque chose qui bougeait : ces notes de couleurs maladives dans le « tronc » ! Elles semblaient osciller d’intensité, à un rythme presque trop lent pour l’œil humain. Pour en avoir le cœur net, au bout de quarante-cinq minutes, May décida de repasser l’enregistrement déjà obtenu en vitesse fois… disons huit. Effectivement, les couleurs variaient légèrement, mais même à ce rythme de lecture cela restait très lent. Elle consulta les relevés atmosphériques du robot sur la même période : la température, la pression et la composition de l’air extérieur n’avait pas changé ; pas même un souffle de vent pour donner une autre justification à ces changements.
Cette chose remplissait peut-être certains des critères définissant la « vie » selon la définition scientifique consensuelle ; organisation structurelle, équilibre élémentaire, croissance et reproduction. Cependant elle devait être fondamentalement différente des organismes terrestres ou d’Europe, la lune-océane de Jupiter, qui se basaient sur la chimie du carbone et utilisaient l’eau comme solvant. Peut-être qu’ici dans le froid glacial et la chimie exotique de Chioné, la « vie » avait suivi un chemin similaire à celui des « cryonismes » de Titan, qui se servaient du méthane comme solvant et dont la chimie se basait sur l’acétylène. Cependant les « titaniens » étaient des microorganismes étonnamment comparables à ceux carbonés en termes de configuration cellulaire et métabolique… Or cette chose chionéenne semblait aussi, juste… se constituer d’un développement cristallin sans flexibilité chimique ou matérielle ; cela n’avait pas l’air de « tissu » vivant mais d’un « bloc » minéral. May était quasi-certaine que toute tentative de prélévement la briserait toute entière.
May secoua la tête, se frictionna les cuisses et souffla en faisant claquer ses lèvres. Il était trop tôt pour les conclusions, dans un sens ou dans l’autre…

« — Allez la soumise, on repart… »

Il y avait d’autres structures idoines sur le chemin, variant parfois par la taille ou le nombre de « troncs » principaux ou de « couronnes » de « branches », mais toutes suivaient la même organisation pseudo-fractale et se présentaient en sortes de « bosquets » bien plus abondants à la limite des macro-cellules concaves qui constituaient les étagements du terrain. May dut s’y reprendre à plusieurs fois pour faire passer le robot sur le degré inférieur sans qu’il tombe de travers ; l’éboulement en pente douce qu’elle avait repéré pour la manœuvre était plein de « cailloux » de glace qui roulaient facilement et ne donnaient aucune prise aux crochets du robot. Enfin arrivé sur la plateforme suivante, il se remit vaillamment en route vers l’atterrisseur, slalomant entre les touffes éparses de « sapins » petits et grands.
L’atterrisseur luisait des étoiles noyant le Soleil. Le titane massif de sa coque externe était, à quelques traces d’usures dues à la rentrée atmosphérique près, inaltéré ; en revanche, ses trains d’atterrissage, aux tampons de plastiques complexes, étaient couverts de minuscules… « pousses » de givre ? Elles ressemblaient à des pointes de lances blanches et brillantes, comme si elles émettaient leur propre lumière. Est-ce que c’était la composition des tampons qui se prêtait bien à cette réaction chimique inconnue ? Ou alors ces choses utilisaient-elles les alliages triphasés comme nutriments ? Les deux questions se rejoignaient… May déglutit et consulta les données agrégées par l’atterrisseur au cours de la semaine qu’il avait passé là avant son arrivée. Après les relevés radars de sa descente, il avait surtout consacré ses capacités basiques à des relevés météorologiques ; il y avait parfois de la brise, les taux d’hydrocarbures suspendus dans l’air variaient légèrement et il y avait parfois des précipitations de bruine de méthane. Le tout semblait suivre un cycle, mais il ne semblait pas lié à celui des jours et des nuits. La dragqueen hors-pair, biologiste moléculaire appliquée et alien auto-proclamée eut une intuition payante : les cycles météorologiques chionéens semblaient s’aligner sur la rotation d’Eumolpos, avec un pic d’activité à son zénith. Elle fit relever la tête de titane du robot : le grand satellite se couchait.
Alerte radar maîtresse ! Mouvements détectés direction sud-sud-ouest, distance dix kilomètres, pas de contact avec le sol. May Magnolia tressailli et, d’une main tremblante, réorienta la caméra principale de la « soumise à huit pattes » dans la direction indiquée. Même sans zoomer, on pouvait voir quelque chose dans le ciel étoilé à peine bleuté et très clair. La jeune femme prit une profonde inspiration et agrandit l’image par dix. Elle se gratta les cheveux et pencha la tête : c’était d’énormes flocons. Leurs « armatures » étaient blanches-bleutées tandis que leurs « voilures » étaient translucides ; leurs six bras battaient très lentement, indépendamment les uns des autres, sans ordre apparent, et le « cœur » portait une sorte de… « mât » au bout duquel se trouvait une structure polyédrique à base six au rouge opaque. Elle intima au programme d’évaluer la taille totale de ces choses volantes pour… Elles étaient immenses, plus de trois cent mètres de diamètre ! Abiotiques ? De moins en moins probable… Mais s’agissait-il de formes de vie… ou de machines ? Peut-être que…

« — Soumise à huit pattes ! Active ton microphone et ton récepteur radio ! »

Le haut-parleur de la cabine ne lui transmit qu’un léger crachin audio, à peine un bruit blanc plus doux qu’agaçant ; le récepteur radio, lui, captait quelque chose de très faible, à très grande longueur d’onde. Rien de vraiment intelligible non plus, mais elle décida de tout enregistrer à partir de ce moment et de lancer le programme de détection de redondances à court, moyen et long terme si elle en avait le temps.
May Magnolia intima au robot de légèrement baisser la tête pour lui montrer la plaine. À ce moment, celle-ci s’était entièrement découverte, l’occasion était trop belle. Elle opéra un zoom avant sur cette région, fraction la plus proche de cet improbable genre de terrain qui couvrait la majorité des latitudes moyennes et basses de la planète. Ces ensembles démesurés de triangles isocèles et d’hexagones parfaits avaient l’apparence de structure artificielles, mais ils suivaient la même géométrie cristalline que ce qu’elle avait vu pour l’instant et qu’elle ne se risquait pas encore consciemment à nommer « vie ». Ces étendues planes faisaient des millions et des millions de kilomètres-carrés et étaient divisées de rainures longues de milliers de kilomètres pour certaines. Leur construction – ou leur formation – avait dû prendre des milliers d’années au moins. Les radars du Starliner n’y avaient décelé aucun mouvement notable lors de ses survols…
May retint son souffle en observant le panorama offert par la vue agrandie : le « sol » semblait découpé en sections triangulaires ou hexagonales de grandes dimensions. Certaines étaient couvertes de « dalles » très lisses à la fois sombres et… transparentes ? à travers elles se discernait du… substrat de glaces comme celui qu’avait arpenté le robot. Les autres étaient couvertes de… d’éclats de glace sombre et perçaient à travers eux des structures comme les « sapins » et d’autres qui rappelaient très vaguement vaguement des pissenlits, des fougères, des cornets emboîtés, des tubes… Le tout à chaque fois avec la même base cristalline six. Il y avait aussi des choses qui ne semblaient pas « ancrées » dans le sol et qui se tenaient entre les « parcelles » : des polyèdres montés sur six ou douze pattes plus ou moins déployées, reliées de « membranes » diaphanes ou non, coiffées d’arborescences fractales centrées ou non. Dans les fines étendues de liquides rouges ou brunâtres entre les divisions triangulaires et hexagonales dépassaient parfois des pyramidions tellement transparents qu’ils étaient presque invisibles. Il y avait enfin de rares mais immenses structures isolées, sans rien d’autre de comparable dans le paysage : certaines étaient des sphères parfaites, d’autres de parois droites percées d’alvéoles ovoïdes et quelques-unes formaient de hautes colonnes cylindres, mais toutes avaient en commun d’être opaques, bleutées ou jaunes. Enfin, l’ensemble du paysage se montrait pour ainsi dire complètement immobile…
Pour ainsi dire car May Magnolia était presque certaine que les choses « hexagonales » se déplaçaient pour la plupart, quoi qu’à une vitesse qui lui était quasi-imperceptible. La jeune femme fit l’expérience : elle fixa longuement l’une des… choses avec les très longues « jambes » pour bien mémoriser sa configuration et sa position, et laissa son regard vagabonder ailleurs pendant plusieurs minutes avant de revenir sur elle et… Putain elle a bien bougé !!! L’une de ses « pattes » s’était soulevée, elle en était certaine ! Mais, plus encore que pour les choses dans le ciel, elle ne savait absolument pas comment cette – zut quel mot je pourrais utiliser ? – se dirigeait, si elle avait ne serait-ce qu’un avant et un arrière… Cela faisait partie des choses auxquelles elle n’avait pas vraiment réfléchi, l’absence de plan vital clairement reconnaissable et évident… Tout comme elle n’avait pas réfléchi à un rythme « vital » potentiellement des dizaines, voire des centaines ou même des milliers de fois plus lents que ceux des humains et de la majorité des formes de vie carbonées.
May rouvrit son carnet de note pour y noter ces lignes d’interrogations, sous les autres : 1 – Il est raisonnablement pensable que Chioné est un environnement extrêmement stable comparé à la Terre, notamment parce que dans sa région du système solaire elle est statistiquement moins susceptible d’être frappée par un objet stellaire ; cela veut dire que la « vie » qui existerait à sa surface a pu évoluer sans jamais connaître autant d’extinctions de masse que la nôtre, sous réserve qu’elle n’y subisse pas non plus de phénomènes endogènes brutaux. 2 – Si ces anomalies morphologiques de très grande taille repérées à la surface de la planète sont bien d’origine consciente, elles ne peuvent pas avoir été effectuées en moins de plusieurs milliers d’années… La potentielle « civilisation » chionéenne existe peut-être à un niveau capable d’influencer notablement son environnement depuis bien plus longtemps que la nôtre… 3 – Si c’est la « chaleur » du système solaire interne qui a empêché ces « puissances » chionéennes de se rendre vers le cœur du système solaire, où leur chimie ultra-froide et leur « technologie » de glace se seraient dissoutes, pourquoi n’en avons-nous pas trouvé de trace sur des corps glacés déjà explorés, comme les plutinos ou les sednoïdes ?
Tout cela n’avait ni queue ni tête… Mais encore plus incongru lui paraissait le fait qu’on ne lui avait fait aucun comité d’accueil. S’il y avait bien eu des extraterrestres décemment intelligents sur Chioné, ou au moins aussi bêtes que les humains, ils auraient dû accourir vers DreamNine. Putain ! Si on me disait qu’un vaisseau extraterrestre s’était posé quelque part sur Terre pendant que j’y suis j’accourrais ! Beaucoup d’autres le feraient, que ce soit pour teuffer, jouer les kékés, draguer ou juste voir ce qui se passe… Cela faisait déjà près de deux cents heures que l’atterrisseur était là et rien de rien… On est trop insignifiants pour eux ou quoi ? May émit un rire bref : c’était peut-être déjà trop humain de penser le problème en ces termes ; peut-être qu’elle n’y comprenait rien, que personne n’y comprendrait jamais rien.
Maitresse, je m’approche pour vous donner une meilleure vue ! – Oui c’est ça fait donc pendant que je me triture un peu les méninges… Elle touchait à l’essence même de l’intelligence consciente : est-ce que, si quelque chose atteignait un niveau de cognition élevé, il devait avoir les mêmes automatismes et les mêmes valeurs qu’eux humains ou même que les autres êtres sentients de la Terre, comme les grands singes, les cétacés, certains oiseaux, les céphalopodes ou même les abeilles transgéniques de Mars ? Si eux humains n’arrivaient déjà pas à comprendre vraiment ces autres êtres intelligents originaires des mêmes planètes, comment pourraient-ils comprendre ceux de mondes aussi différents que Chioné ? Le temps allait lui manquer pour répondre à ces immenses questions. Dès le lendemain il faudrait qu’elle se lance jusqu’à ces « plaines » et qu’elle les étudie ; au rythme où allaient ces choses et au vu de leur frêle apparence elles ne devaient pas représenter un grave danger. Je ne prendrai pas le risque de prélever des échantillons si c’est perçu comme une agression mais je peux au moins tenter d’ouvrir un – AH MAITRESSE JE TOMBE JE MEURS !
Mais quelle connerie cette soumise à huit pattes ! May poussa un épouvantable juron : le « chef-d’œuvre déjà une révolution pour l’exploration de l’espace profond » avait fini par se casser la gueule. Note à moi-même : ne plus jamais faire confiance à un milliardaire qui a falsifié sa thèse d’ingénierie et de chimie. Elle coupa l’engin pour économiser la réserve de sa batterie. La première grande sortie de May Magnolia sur Chioné aurait donc pour but d’aller relever ce désastre ambulant, elle n’avait pas le choix : c’était la dragqueen hors-pair, biologiste moléculaire appliquée et alien auto-proclamée qui avait fait jurer à toute l’équipe de tout faire pour laisser le moins possible de déchets sur ce monde inviolé des humains. Enfin, en attendant, l’épuisement moral et intellectuel guettait : elle commençait à avoir mal à la tête et elle se sentait un peu étourdie. Il était temps de se reposer à nouveau.
À son réveil, la liaison avec Starliner ne laissait passer que du crachin parasite ; hors de question de sortir sans avoir personne à qui parler (même si, dans les faits, en cas d’accident, cela ne ferait aucune différence). Dehors, le temps avait changé au cours de ces six heures et quelques : l’air autour d’eux semblait encore plus pur et transparent qu’auparavant. Les petits flocons virevoltants avaient disparu, mais pas ceux immenses dans le ciel : ils étaient toujours bien visibles au loin. May Magnolia se prépara une tasse de thé et vérifia que le rover et ses combinaisons étaient en parfait état de marche avant de revenir au cockpit ; toujours pas de liaison disponible avec Starliner. Il allait falloir tuer le temps en attendant… Elle intima au robot de se rallumer, vérifia que sa tête avait la mobilité nécessaire et lui fit lancer une analyse chimique de la partie supérieure du sol. Ce qu’elle aurait dû faire plus tôt… En attendant que les résultats tombent, elle tenta de programmer le palan du rover pour le moment où il devrait récupérer l’atterrisseur et relever la soumise à huit pattes.
Maitresse ! Maitresse ! J’ai fini, je mérite bien que vous veniez me sauver pitié !!!!!!! Il faudrait vraiment qu’elle désactive ce mode textuel embarrassant pour le remplacer par les compte-rendus bruts… Les résultats s’affichèrent sur les écrans, heureusement sans fioritures faussement drôles : fragments pulvérulents de glace d’eau, poussière de glace d’ammoniaque, micro-gouttelettes de méthane liquide, formes visqueuses d’hydrocarbures diverses, avec des dizaines de macro-molécules inconnues… May se sentit prise d’une intuition et demanda au programme d’analyse de lui donner les proportions exactes pour chaque élément ; les résultats lui furent donnés une dizaine de minutes plus tard. L’eau, chimiquement complètement inerte à cette température, représentait l’essentiel des échantillons, le reste n’était là qu’en proportions minimales sauf les hydrocarbures, présentes seulement sous forme de traces. Si tout cela équivalait très vaguement à la terre de leur bonne vieille planète, alors ce devait être un sol très pauvre.
Cela aurait pu paraître logique dans une région polaire, sauf que… À cette distance, avec une atmosphère relativement épaisse et un champ magnétique notable, le Soleil n’avait qu’un apport énergétique négligeable sur la surface. Quelle que fut la source d’énergie élémentaire des… choses chionéennes, elle ne pouvait pas être solaire, et ne devait donc pas être liée à l’obliquité de la rotation de la planète ; autrement dit, toute sa surface aurait dû avoir le même potentiel… « biologique » ou presque. Or les basses terres au loin, altérées par elle ne savait encore exactement quoi, paraissaient bien plus… « productives ». Qu’est-ce qui donnait à la surface de Chioné l’énergie nécessaire pour que ses étranges structures redondantes que May Magnolia hésitait encore à appeler « formes de vie » puissent se développer et prospérer ? C’était encore une autre réponse que ses quelques jours sur place ne lui permettraient pas de trouver. La frustration commença à l’envahir. Ça va aller May, il te reste encore quatre-vingt-dix pour-cent de ton temps prévu ici et tu n’as pas encore fait de sortie, tu vas bien réussir à avancer, même un peu. Ou alors tu trouveras au moins encore plus de trucs bizarres qui te donneront à réfléchir jusqu’à la fin de tes jours.

« — M… Tu… re… on… repé… mouv… dar… vers… ta… sition… ait… b… tion… » Des fragments de la voix d’Azissia… Seule l’inquiétude, inattendue chez la commentatrice, passa sans altération la barrière des interférences.

« — J’entends rien Zizi ! » beugla May en levant la main pour frapper le haut du moniteur, avant de se retenir juste à temps. « Il y a un sujet d’inquiétude ? »

Plus rien que du bruit parasite… Ils et elles n’auraient pas tenté de passer outre les problèmes de communication sans avoir quelque chose à lui dire qui l’intéresserait ou la concernerait directement. Le vaisseau avait peut-être repéré quelque chose avec ses radars plus puissants, peut-être un changement quelconque dénotant la progression de quelque chose dans sa direction. Enfin, s’il lui avait fallu tant de temps pour le repérer, et au train où semblaient bouger les choses sur Chioné, elle avait sans doute encore plusieurs dizaines d’heures devant elle avant que quoi que ce soit de bizarre ne se présente devant elle. Enfin ! Même ces énormes flocons au loin ne semblaient jamais devoir parvenir jusqu’à elle, si tant était qu’ils en eurent la capacité directionnelle et motrice… et la volonté. May consulta les scanners et les radars du module : aucun mouvement notable dans un rayon de moins de dix kilomètres, aucun changement à ce paramètre dans les dix dernières heures.
Tant pis, il fallait avancer : elle décida de sortir le rover pour aller récupérer l’atterrisseur et le robot. Après tout, si elle restait dans l’habitacle de la voiturette d’exploration cela ne compterait pas vraiment comme une sortie, non ? La perspective de cette escapade l’excitait au plus haut point. Elle renfila sa combinaison de manœuvre spatiale, réglementaire pour toute manœuvre ; elle la garderait en vie une petite demi-heure en cas de compromission de l’habitacle du rover, c’était toujours ça de pris. Elle repassa le sas inférieur, le referma, fit sa check-list avec le plus grand sérieux et lança le petit engin attelé de sa remorque et de son palan. Le terrain cahoteux de Chioné fit tressauter le châssis, un peu trop au goût de May malgré ses gloussements, et elle réduisit sa vitesse. L’accident du robot, passe encore, mais qu’elle plante le rover et là elle serait vraiment emmerdée… Et même carrément en danger.
Même si May prenait grand soin d’éviter chaque « touffe », elle était bien obligée de rouler à la lisière de certaines ; comme elle l’avait subodoré lorsque le robot avait inspecté l’une d’entre elles, celles qui étaient à peine touchées se brisaient immédiatement, avec une beauté dévastatrices, en milliers d’éclats chaotiques. Si ces choses sessiles étaient bien « vivantes » alors elles n’avaient jamais dû apprendre à résister à des choses mobiles capables de les bousculer ni faire l’expérience trop fréquente de tremblements de terre, ou plutôt de tremblements de glace. Oh maîtresse vous venez me sauver merci ! Elle éteignit immédiatement le robot en lui décochant un « roh ta gueule » mêlant amusement et agacement. Il fallait d’abord qu’elle passe par l’atterrisseur ; comme déjà pratiqué dans les simulations, elle gara le rover juste à côté, déploya lentement le palan, le clipsa aux barres structurelles du module d’atterrissage automatisé et le souleva avant de le déposer en douceur sur le plateau de la remorque. May essuya une goutte de sueur qui perlait à son front. Très bien…
Venait maintenant le tour du robot. Celui-ci s’était retrouvé dans une position bizarre : il s’était couché mi-de côté, mi-penché en avant, ses deux pattes antérieures droites couchées sous son corps. C’était bien beau de dire qu’un robot octopode serait plus sécurisant qu’un quadrupode pour explorer un astre inconnu, encore fallait-il aussi ne pas bâcler sa motricité. D’autant plus que, si deux pattes côtes à côtes de l’engin étaient rompues alors il était incapable de marcher. May espérait que les deux membres n’étaient ici que bloqués, car sinon cela signifiait qu’elle devrait aller décharger l’atterrisseur de la remorque, revenir chercher le robot, le rentrer dans le « garage » de DreamNine et attendre plusieurs heures qu’il se réchauffe pour le réparer avec les pièces de rechange si elle avait l’intention de gâcher un peu de son précieux temps à cela. Elle attacha le palan à l’anneau structurel dorsal du robot et le souleva jusqu’à ce que chacun de ses huit membres se retrouve à pendre dans le vide. Bon… Elle n’avait pas le choix, il fallait…
Maîtresse ! Maîtresse ! Vous êtes venue me sauver ! Il ne manquait plus qu’il agite ses pattes comme une monstrueuse parodie insultante de chien, tiens… Ses pattes ! Rapport sur l’état de tes composants stupide andouille ! May prit un plaisir légèrement coupable à entrer cette commande. Toutes mes pattes vont bien, maîtresse, vous pouvez me reposer. J’ai hâte de repartir faire ce que vous me direz de faire. Quelle perspective…

« — M-M-M-M-May ! » La voix ultra-grave de Deekshith, avec ces embardées, donnait à son prénom des intonations dignes d’une vieille chanson électronique bas de gamme. Il y avait là un charme désuet et déviant certain, qui se poursuivit avec le reste de sa tirade : « A-a-a-a-a-a-zi-zi-zi-zi-zi-zi-ssia-ssia-ssia-ssia a-a-a-a-a-a-a-a ess-ess-ess-ess-ayé-yé-yé-yé-yé de-de-de-de-de te-te-te-te-te- » May ne put s’empêcher de pouffer, mais son rire fut bientôt étouffé lorsque son cerveau traduisit en paroles très plates ce que tentait de lui dire le plus grand scientifique de la mission Starliner : « On a repéré du mouvement avec les radars du vaisseau. Soit c’est une seule chose gigantesque, soit ce sont d’innombrables choses plus petites. C’est parti d’un point à environ trois cent kilomètres au sud du site d’atterrissage il y a une dizaine d’heures tout au plus on l’a pas remarqué avant. Ça ne va pas extrêmement vite, mais ça se dirige clairement vers toi. Cela arrivera dans environ trente-cinq heures si sa vitesse reste constante. »

Alors ça y était, ils finissaient par arriver… May Magnolia consulta sa montre : il restait un peu plus de trois heures avant qu’Eumolpos se lève avec son cycle de changements atmosphériques. De quoi faire encore quelques petites choses… Robot, tu te sens de rebrousser chemin seul et d’aller prélever des éclats des excroissances de glace qui se sont brisées sur mon chemin ? – Oui bien sûr tout de suite maîtresse et je les amène dans le laboratoire à basse température du module oui !! Au moins si ce truc se cassait à nouveau la gueule il serait sur le chemin du retour et elle n’aurait qu’à le relever au passage. La jeune femme relâcha la soumise à huit pattes et relança le rover. Elle voulait s’approcher un peu plus des grandes plaines et utiliser les optiques télescopiques du rover pour acquérir une vue un peu plus détaillée.
Le paysage était resté quasi-identique à ce qu’elle avait vu quelques heures plus tôt ; seules quelques-unes des structures manifestement pas ancrées dans le sol s’étaient déplacées, peut-être dans sa direction. Mais ce pouvait aussi n’être qu’un biais de perception, car après tout chaque humain était prédisposé à se croire au centre des évènements traversant sa vie. May lista mentalement ses logiques de biologie générale tout en observant les choses motiles : elles semblaient bien dotées de membres, mais rien qui put ressembler à des organes sensoriels, à un système digestif ou à quoi que ce fut destiné à la reproduction. Peut-être étaient-elles des « drones » simplistes issues d’un centre lointain, un peu comme les ouvrières d’une fourmilière, ou alors des sortes de cellules basiques produites dans un organe spécialisé d’un méga-organisme. Tiens, ça lui rappelait cette série de films de science-fiction du début du vingt-et-unième siècle, avec ses grands aliens bleus sexy et sa biosphère extraterrestre qui formait une seule entité intelligente. Quelle idée fantaisiste. Est-ce qu’une foutaise pareille avait pu se produire ici ? May se perdit dans ses pensées.
Maîtresse ! J’ai fini de prélever les échantillons ! Ne devriez-vous pas rentrer ? Eumolpos ne va pas tarder à se lever ! Le sursaut d’intelligence de la soumise à huit pattes agaça May plus qu’elle n’aurait voulu l’admettre ; comment avait-elle pu se laisser aller à rêvasser aussi longtemps. Au sud-est, l’horizon s’embrouillait de nuages violacés, sorte de marée atmosphérique qui, même à cette distance, laissait voir les crépitements bleutés de l’électricité statique. May releva les yeux : deux autres des lunes de Chioné étaient visibles dans le ciel. L’une, peut-être Calirrhoé, se résumait à un minuscule caillou grisâtre mais l’autre, Philammon sans le moindre doute, projetait sur le paysage une lueur fantomatique avec son petit disque blanc bosselé. Peut-être que cette luminosité inexplicable provenait d’une forme de bioluminescence locale. Si seulement ils avaient plus de temps…

« — May ! C’est Grace ! On est repassé à un angle avec lequel notre signal devrait être clair. C’est bien que t’aies décidé de pas perdre de temps et de prendre le rover mais on aurait préféré que tu préviennes. Une grosse tempête vient vers toi du sud-est. Tu devrais retourner au module. »

« — Bien reçu Grace, je rentre. »

Elle déposa l’atterrisseur dans la soute de DreamNine et ordonna au robot de prélever les excroissances qui avaient bourgeonné sur les trains d’atterrissage de l’engin avant de rentrer le rover dans le garage. Une heure plus tard, elle était en train de manger et de revoir ses notes pour la énième fois, cette fois-ci en appel vocal avec le reste de l’équipe. Ils commençaient à lui manquer, ce qu’elle n’aurait pas cru possible après tous ces mois passés les uns sur les autres… Surtout, de façon plus ou moins prévisible, May se sentait à la fois fébrile et frustrée : elle ne faisait que de découvrir des choses proprement extraordinaires mais qui semblaient en même temps terriblement ennuyeuses par leur lenteur et frustrantes par leur inintelligible écart chimique, métabolique et peut-être intellectuel. La jeune femme se frotta les yeux, lança les analyses du laboratoire principal sur les fragments récupérés.
May se réveilla plus apaisée qu’elle l’avait été au cours des derniers mois. Elle consulta sa montre : elle avait dormi dix heures d’affilée ; aucun message marqué comme urgent n’avait été envoyé depuis le Starliner ou émis par les systèmes d’intelligence artificielle du DreamNine ; même la soumise à huit pattes était restée tranquille. Elle se lava rapidement, prit également un copieux petit-déjeuner et, enfin, consulta les résultats des premières analyses des fragments. Le laboratoire automatisé avait bien fait les choses, n’utilisant qu’une fraction négligeable des échantillons pour les observer avec ses optiques grossissantes et sous diverses lumières et avec différents réactifs révélateurs potentiellement adaptés pour des choses de températures si basses. Ses conclusions étaient presque toutes conformes à ce que May avait subodoré : il n’y avait rien là-dedans qui put être comparé à du tissu vivant carboné, même à l’échelle microscopique. C’était des matrices de cristaux de glace, incroyablement complexes au demeurant. Cependant, de façon surprenante, certaines de ces délicates structures à l’étrange beauté étaient creuses et présentaient des traces d’hydrocarbures, comme si elles avaient servi de capillarités… Rien d’extrêmement concluant non plus. Il faudrait tellement plus d’échantillons pour en tirer quoi que ce fut, bien plus que ce que May pourrait recueillir durant son bref séjour…
La dragqueen hors-pair, biologiste moléculaire appliquée et alien auto-proclamée rejoignit le cockpit pour observer le paysage en personne. Le paysage onirique et figé du sud avait disparu dans le menaçant nuage de la « veille » tandis qu’Eumolpos partait vers le couchant.

« — Starliner, des nouvelles de ce truc qui se dirige vers moi ? »

« — Oui May… » C’était le commandant Exposant-Douze, sans aucune interférence. « Il traverse la tempête eumolposienne en ce moment donc ça brouille un peu sa signature, mais il est toujours là, il a même accéléré. Normalement, il sera sur toi dans six heures environ. »

« — Bon réunis tout le monde sur Starliner s’il te plaît… J’ai bien réfléchi et… » Elle attendit d’entendre les autres murmurer dans le cockpit. « Je vais sortir pour quand ce truc sera sur le point d’arriver. »

Tonnerre de protestations dans les hauts-parleurs.

« — C’est beaucoup trop dangereux ! » revint dans presque toutes les tirades qui lui furent faites. May attendit qu’ils et elles se calment pour expliquer son raisonnement.

« — Si cette chose, ou ces choses, ont un quelconque degré d’intelligence, je veux qu’elles comprennent à quoi ils ont affaire. Si je reste dans le DreamNine, qui sait si elles pourront saisir que ce n’est qu’un véhicule ? En plus ce serait peut-être dangereux de les laisser s’en approcher, pour le module comme pour eux. J’aurai l’air moins dangereuse, et je serai moins dangereuse pour eux, en personne. Je pense que c’est vraiment le mieux. »

La conversation ne se poursuivit pas très longuement, pas tant parce que les autres s’alignaient à son raisonnement, mais surtout parce que la situation était tellement inédite, ils avaient eu si peu de temps pour se préparer, qu’aucune autre option ne semblait bien meilleure.
Après avoir pris un ultime repas, May se dirigea donc vers le vestiaire pour y enfiler l’une de ses deux tenues, qu’elle appelait avec le plus grand sérieux les bibendums ; on aurait dit des sortes de grands sots, ou même carrément des poubelles, avec des jambes courtaudes et des bras épais proportionnellement allongés que terminaient des mains mécaniques plus grandes que nature et enfin un dôme vitré pour couvercle. Cette silhouette grotesque serait jugée monstrueuse par la majorité des gens, car à peine humaine, mais ce n’était pas des gens qu’elle devait rencontrer… Ce design avait été mis au point pour mieux conserver la chaleur et aussi permettre de se relever très facilement en cas de chute. Pour une fois que Koos Van der Knaap avait privilégié l’aspect pratique plutôt que le côté cool ou « drôle » (selon ses standards navrants).
May alla une dernière fois aux toilettes et laissa l’armoire mécanique faisant office de premier sas du vestiaire l’habiller lentement. Cette énorme tenue s’avérait étonnamment légère et elle ne limitait pas trop la motricité : les mains mécaniques réagissaient d’ailleurs très bien à ses gestes dans les gantelets haptiques du bout des manches, solution intelligente pour ne pas exposer les doigts au froid mordant de Chioné. Lorsque le scaphandre fut scellé, May attendit scrupuleusement que le vestiaire teste une dernière fois toutes ses composantes pour s’assurer que tout était opérationnel.

« — Je suis habillée, tout est bon pour moi. »

« — Okay May, on te suivra aussi longtemps qu’on peut. Normalement le « rendez-vous » aura lieu avant qu’on se retrouve à un angle croisé avec le tore de radiation. Oublie pas de garder le rover et le robot à proximité du lieu où tu veux aller. »

« — Oui, je les envoie sur place pendant que je passe dans les sas. »

Il lui fallait en passer deux de plus pour sortir en personne, avec un peu moins de deux heures d’ajustement d’atmosphère et de température. Temps qu’elle occupa à envoyer le robot et le rover en pilote automatique jusqu’à une cellule de glace parfaitement dégagée à cinq cents mètres au sud, avec ses seules commandes vocales. Elle espérait réussir à parcourir ce chemin suffisamment vite pour…
La porte du dernier sas s’ouvrit : ça y était, elle était dehors sur Chioné… May s’avança sur la plateforme élévatrice, qui l’abaissa au niveau du sol. Pour autant qu’elle puisse en juger à travers la combinaison, celui-ci était de consistance intermédiaire, ni comme du roc ni comme du sable, vraiment comme de la terre à peine meuble. Elle rit et tapa un peu du pied pour en imprimer plusieurs traces dans le sol. Combien de temps resteraient-elles là, ces empreintes de la première humaine sur la neuvième planète ? Peut-être pas très longtemps, avec la brise qui soufflait à présent, chargée de bruine d’hydrocarbure…
La jeune femme releva la tête : la tempête au-dessus de la plaine du sud s’effilochait, Eumolpos se couchait. Il fallait absolument se mettre en route.

« — Est-ce que je devrais les voir ? » demanda-t-elle fébrilement.

« — Normalement… Pas encore… Le convoi… Les choses sont encore un peu loin d’après le radar. Tu as le temps de rejoindre le rover et le robot sans trop te presser. »

La gravité de Chioné était à peine inférieure à celle de la Terre et son atmosphère légèrement plus épaisse, rien à voir avec la Lune, sur laquelle May avait déambulé brièvement lors d’une excursion organisée par Koos Van der Knaap avant l’appareillage du Starliner. Elle marchait presque normalement, dans son énorme bibendum, aidée par ses moteurs articulaires intégré, ne s’arrêtant que pour regarder avec précaution les rares failles et éboulis qui se présentaient sur sa route ; la fantasque et rigoureuse scientifique garda ses distances avec les structures dont la nature vivante restait à prouver. À l’exception de ses épaisses semelles et de ses fins doigts mécaniques, la combinaison était plusieurs degrés plus chaude que l’environnement tout autour d’elle ; cela la rendait encore glaciale pour les standards humains, mais sûrement déjà assez « chaude » pour incommoder les fragiles choses de glace, voire pire. J’espère qu’aucun ambassadeur n’essaiera de me faire un câlin… ironisa-t-elle pour elle-même en poursuivant aussi tranquillement que possible sa progression.
May Magnolia passa entre le robot et le rover et avança d’une trentaine de mètres supplémentaires. En cas de grave problème, je peux toujours faire improviser à cette imbécile de soumise un semblant d’attaque pendant que je monte à califourchon sur le rover et que je le chevauche jusqu’au module. L’image la fit rire malgré le fait qu’elle n’osa plus lever les yeux vers l’horizon sud. Et dire que c’était une alien auto-proclamée, biologiste moléculaire appliquée et dragqueen hors-pair qui allait peut-être opérer le premier contact entre l’humanité et une civilisation, des formes de vie véritablement étrangères…

« — Je suis en place ! » tonna-t-elle avec autant d’assurance qu’elle put.

« — Okay May… Ils sont proches maintenant… Est-ce que tu les vois ? »

May releva la tête dans son énorme bidon à pattes. L’horizon sud, dégagé de tout nuage violacé, se couvrait d’une myriade scintillante ; elle approcha suffisamment vite pour que l’humaine puisse bientôt discerner séparément chacun de ses énormes éléments. C’étaient aussi des structures à base hexagonale et triangulaire, mais d’une complexité sans comparaison possible avec ce qui se trouvait dans cette région-ci de Chioné ; même les termes de géométrie les plus avancés n’auraient pas suffi à les décrire. Leurs corps pseudo-sphériques étaient couverts de spicules merveilleusement complexes et hérissées d’une couronne « équatoriale » de structures plumeuses ; la plupart portait des orbes parfaitement sphériques teintés de verts et de jaune. Ces êtres ne bougeaient pas eux-mêmes de façon perceptibles mais semblaient flotter quelques mètres au-dessus du sol suspendus au-dessus de fins disques au bleu profond et opaque dont le « glissement » était clairement visible à vitesse normale ; des chaînes de sphères écarlates suspendues sur des disques similaires suivait la nuée en une chevelure obscène et grandiose. L’un des chionéens, un pyramidion de glace d’eau pesant sur certaines de ses délicates plumes, se détachait clairement de la procession ralentissante pour se diriger vers elle.

« — Je les vois… » murmura la dragqueen hors-pair, biologiste moléculaire appliquée et alien auto-proclamée dans son microphone avant de se dire à elle-même : Courage May. Tu t’es préparée toute ta vie pour ce moment. Tu sais exactement ce que tu as à faire.

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