May Magnolia était la seule à bord du Starliner qui n’avait pas traversé de remodelage psychologique au cours des derniers mois. Au moment du départ, la navigatrice Grace aurait pu être définie comme une épouse exploitée et délaissée très effacée, mais à présent c’était en tant que divorcée émancipée et surtout conseillère en indépendance féminine qu’elle pouvait être décrite ; Exposant-Douze n’était plus le jeune commandant arrogant et plein de morgue de leur première réunion, son orgueil comme son excès de sérieux engloutis dans une frivolité décomplexée qui en faisait désormais le plus charmant et inoffensif crétin ; l’interminable voyage dans l’espace avait apparemment soigné la grave dépression chronique de Deekshith au point de faire du planétologue un bout-en-train particulièrement oublieux ; heureusement, car leur traversée sans fin avait eu l’effet inverse sur Azissia Mega : la chanteuse outrancière et fine communicatrice s’était repliée dans un sérieux particulièrement studieux, ne se dédiant plus qu’à l’étude à la fois de la physique et de la médecine spatiale ; retournement aussi inattendu que bienvenu, car Sangsue-de-Vie, leur doctoresse en titre, avait pour ainsi dire fini par se laisser absorber par ses psychotropes et son mysticisme, murée à la fois dans sa cabine et son silence monastique ; enfin, la qualité de leur régime alimentaire comme de leur entrainement sportif avaient suivi les hauts et les bas de l’idylle entre Codriche et Sip : ils s’étaient juré fidélité éternelle, avaient pleuré ensemble, s’étaient mariés, s’étaient battus, avaient divorcé, s’étaient réconciliés, s’étaient remariés sereinement…
Seule May était restée égale à elle-même durant les derniers mois écoulés : dragqueen hors-pair, biologiste moléculaire appliquée, alien auto-proclamée. Pour aussi joyeuse et fantasque qu’elle fut encore, May Magnolia ne se pensait pas particulièrement exceptionnelle ; la jeune femme aurait sans doute elle aussi vrillé d’une façon ou d’une autre si elle n’avait pas eu le message. LE MESSAGE. Pas n’importe lequel, celui-là !
May l’avait reçu sur la messagerie liée à sa chaîne vidéo indépendante quelques millions de kilomètres après qu’ils aient doublé l’orbite d’Uranus. La communication avait été envoyée depuis un serveur sans nom hébergé par une station centaurienne pirate, avec pour seul objet un élusif CONFIDENTIEL : DONNÉES CRITIQUES AU SUJET DE CHIONÉ (majuscules d’origine). Le message ne comportait pas de texte propre, ni explications ni politesses, mais y étaient attachées plusieurs gigaoctets de pièces jointes : des monceaux de données observationnelles en infrarouge. À en juger par la finesse des données, elles devaient provenir d’un télescope coalusien, peut-être PURA, leur tout dernier fleuron. May n’était pas astronome ni physicienne de formation mais ses notions lui avaient permis, petit à petit, d’interpréter les lignes de codes spectrographiques ; au fil des heures, des jours puis des mois, toute sa personne s’était focalisée en ce sens, testament de sa curiosité autant que de sa ténacité.
Et maintenant qu’elle entrevoyait ce que cela signifiait au sujet de leur destination, la dragqueen hors-pair, biologiste moléculaire appliquée et alien auto-proclamée ne savait pas comment réagir, ni même quoi penser.
May se releva d’une nouvelle tentative de sieste. Le sol était froid et des engourdissements fourmillants traversèrent la plante de ses pieds lorsqu’elle se leva : le Starliner avait commencé sa décélération terminale un peu plus de cent-soixante-dix heures plus tôt et la jeune femme n’était toujours pas habituée au retour de la pseudo-gravité. Légèrement étourdie, elle dut s’appuyer un instant à la paroi derrière son lit. Ils opéreraient leur premier survol rapproché dans un peu de plus de cinq semaines. La toute première visite de Chioné par des humains, que ce soit en personne ou par le biais d’engins robotisés. May ressentit une brève nausée et déglutit pour la faire passer : il allait être temps de savoir si elle avait tout interprété correctement. Et d’affronter ce que cela impliquait.
La jeune femme prit le temps de se maquiller (rien de trop drag, juste assez pour se sentir assez alien), de coiffer sa perruque (rien non plus de trop extravagant, avec le retour du poids dans le vaisseau) et d’enfiler une combinaison (encore plus banale) et sortit de sa cabine pour se rendre au centre de contrôle. Grace s’occupait du quart à ce moment : elle releva la tête pour la saluer d’un air assuré et se remit à l’écriture du prochain épisode de son podcast Unchained Combativity. May s’assit à son poste et entra diverses commandes dans le télescope « inférieur ». Celui-ci était un instrument de piètre utilité, notamment parce que son champ de vision était presque dans l’axe des tuyères de poussée et qu’à ce moment celles-ci étaient en pleine action. Leur chaleur intrinsèque et les particules qu’elles éjectaient troublaient la vision de Chioné encore très lointaine, mais si May n’avait pas fait d’erreur dans ses calculs alors elle pourrait déjà confirmer un élément absolument crucial…
Un minuscule disque flou et noirâtre, à peine contrasté sur le fond spatial, apparut sur son écran ; un point encore plus foncé, à peine assez gros pour apparaître plus grand que les étoiles en arrière-fond à la luminosité filtrée, l’accompagnait. Chioné et sa plus grande lune, Eumolpos ; elle figurait déjà dans le message, avec ce nom. Les autres membres d’équipage avaient découvert l’existence de ce satellite quelques jours plus tôt, sans l’aide des données du message ; May avait suggéré le nom, prétendant une inspiration subite, et personne n’avait trouvé à redire. L’ordinateur de bord, entre deux faux-positifs dus à sa programmation observationnelle bâclée, avait également trouvé cinq autres satellites plus petits à la planète. C’était Azissia et Deekshith qui avaient confirmé leur existence, et c’était vraiment plus spontanément que May avait trouvé les noms pour ceux-ci : Géryon, Minyas, Calirrhoé, Autolycos et la très brillante Philammon, également visible à l’écran sous la forme d’un pixel éclatant. Mais ce n’était évidemment pas ces corps célestes qui occupaient l’esprit de May Magnolia. Elle poussa le télescope au maximum de ses capacités grossissantes et… Oui. Un hallo à peine perceptible barrait les zones équatoriales de la planète et débordait généreusement dans l’espace presque jusqu’à l’orbite d’Eumolpos : un tore de particules ionisés, un immense anneau diffus de plasma. L’approche serait très dangereuse…
May enclencha l’alarme générale ; Grace sursauta et les autres les rejoignirent rapidement sur la passerelle, même Sangsue-de-Vie.
« — Qu’est-ce qui se passe ? » bailla Exposant-Douze.
« — Regardez l’image à l’écran. » répondit la biologiste en s’adressant à toutes et tous.
« — Oh ! Un champ de particules autour de Chioné, c’est une belle découverte ! » s’exclama Deekshith avec un entrain mesuré.
« — Est-ce que l’ordinateur a réussi à nous pondre une analyse à peu près correcte ce coup-ci ? » demanda Azissia avec un aplomb indiscutable.
« — À en juger par l’aspect et la température… Ces particules sont ionisées, c’est du plasma. » exposa May en réprimant sa culpabilité quasi-enfantine.
« — J’imagine qu’on ne peut pas passer à travers, au risque de finir complètement frits. » gouailla Sip.
« — Comment on va faire ? » s’angoissa Codriche qui s’agrippait déjà plus fermement à la taille de son mari.
« — C’est un tore… Comme un donut… On peut approcher la planète sans passer à travers si on vise les pôles. Ça veut dire modifier notre trajectoire et ensuite adopter une orbite elliptique avec un périgée qui passe dans la région libre et un apogée très éloignée… » exposa lentement May, légèrement incertaine de ses raisonnements et de ses conclusions. « Ça nous ferait dépenser beaucoup de carburant et réduira notre temps sur place si on veut avoir assez de combustible pour rentrer pas trop lentement… Mais ce serait faisable, n’est-ce pas Grace ? »
« — Oui je pense… »
« — Bon, plus qu’à lancer l’ordi sur le sujet, ça devrait être dans ses cordes, et vérifier ce qu’il pond. » marmonna Exposant-Douze.
L’ambiance était vaguement morose ; ces interminables mois de voyage ne seraient pas récompensés par un séjour tout aussi long sur ce monde inexploré : ils n’auraient qu’une période de quelques semaines voire jours… Enfin, ce n’était pas comme si la passion de la découverte les animait encore, si tant était qu’elle ait jamais animé l’ensemble d’entre eux depuis le début. May Magnolia aussi se sentait flancher, mais ce n’était pas encore pour les mêmes raisons. Les autres membres d’équipages se dispersèrent lentement, à l’exception de Sangsue-de-Vie, qui resta sur place les yeux fermés, sans doute happée par un autre épisode de méditation catatonique, et de Grace, qui revint à son poste pour entrer les nouveaux paramètres de navigation dans l’ordinateur.
« — Qu’est-ce qui t’as donné envie de chercher ça spécifiquement May ? » y avait-il de la suspicion dans la voix de Grace ?
« — J’ai juste eu une intuition… » May se reprit, balbutiante. « J’étais curieuse de Chioné. »
« — Hmmm… » La navigatrice ne semblait pas convaincue.
May marmonna une excuse et retourna dans son laboratoire. Escargots tropicaux, fourmis, cloportes, araignées d’eau, poissons-zèbres et grenouilles pygmées s’agitèrent dans leurs terrariums et aquariums respectifs avec l’allumage de la lumière et la biologiste soupira en inspectant le matériel de vidéaste devant sa ménagerie miniature. Il y avait longtemps que la distance avait tellement réduit leur bande passante que toute diffusion vidéo routinière était proscrite ; ses contenus désormais sous forme d’audios crachotants ou d’images fixes basse résolution n’avaient plus le même succès, et c’était déprimant. Au moins elle n’avait plus besoin de faire l’effort de se mettre en drag pour ces contenus… Mais ne pas se creuser le crâne pour trouver de nouveaux looks extravagants l’emplissait aussi d’une oisiveté fébrile et coupable. La jeune femme se laissa tomber sur sa chaise. Peut-être qu’elle aussi commençait à vriller…
La photo de son père lui souriait, entre deux boîtes en verre. Combien de temps prendrait un message pour le rejoindre s’il était encore en vie ? Trente, trente-cinq jours terrestres ? D’une main, May saisit le cadre avec tendresse tandis que de l’autre elle attrapait son carnet de notes et d’étude le plus secret, qu’elle cachait sous les boîtes de nutri-poudre recyclée.
« — Je vais peut-être les rencontrer Papa… Mais ça ne va pas se passer comme prévu je pense… » murmura-t-elle. « Tu te rends compte… T’avais raison… Je… Enfin… Merci de m’avoir toujours soutenue, telle que j’étais… telle que je suis… J’espère que ton âme ou ce qui reste de toi quelque part est pas juste sur Terre, que tu mettes pas un mois à recevoir ça. »
May Magnolia renifla ses premières larmes et essaya de rire de la banalité de son sentimentalisme tout en reposant la photo et en ouvrant son carnet. C’était là que se trouvaient le reste de ses notes au sujet des documents supposés uraniens. Sur la dernière page griffonnée elle avait raturé : IL Y A UNE CIVILISATION SUR CHIONÉ !!! C’était une conclusion tellement démentielle qu’elle n’osait pas y croire, et en retour cette circonspection concernant le rêve de sa vie la déprimait… May entreprit de nourrir les animaux et tenta de faire le vide comme Sangsue lui avait appris. Dans très peu de temps elle serait fixée, encore un peu de patience…
Cinq autres jours suspendus furent nécessaires pour que l’ordinateur de bord parvienne à leur calculer une nouvelle trajectoire. Il en fallut ensuite cinq de plus à Grace pour vérifier les équations et les ajuster aux modifications de leur position et de leur vitesse ayant eu lieu entre-temps. Enfin, il put être confirmé que le Starliner modifierait légèrement son angle d’approche pour passer d’abord juste « au-dessus » du pôle nord de Chioné, à une distance de seulement douze mille kilomètres. Comme le vaisseau n’aurait alors plus que zéro virgule quatre pour-cent de sa vélocité maximale, le champ gravitationnel de la planète à cette distance serait suffisant pour infléchir sa course. Cela le ferait « plonger » vers un point situé à deux cent quatre-vingt-dix-huit mille kilomètres de son pôle sud en une ample courbe. Courbe qui finirait par devenir, à forces de menues corrections, leur orbite autour de ce monde lointain. Le tout pour leur éviter la ceinture de plasma ionisé de Chioné et les maintenir en sécurité. Exposant-Douze avait revérifié la théorie mais ses capacités intellectuelles ne donnaient pas beaucoup de valeur à sa validation ; Deekshith avait également revu les calculs et se montrait confiant, mais il l’était désormais pour tout alors…
Durant ces dix jours puis au cours des suivants, durant lesquels ils sentirent tous les propulseurs de manœuvre du Starliner modifier leur trajectoire par petites touches, May continua de scruter la planète avec le télescope inférieur. À défaut d’autre chose il lui permit de confirmer la taille de Chioné, légèrement supérieure à celle de la Terre, et sa masse, pour le compte légèrement inférieure. Elle put également extrapoler des données similaires au sujet de Eumolpos, qui était plus grande et plus lourde que leur bonne vieille Lune et orbitait encore plus de deux fois plus proche de sa planète. Enfin la drag queen hors-pair put faire quelques observations supplémentaires de Philammon, qui semblait être un corps quasi-sphérique d’un peu plus de quatre cent quarante kilomètres de diamètre et dont la brillance restait inexplicable. C’était tout ce qu’elle pouvait en tirer. Pour des images plus détaillées de leur surface et surtout pour les données véritablement scientifiques il faudrait attendre que le télescope « sommital », beaucoup plus puissant et sophistiqué, puisse être orienté vers la planète. Encore quelques semaines, quelques jours, et May Magnolia pourrait avoir les conclusions dont elle avait besoin…
Elle s’occupa comme elle put dans le compartiment des cultures oxygénatrices ; contrôler les taux de multiplication et de croissance des algues mono-cellulaires qui rendaient leur atmosphère respirable lui procurait une sérénité bizarre, parfaitement en phase avec ses passions et son tempérament improbable. Codriche l’agronome, qui normalement avait la responsabilité des cuves à oxygène en plus de celle de sa ferme hydroponique, la rejoignit, comme il en avait déjà pris l’habitude avant l’approche. Au cours des précédentes semaines, la canadienne fantasque et le cultivateur transylvanien avaient développé une belle amitié ; elle avait écouté toutes ses peines de cœur, il avait accordé son attention à ses spéculations scientifiques, chacun comprenant un peu plus l’autre dans les différences ayant forgé leur propre identité.
« — Tu sais je crois que tu m’as eu, moi aussi maintenant j’ai envie qu’on trouve de la vie sur Chioné ! » C’était la première fois que Codriche sortait de son détachement confinant à la placidité sur le sujet. May se sentit sur le point de lui révéler que ce n’était pas seulement de la vie simple qu’ils pourraient trouver sur Chioné, mais quelque chose de plus avancé si le reste des données du message étaient crédibles. Après leur observation directe d’Eumolpos et du tore de plasma, il n’y avait plus de raison d’en douter. D’ailleurs le…
« — Je commence à y croire aussi ! » Sip venait de les rejoindre et il saisit Codriche par la taille tout en l’embrassant sur la joue. « Tu vas enfin avoir ton moment pour briller May ! Honnêtement, je pense que j’aurais fini par me décourager d’avoir à attendre aussi longtemps pour assouvir ma passion… »
« — Je n’en suis pas à ma première quête existentielle qui prend du temps à s’accomplir tu sais ! » Elle essaya de rire mais n’y parvint pas complètement ; aussi bizarre que cela lui parut, elle ressentait la même terreur et la même exaltation qu’au moment auquel elle avait timidement commencé à s’affirmer en tant que femme, envers et contre tout ou presque. C’était un véritable saut dans l’inconnu : tant de développements imprévus allaient à nouveau se présenter…
Les deux hommes, pour aussi compréhensifs et gentils qu’ils furent, ne saisirent pas l’ensemble de ce qu’elle sous-entendait et son trouble ; aucune personne cisgenre ni aucune personne non-obsédée par la quête d’extraterrestres intelligents ne pouvait vraiment le comprendre.
« — Bon, on dirait que nos cultures algales se tiennent bien ! » Codriche ramena un peu de légèreté dans la pièce baignée de lueurs turquoises. « Tu veux passer la soirée avec nous ? »
« — Ça pourrait te faire du bien de te changer les idées ! » À défaut de comprendre toutes les causes abstraites et théoriques, Sip avait un don pour trouver des solutions immédiates.
« — J’adorerais ! »
Les soirées qui suivirent ranimèrent un peu l’excitation qui avait régné au début du voyage ; Deekshith, Azissia, Exposant-Douze et Grace finirent par se joindre à eux un à un au fil des jours alors que, inexorablement, le Starliner ralentissait toujours plus et approchait de sa destination finale.
Les dernières heures avant leur passage au plus près de Chioné furent particulièrement chargée. Tout d’abord il fallut ajuster les configurations internes du vaisseau en prévision du retour prochain de l’apesanteur ; celui-ci se faisait déjà sentir car la poussée se réduisait avec la diminution de leur vitesse, et toutes et tous se sentaient déjà beaucoup plus légers. De plus, le début de la traversée de la sphère de Hills * de Chioné permit à leurs détecteurs plus affinés de récolter leurs premières données in situ solides : le voisinage du système chionien était riche en poussière à la composition uniforme et sombre (enfin, du moins « riche » en comparaison du reste du milieu spatial). C’était cette poussière qui se ionisait autour de Chioné sous l’effet de son champ magnétique, et cette poussière mêlant roches et glaces devait provenir des éruptions d’Eumolpos ; c’était la seule explication à laquelle parvinrent leurs études séparées. Ils n’eurent cependant pas le temps de s’appesantir sur ces premiers résultats car ils durent rejoindre leurs postes au centre de contrôle pour l’approche finale.
May se sentait fébrile en regardant les images toujours désespérément floues fournies par le télescope inférieur : Chioné y apparaissait beaucoup plus grande mais le pouvoir de résolution du dispositif ne restituait que diverses zones informes et floues en divers tonalités de gris sur son disque mal défini. Encore quelques heures, quelques minutes et le télescope sommital serait orienté vers la planète et…
« — Tiens, on a des interférences radios qui brouillent ce qu’on reçoit depuis la Terre et le reste du système solaire… » Grace fronça les sourcils en lisant les informations complémentaires que l’ordinateur peinait à livrer en continu avec tous les calculs liés à l’ajustement de la trajectoire.
« — Un appel pour toi May ! » blagua joyeusement Sip.
« — Peut-être les aliens qui nous souhaitent la bienvenue ! » poursuivit Codriche sans aucune méchanceté non plus.
« — C’est juste ce foutu tore de radiation qui émet des signaux chaotiques. » Le visage de May se contracta, crispé ; elle s’était montrée plus sèche qu’elle l’aurait voulu.
Deekshith, Exposant-Douze et Azissia s’attelèrent chacun de leur côté à l’éclaircissement des données radio et Sangsue laissa apparaître un sourire cryptique. Encore quelques heures, quelques minutes… La drag queen hors-pair, biologiste moléculaire appliquée et alien auto-proclamée ferma les yeux.
« — May ! Ça y est ! »
Pour la toute première fois en condition réelle, l’ordinateur émit automatiquement le jingle absurde que le commanditaire du vaisseau avait fait composé par son IA ; une trille ronflante et incongrue qui ne devait être jouée qu’en cas de découverte outstanding. À croire que la programmation du Starliner avait enfin réussi à accomplir une de ses tâches supposées de prédilection de façon totalement autonome. Seules quelques secondes lui avait suffi pour analyser les spectrographies prises par le télescope sommital et y repérer le ratio forcément d’origine biologique entre les éléments fondamentaux et les signatures d’éléments inattendus forcément d’origine industrielle qu’étaient les trifluorures et les hexafluorures. May rouvrit lentement les yeux.
Ce n’était cependant pas des lignes et des lignes d’indicateurs alphanumériques qui s’affichaient sur son écran et sur ceux des autres, toutes et tous bouches bées y compris Sangsue. Sur leurs moniteurs défilait lentement la majeure partie d’un disque blanchâtre aux marbrures en gradients de bleus, de roses et d’oranges. Chioné était absolument magnifique et… Et… May étouffa un cri inarticulé. D’immenses imbrications d’hexagones et de triangles, à la couleur violette scintillante, ciselées par d’immenses rainures très droites, émergeaient au bas de l’écran. En poursuivant sa route, le Starliner passa dans l’ombre de la planète. La majorité de sa ceinture équatoriale scintillait dans la nuit avec les mêmes motifs rectilignes ; seules quelques zones de formes chaotiques en étaient dénuées. Aucun ordinateur ni aucune personne n’aurait prêté une origine purement naturelle à ce…
« — On pense la même chose ? »
Toutes et tous s’étaient tournés vers May Magnolia, sourires incrédules et émerveillés aux lèvres.
« — On ne sait pas si ces choses sont d’origine intelligente ou même organique. » tenta-t-elle de tempérer ; ses mains tremblaient.
Toutes et tous furent interloqués par cette réaction. De façon surprenante étant donné son tempérament et sa spécialisation, ce fut Codriche qui le premier lui présenta des objections :
« — Aucun processus naturel auto-induit ne peut produire des formes analogues à une échelle pareille. Il y a forcément une intentionnalité derrière tout ça… »
« — Ce doit être des formes quelconques d’aménagement de leur territoire… » assura Azissia avec le plus grand sérieux.
« — Pour optimiser la gestion de leurs terres arables… » avança plus cavalièrement Exposant-Douze.
« — Ou alors ces structures sont justifiées par des raisons esthétiques… » supputa Grace.
« — Ou même spirituelles ! » s’exclama Sip.
« — Ou alors ce qui anime, dirige et émeut ces êtres restera à jamais hors de notre compréhension et de notre capacité émotionnelle. » C’étaient les premiers mots de Sangsue-de-Vie depuis des mois.
Ce fut cependant le silence de plus en plus prolongé de May qui les déstabilisa le plus : personne ne comprenait sa réaction. Enfin, la confusion croissante dans leurs regards pesant de plus en plus lourd sur la jeune biologiste, elle finit par s’ouvrir :
« — Et si nous avions tort ? Et si ces choses n’étaient que le résultat de processus inconnus produits par l’environnement unique de Chioné, avec ses températures très basses, son équilibre chimique complexe, ses interactions gravitationnelles avec sa lune principale ? Nous devons faire plus d’analyse… Je… »
« — Pourquoi tu ne te rends pas à l’évidence May ? » Sangsue, encore, le ton peiné mais aussi, pour la seule et unique fois du voyage, clairement vindicatif.
« — Parce qu’il y a déjà eu tant de déceptions ! » Ça non plus, elle ne pouvait pas vraiment l’expliquer à des personnes cisgenres ou à des individus qui ne connaissaient pas vraiment l’histoire de la recherche d’extraterrestres intelligents. May se reprit : « Ordinateur, lance une analyse spectrographique complète de l’atmosphère tant qu’on est dans l’ombre ; profite de la diffraction de la lumière du Soleil dans l’atmosphère de Chioné pour affiner les mesures chimiques, ça devrait marcher même avec la luminosité solaire très réduite qu’on a à cette distance. Lance aussi une recherche de séquences redondantes dans les parasites radio au cas où. »
Grace, Exposant-Douze, Deekshith et Azissia affinèrent ses demandes avec leurs claviers respectifs. May ressentit le besoin de se justifier un peu plus :
« — Vous savez que c’est le rêve de ma vie… Ma vocation… Je me serais même contentée d’étudier les fossiles unicellulaires de Mars, les résidus bio-chimiques des geysers d’Europe, d’Encelade, d’Ariel et de Triton ou même les pseudo-organismes cryolithes de Titan… Ça… Ça dépasse mes attentes les plus folles… J’ai jamais imaginé vraiment sérieusement de trouver quelque chose comme… Personne l’aurait fait… C’était plutôt une sorte de rêverie étayée pour moi… Je… Je ne veux pas me leurrer. Imaginez une telle déception… Je… »
May Magnolia retint un sanglot. Azissia toucha son bras gauche et Codriche fit de même à sa droite. Les autres se dessanglèrent à leur tour dans l’apesanteur retrouvée du vaisseau et posèrent leurs mains sur ses épaules. C’était agréable de n’être entourée que de personnes prêtes à vous soutenir dans vos délires, même s’ils n’en saisissaient pas tous les tenants et aboutissants, qu’ils soient intellectuels ou intimes, pratiques ou métaphysiques. Et ils avaient raison : seule une dragqueen hors-pair, biologiste moléculaire appliquée et alien auto-proclamée pouvait gérer pareille situation. May Magnolia accepta enfin l’évidence en gloussant avec abandon ; une volonté intelligente perceptible aux humains étaient forcément à l’œuvre sur Chioné.
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* Sphère de Hills : sphère théorique au sein de laquelle l’influence gravitationnelle d’un objet (étoile, planète, lune…) peut être ressentie. Tout objet passant dans cette sphère peut voir sa trajectoire infléchie par ledit objet voire se satelliser autour de lui si les conditions sont réunies. La taille de la Sphère de Hills dépend de la taille de l’objet principal mais aussi de l’éventuelle proximité d’autres objets plus massifs.