L’Éclosion du Magnolia de Mai

Ashleigh, qui n’était d’ailleurs plus vraiment sûre de vouloir porter ce nom, pivota du visage devant le miroir, à gauche puis à droite. Marcus, son père, serrait la brosse à fond de teint à s’en faire blanchir les jointures ; toutes ces heures passées devant des tutoriels de maquillage extravagants, à noter les fournitures et leur utilisation, à répéter les gestes, pour un résultat si… si… si… 

« — Oh Papa, j’adore ! » Et, toute émue, Ashleigh lui sauta au cou. 

« — Attention trésor ! Tu vas abîmer mon chef-d’œuvre ! » Et il rit en prenant son enfant dans ses bras.

« — Merci, merci, merci… Merci tellement… Je… Pour… Pour tout. Pour m’accepter comme… »

« — Ah ! Pas de larmes non plus, ça fait couler les protéines siliconées à température ambiante ! » et ils rirent en chœur de son réemploi plus qu’aléatoire des termes qu’Ashleigh employait constamment (et avec plus de rigueur). Marcus se reprit gravement, cachant son émotion tant bien que mal : « Tu sais que tu n’as pas à me remercier : j’ai promis d’être toujours là pour toi. Et, pour la dernière fois, je préfère un quadrillion de fois -ça se dit comme ça, la plus grande unité possible ?- renoncer à un fils malheureux si c’est pour avoir une fille aussi épanouie. »

« — Pas juste une fille, une alien glamour et charismatique ! »

« — Ah oui, pardon, une alien ! »

Et ils rirent à nouveau, reniflant leurs larmes respectives tandis qu’il l’aidait à enfiler sa robe et lui appliquait la perruque qu’il avait également coiffée lui-même après avoir lu bien trop d’explications à ce sujet. Le résultat semblait à Marcus, perfectionniste en toute chose, tout juste passable en termes de qualité : Il aurait voulu faire mieux… Mais cela ne comptait pas vraiment, car Ashleigh était rayonnante ; elle débordait de joie de pouvoir enfin se sentir spéciale selon des standards choisis par elle. L’adolescente aplanit les plis de sa robe bouffante en latex à l’aide de ses doigts masqués de gants assortis dotés de faux-ongles, et les matériaux bleus turquoises couinèrent. Enfin, il l’aida à chausser ses talons hauts et la regarda reproduire les pas qu’ils avaient patiemment répétés ensemble ; elle tourna gracieusement sur elle-même, soulevant ses lourds jupons synthétiques en disant, un sourire soulignant le masque vert-émeraude contouré, rehaussé de rouge à lèvres rubis et de fard à paupières saphir, peint si longuement sur son visage harmonieux : 

« — Alors, de quoi j’ai l’air ? »

« — De la plus glamour et de la plus charismatique des aliens bien entendu ! » La fierté transparaissait dans la voix de Marcus, et Ashleigh jeta un dernier regard vers leur salon, dans lequel les brosses et les palettes à maquillage tenaient à peine sur les tables et étagères encombrées de ses boîtes de pétri, de ses carnets, de sa caméra,  de son microscope et de ses notes personnelles pour les futurs manuscrits de son Manuel de survie en environnement extraterrestre et de son Guide Pratique de Communication Entre Êtres Sentients

« — Je rangerai vraiment tout demain matin, promis. » 

« — Je te le passerai pour cette fois. Juste… Si ça ne se passe pas bien tu m’appelles immédiatement, d’accord ? »

« — Oui ! mais ça va aller, j’en suis sûr ! »

Ashleigh lui sourit timidement une dernière fois, Marcus lui sourit en retour, irradiant l’amour et la tendresse parentale, et elle fit volte-face pour ne pas prendre le risque de faire revenir ses larmes ; parfois, elle avait le sentiment de ne pas mériter un père si merveilleux. La jeune fille saisit son sac à main en similicuir à motif bovin et sortit de leur petit pavillon. Il faisait plutôt frais pour un 2 Mai… Tant mieux, son maquillage coulerait moins comme ça. Un petit rire échappa à Ashleigh et, dans la lumière jaunie de la toute fin d’après-midi, elle fit claquer ses talons sur le goudrons craqué de la vieille rue, direction l’école et son gymnase. 

Travis et Marcia seraient avec elle et ils formeraient leur groupe toute la soirée, peut-être pour la dernière fois à cet âge et en ces lieux et… Et si ces gros cons de Romuald, de James, de Trevor et de Stanislas viennent m’emmerder je… Je… Les fantasmes de violences somme toute bénignes qui lui avaient tourné dans la tête pendant toute sa scolarité défilèrent dans le cinéma frénétique de son esprit rapide et affûté. Se permettrait-elle un coup d’éclat ? Cette pensée tira à Ashleigh un rictus qu’elle savait d’autant plus comique que, à présent, l’année scolaire finie et les examens passés pour leur niveau, rien ne pouvait plus être ajouté à son dossier académique, en bien comme en mal. 

Sur le chemin, d’autres adolescents et adolescentes se mirent à arpenter les trottoirs envahis de mauvaises herbes, accoutrements et peintures faciales banalement alignés sur la mode ennuyeuse du moment. Des gloussements retentirent sur sa route, couvrant quelques railleries chuchotées, et Ashleigh serra les dents en affermissant son sourire. Tout plutôt que d’avoir jamais l’air chiante, oubliable, confondable. Au loin, elle vit Travis lui sourire depuis son fauteuil roulant, et Marcia agita maladroitement le bras à son attention, les épais verres de ses lunettes l’aveuglant par alternance en renvoyant les rayons du soleil couchant dans sa direction. 

« — Je savais pas que les martiens s’étaient enfin décidés à nous renvoyer une ambassadrice ! » rit Travis, et Marcia enchaîna : 

« — Quel honneur ! On en a de la chance ! »

« — Vous êtes trop choux ! » 

Et sa sincérité se transmit aussi avec les étreintes qu’elle leur donna aussi précautionneusement que possible pour ne pas abandonner sur eux des traînées de fond de teint. Travis et Marcia avaient des tenues moins originales que la sienne, mais par solidarité l’un et l’autre avaient aussi fait le choix des couleurs acidulées. Après avoir passé leurs bras autour d’elle en retour, les deux amis d’Ashleigh se retournèrent avec elle vers le gymnase. La musique avait déjà été lancée, le bal allait bientôt commencer.

« — Vous êtes prêts ? » leur demanda l’alien glamour et charismatique qui surplombait leurs dos. 

« — Oui, je pense. » dit Travis pour eux deux tandis que Marcia pressait son épaule et qu’il caressait ses doigts. 

Le trio parcourut les dernières dizaines de mètres, légèrement mieux entretenues que le reste de la ville, les séparant de la fête. Leur professeure de sciences naturelles, Madame Bouvier, qui surveillait les entrées pour le début de la soirée, les salua joyeusement : 

« — Ah le trio rare ! » Tous trois détournèrent le regard, un peu embarrassés mais aussi fiers. « Je suis contente que vous soyez venus ! J’espère que vous allez bien vous amuser ! Si on vous embête dites-le-moi… Surtout toi Ashleigh : je leur ferai comprendre une fois pour toute que la biologie est relative et qu’elle est aussi ce qu’on en fait ! »

L’intéressée bafouilla de brefs remerciements ; une partie d’elle, plus particulièrement ce qu’il lui restait de l’enfant désespérément désireuse de validation, était infiniment reconnaissante, mais l’adulte émergeante et indépendante se sentit bizarrement bridée. Ce soir, elle se défendrait seule, Ashleigh s’en fit le serment. 

Ils entrèrent dans le gymnase aux lumières rendues tamisées et aux murs recouverts de papier réfléchissant bon marché. 

« — C’est joli ce qu’à fait le comité des lycéens nan ? » tenta Travis.

« — Pas mal, pour une parodie de rite de passage conformiste qui est censée être le meilleur moment de notre vie jusqu’à maintenant. » consentit cyniquement Marcia, poursuivant avec la même acidité naïve et lucide propre à l’adolescence : « Encore plus pour une pratique pervertie par des décennies à tenter fébrilement de préserver les coutumes profanes et consuméristes qui ont presque détruit le monde. »

Travis lui pinça le bout de l’auriculaire et Ashleigh souffla en faisant vibrer ses lèvres avant de lancer : 

« — Aller, on s’amuse ! »

Ils se réservèrent une table à l’écart en y laissant leurs affaires de peu de valeur avant de passer au buffet ; Ashleigh, qui se sentait assoiffée, se servit une grande rasade de punch sans alcool à la coupelle dédiée et tous se saisirent avec suspicion et tout en riant de quelques-uns des petits-fours décongelés peu engageants disposés sur les tables. Après avoir mangé un peu, ils passèrent au photo booth installé dans un coin de la pièce et y prirent plusieurs photos grimaçantes avant d’en réaliser une un peu plus sérieuse, tous sourires. L’une des photographes, Joy, se fendit même d’un commentaire admiratif et sincère sur le look d’Ashleigh. 

Rendue presque confiante, Ashleigh entraîna Travis et même Marcia sur la piste de danse, et tous trois se laissèrent aller quelques secondes à des mouvements syncopés qui ne dénotèrent pas dans la foule d’adolescents et d’adolescentes s’abandonnant à l’oubli de tout, du passé, du futur, des petits traumas qui les suivraient longtemps et des profondes angoisses que leur inspireraient toujours le futur. Pendant un bref instant, Ashleigh se sentit sourire dans cette extase cotonneuse, un sourire à tracer des fêlures vitales dans le glacis protecteur et étincelant de son maquillage. 

Jusqu’à ce qu’arrive Romuald avec sa clique. 

« — Regardez-moi ça, les gros nazes qui essaient de danser ! »

Renvoyant les éclats dispersés par la boule à facettes au plafond, les badges en forme de fusée épinglés aux revers de leurs vestes sautèrent aux yeux d’Ashleigh ; elle se rappelait à nouveau comment ils avaient trouvé un prétexte stupide pour refuser son entrée au club d’astronomie en troisième année. Comment ils avaient crié dans son dos, alors qu’elle sortait démoralisée de la salle leur servant de bureau une fois par semaine : on veut pas d’un sale tordu comme toi Ashleigh, avec ton nom débile qu’on sait même pas si t’es vraiment un garçon !  

« — Nous au moins on profite sans rabaisser qui que ce soit d’autre. » s’entendit-elle dire sans même y penser. Romuald perdit sa contenance une fraction de seconde avant de repartir, d’un air encore plus condescendant : 

« — Faut bien rabaisser les gros dégueulasses dans ton genre pour qu’ils restent à leur place ! » Et il leva la main vers James, Trevor et Stanislas pour qu’il la lui frappe en retour pour soutenir sa confiance en lui. 

« — Oh, t’inquiète pas, j’ai pas l’intention de prendre une place dans le club que vous formerez au centre universitaire. J’ai mieux à faire que de vous éduquer, c’est peine perdue maintenant. » Travis étouffa un rire nerveux dans sa main ; sa réaction attisa le début de colère de Romuald, qui fit un pas vers Ashleigh en grognant :

« — Qu’est-ce que tu veux dire par là… » 

Elle pinça ses lèvres et fit un pas à son tour : 

« — Si t’avais moins eu la tête dans ton propre cul t’aurais peut-être comparé tes résultats finaux à ceux des autres. On était tous sur le même panneau nan ? » Le visage de Marcia se décomposa avec la montée de la tension ; James, Trevor et Stanislas, quant à eux, étaient rendus cois par le répondant qu’avait subitement développé leur souffre-douleur.  

« — Fais attention à ce que tu dis, moi au moins je comprends les principes de base de l’anatomie, de la génétique, des chromosomes tu seras jamais une… espèce de… » 

Ashleigh, toute droite et rendue plus grande par ses talons hauts, fit un pas de plus ; il recula, les faisant sortir de la piste de danse. 

« — Espèce de quoi ? À t’entendre c’est toi le freak nan ? Si je te comprends bien tes yeux peuvent distinguer les chromosomes, comme ça, paf, dès que tu vois quelqu’un, et tu vois aussi à travers les vêtements, pour mieux déterminer qui a le droit d’être un homme ou une femme. Alors vas-y, continue de m’éclairer, t’as déjà de si bonnes notes en physique de base j’ai hâte que tu m’en dises plus sur l’interaction entre la complexité de la biologie sexuelle et la socialisation genrée. » Romuald heurta la longue table derrière lui. 

« — M’approche pas, sale p… » 

Son répertoire d’insultes s’était considérablement étoffé depuis leurs neuf ans, Ashleigh ne le savait que trop bien. Et elle ne voulait plus souffrir de ses mots abominables. La jeune fille fut prise d’une soudaine pulsion envers son bourreau : en un instant, le plat de ses mains heurtèrent les larges épaules que ne soutenaient plus qu’à peine des jambes rendues flageolantes, fournissant une pression plus forte qu’elle ne se serait crue capable de produire. Romuald bascula en arrière et l’énorme bol de punch, pressé par le bas de son dos, s’incurva vers lui ; le liquide jaune orangé gicla entre ses jambes tandis que le jeune homme tombait assis sur la table. Le bol oscilla et alla choir de l’autre côté du meuble ; la musique s’interrompit avec le fracas, et quelques rires fusèrent à travers le choc de l’assistance. Le visage figé coi de Romuald ramena Ashleigh à elle-même avec un gloussement qu’elle cacha de ses gants tout en se retournant. Elle se faufila en dehors de la salle avant que la grosse cinquantaine de personnes présentes aient pu complètement réaliser ce qui s’était produit. 

Ashleigh, elle, ne s’arrêta dans sa « course » (pour autant qu’on ait pu parler de course avec des chaussures aussi hautes et inconfortables) qu’au bas de la ville, à la limite des rues résidentielles. La nuit était tombée depuis un moment, et elle s’assit sur une vieille souche à la limite du marais qui avait remplacé le permafrost longtemps avant sa naissance. Les rayons de la pleine lune traçaient des arabesques arachnéennes sur ses pupilles à travers ses faux-cils papillonnant, rivalisant avec les lueurs bleutées de combustion froide qui s’élevaient au-dessus des eaux stagnantes. Là, dans cet endroit à la présence et au sentiment bizarre, elle se sentait plus à sa place, elle se sentait mieux.

La jeune fille rit doucement dans le noir, savourant sa (si) petite vengeance, (maigre) rétribution pour toutes ces années de tourments. Elle consulta les messages inquiets envoyés par Travis et Marcia mais aussi par Madame Bouvier, auxquels elle répondit avec de vagues excuses avant de calmer leurs inquiétudes en ajoutant qu’elle était rentrée chez elle. Ce qu’elle n’avait pas l’intention de faire tout de suite : son père saurait que quelque chose était arrivé, ce qui lui causerait encore du souci dont elle voulait l’épargner autant que possible du fait de ses problèmes cardiaques. Elle devait aussi se calmer avant de revenir, car s’il la sentait chamboulée il prendrait encore un jour de congé à la station d’épuration, ce qui ne le rendrait pas non plus populaire auprès de ses collègues et… 

Ashleigh souffla longuement. Elle lui dirait, dans quelques jours… Et à partir de là il penserait plus à lui, comprenant enfin (enfin, peut-être) qu’elle pouvait se défendre un minimum par elle-même. 

Elle enleva ses chaussures et se releva, arpentant pieds nus la mousse légèrement humide de la tourbière. Elle avait pris ses habitudes dans cet environnement que les autres habitants de leur ville (enfin, bourgade) fuyaient. À tel point d’ailleurs qu’elle pouvait suivre sans difficultés ses chemins habituels par cette nuit claire ; tiens, c’était là qu’elle avait pris des prélèvements à regarder au microscope, et là, et là, et là… Rendus encore plus évanescentes par la lumière lunaire, les flammes bleues des combustions froides, issues des gaz produits par la décomposition végétale dans la tourbière, dansaient devant elle. Rien d’étonnant à ce que les anciens, les vrais anciens, ceux d’avant les « siècles obscurs », aient incarnés ces lumières étranges d’esprits trompeurs, feux-follets conduisant les imprudents à leur perte. 

Dans son cas, Ashleigh s’imaginait moins victime que complice de ce que, dans une passade créative et jouissive, elle s’imagina plutôt représenter les manifestations terrestres maladroites d’êtres d’énergie quadridimensionnels. Oh oui, guidez-moi, guidez-moi jusqu’à vous je suis presque des vôtres je ne suis pas une femme je suis une créature, je suis une alien charismatique et glamour ! Ou alors donnez-moi quinze ans que j’obtienne mon doctorat de biologie et que je sois une vidéaste connue et reconnue doublée d’une dragqueen hors-pair ! Et elle caqueta de rire en continuant de tourner joyeusement sur elle-même, le latex turquoise de sa robe renvoyant l’éclat des flammes bleues vers la Lune insolante dans sa dureté d’argent. 

Sa déambulation la conduisit jusqu’à la limite opposée du marais, où le sol se relevait en pente douce et accueillait les survivants, ou plutôt les descendants de la station sylvicole avec laquelle Tree Birth avait été fondée par l’antique gouvernement de ce qui avait été appelé alors le « Canada ». C’était il y a longtemps, au tout début des « siècles obscurs », et il ne restait de cette catastrophe que ces arbres tranquilles. Tout en s’enlevant doucement ses faux-cils, Ashleigh releva les yeux vers la canopée infiniment noire des tulipiers ; elle aimait ces arbres au feuillage si sombre et aux rares et volumineuses fleurs blanches. Dont aucune n’était ouverte à ce moment d’ailleurs. Est-ce que « Tulipière » lui ferait un bon prénom ? Non sans doute pas… 

« — Alien la plus charismatique et glamour de notre voisinage stellaire, où es-tu ? Je ne te veux aucun mal ! »

Merde c’était Papa… Et elle se sentit d’abord coupable puis, malgré tout, reconnaissante. Tant pis pour les quelques minutes de solitude supplémentaires dont elle aurait pu profiter avant qu’il ne la trouve, elle ne voulait pas prendre le risque qu’il aille s’embourber.

« — Je suis ici Papa ! »

Marcus, qui arpentait la lisière du marais lampe torche à la main, se mit à courir à travers la futaie en direction de sa voix, et dès qu’il l’aperçut il ouvrit ses bras dans lesquels elle se jeta. 

« — Madame Bouvier m’a tout raconté. »

« — Je suis désolée de te causer du souci… »

« — Non, au contraire, je suis très fier de toi ! » Et ils rirent ensemble comme ils en avaient l’habitude. 

« — Si c’est le cas tu prends pas de jour off demain ! Je peux regarder mes séries et manger ma pâte à tartiner à même le pot toute seule ! »

« — Hmmm… Je peux au moins rentrer plus tôt du travail ? » 

Sa fille lui fit les gros yeux et il haussa les épaules en riant de plus belle. 

« — Tu te cherches des excuses pour rester à la maison ! » le taquina-t-elle. 

« — Ah non ! » nia-t-il mollement, l’amusement prenant le pas sur la sincérité. « Oh, tiens, j’ai vu une annonce surprise pendant que tu étais au bal… C’était quoi déjà ? » Habile moyen de changer de sujet de conversation, s’amusa-t-elle intérieurement avec tendresse. « Ce milliardaire sud-africain là, il a dit qu’il allait doter la Terre d’un vaisseau interplanétaire ultra-rapide d’ici un an, le plus rapide depuis le début des siècles obscurs, plus rapide que tout ce qui a été fait ! »

« — Le gros con qui a donné à son fils un nom d’aspirateur automatique ? Avec sa société spatiale qui a un nom tout aussi débile… Je te l’ai dit Papa, c’est un mytho : quand il dit qu’il va faire quelque chose en deux ans il y arrive laborieusement au bout de quinze, s’il y arrive tout court… »

« — Tant mieux ! Ça te laisse le temps de devenir doctoresse en biologie, vidéaste et… »

« — Et dragqueen. »

« — Et une alien accomplie ! Et de te trouver un nouveau nom ! »

« — Tu m’en veux à ce sujet ? » Elle n’avait pas perçu de rancœur dans sa voix à ce moment, ni jamais à ce sujet, mais elle avait toujours peur que… 

« — Bien sûr que non. Avec ta mère on t’a choisi un prénom neutre juste car… Enfin, tu vois on a pensé bien faire ! Je me doutais pas que… Peut-être qu’avec moins de gens cons… Enfin, elle m’a aussi bien dit qu’un jour je devrais t’aider à t’en choisir un vraiment à toi si tu le voulais. »

Tous deux s’arrêtèrent à la limite des bosquets de tulipiers et laissèrent leurs regards se porter sur un magnolia solitaire, chétif mais précoce, le plus grand de ses boutons turgescents au mauve maladif et irréel frémissant dans la petite brise de la fraîche nuit de Mai. Pendant un instant, à peine un grain de temps, la jeune fille crut voir les sépales satinés refléter les rayons de la Lune et les éclats des flammes froides non pas vers l’extérieur mais en lui, comme une sorte de… tesseract circulaire. Choix de mots ridicule et non-sensique, mais le seul qui s’approchait de ce qu’elle percevait. Terrifiant mais surtout magnifique, irrésistible… 

« — Tu aimes les magnolias Papa ? »

« — Oui… Et j’aimerais qu’il y en ait plus ici. »

« — Tu ne risques pas de t’inquiéter à mort si je pars un jour dans l’espace ? »

Marcus était habitué à ces revirements existentiels subits que prenaient parfois leurs conversations. 

« — Évidemment. Enfin, pas à mort MORT maintenant. Car je sais que les aliens n’ont qu’à bien se tenir : tu as foutu le cul de ton tyran dans du jus de fruit, et ça je suis sûr que peu de créatures, dans cette dimension ou une autre, sont capables de le faire ! »

Elle le prit dans ses bras, et il passa l’un des siens au-dessus de son épaule. 

« —  T’es bête. » rit-elle.

« — Toi aussi. » répondit-il avec un détachement feint. 

« — On est bien là nan ? » Elle fixait toujours le bouton dont les propriétés optiques hypnotiques restaient étonnamment stables tandis que s’égrenaient les secondes ; un sublime concours de circonstance plutôt que la froide intervention d’êtres d’énergie quadridimensionnels cherchant à l’appeler, même si elle se plaisait à fantasmer l’option la moins scientifique… 

« — Oui. Et je parie que n’importe quel alien bassement tridimensionnel et carboné se sentirait pareil. » Il avait suivi son regard et partageait maintenant son sourire ravi ainsi que, très probablement, ses rêveries. 

« — Tu crois que je serai capable de fasciner un extraterrestre ? » Elle faillit pouffer de la bêtise charmante de sa question, mais il répondit avec tout son sérieux : 

« — Certain, plus que jamais. Pour toujours. » 

Dans une étincelle de Lune, un éclair de flamme bleue, le grand bouton de magnolia s’épanouit d’un millimètre ; le tesseract circulaire fut emporté dans les replis entrouverts des pétales roses qui se révélaient dans la brise de ce frais mais agréable début de Mai. C’était une promesse fortuite, triviale, jolie, tendancieuse, drôle et touchante car effrontément fragile. 

« — Je crois que je me suis trouvé un nom. » murmura May Magnolia.

← Épisode Précédent                                                                                                             Épisode Suivant →

Sommaire