Personne ne convenait plus à sa propre mission que Loozie P. Tout le monde le savait, surtout Loozie P. On la décrivait intelligente, intègre, incisive, tenace, procédurière, rigide et ombrageuse ; elle-même préférait se définir plus prosaïquement comme « une connasse sans le moindre humour ». Pléonasme ou non, la formule convenait sans doute autant qu’une autre pour la scientifique supervisant l’équipe caelusienne dédiées à l’étude des confins du système solaire. 

« — Bonjour à toutes et tous. Prêtes et prêts à travailler ? » déclara-t-elle sur son habituel ton morne en entrant dans le centre. 

« — Oui Loozie P… » marmonnèrent les quelques scientifiques placées sous sa coordination. Seul Kimi N, le petit nouveau, s’exclama : 

« — Oh super motivé Loozie P, oui ! » Il pouffa en prononçant son nom (qui pourrait le blâmer ?) mais enchaîna quasi-immédiatement, à l’intention de toutes les personnes présentes dans la pièce : « Eh, vous avez regardé l’épisode de Rencontre Céleste de cette nuit ? »

Les visages de ses coreligionnaires se décomposèrent et se tournèrent vers la basse silhouette de leur coordinatrice ; la plupart s’étaient emplis d’appréhension, mais un ou deux ne cachaient pas non plus leur jouissance cynique et légèrement vicieuse.

« — Pourquoi est-ce que qui que ce soit s’intéresserait à ce qui concerne le Starliner ? » En s’orientant vers Kimi N, les traits déjà très… hum… typés de Loozie P s’étaient accentués : ses sourcils abaissés paraissaient encore plus épais, ses yeux étrécis encore plus petits, son nez froncé encore plus retroussé, sa lèvre inférieure plus épaisse encore dans sa moue contrariée. 

« — Mais parce que les passagers du vaisseau sont super drôles et touchants, et en plus ils vont vers l’endroit qu’on étudie ! On pourrait les contacter pour les aider, je comprends pas qu’on l’ait pas déjà fait ! » Il gratifia les personnes présentes de son sourire niais ; la petite assistance retint son souffle tandis que sa figure centrale se massait les tempes.

« — Les énergumènes embarqués à bord de cette guimbarde sont indignes de leur mission et salissent notre champ d’étude. S’ils arrivent sans encombre jusqu’à Chioné, et ce n’est pas dit qu’ils y parviennent vu la conception désastreuse de leur engin, leur stupidité gâchera sans doute la première visite humaine sur place. On ne sait même pas à quoi ressemble exactement la planète… Un environnement si hostile, ses secrets ne se révéleront pas à des incompétents… Ah ! Je me sens déjà personnellement déshonorée ! Ce sont des gens sérieux, efficaces et pleins de retenus comme nous qui devrions y être. Tu ne partages pas cet avis, Kimi N ? »

« — Si j’avais été sur Terre plutôt que sur Caelus au moment des sélections, Koos Van der Knaap aurait retenu ma candidature ! J’ai eu un message spécial de sa part ! » L’absence totale d’ironie dans son ton leur fit réaliser qu’il ne mentait pas. Un rire nerveux, solitaire et anonyme, s’éleva avant de retomber d’un coup. 

« — Grmpf ! » Pour une fois, Loozie P n’avait rien à répliquer immédiatement. Elle se reprit en un geignement inhabituel : « Où est passé l’idéal de grandeur, de noblesse ? » Et termina, presque chagrinée : « Hmpft ! J’ai besoin de m’isoler, je vais dans la salle de présentation. Ne me dérangez pas pour le reste de la matinée ! »

Sur ces mots, la coordinatrice reprit sa grande besace et leur tourna le dos en marmonnant des Chioné-ci, Chioné-ça. Ses trottinements conduisirent rapidement Loozie P dans la pièce qu’elle était la seule à affectionner. Elle laissa son cabas tomber sur l’une des chaises entourant la grande table, sur laquelle elle déposa également la sacoche de son omni-terminal de travail. Elle s’assit lourdement et ouvrit l’appareil en pestant toujours. Un clic parci, un clic parlà, session ouverte, bonjour Loozie P, nouvelles données d’observations consultables… 

Elle redressa la tête vers la porte fermée avec un air mauvais : elle avait oublié de la verrouiller. Ah ce Kimi N… La coordinatrice intraitable se releva pour aller tourner le loquet magnétique ; le petit geste fit courir un agréable ramollissement le long de ses épaules voutées. En un sens, heureusement que le demeuré nubile était là pour raffermir son sens des priorités. Un sourire bizarrement à la fois carnassier et placide se dessina sur sa gueule déjà étrangement (et plutôt désagréablement) analogue à celle d’un carlin. Elle s’assit lourdement sur son siège de prédilection et tapa dans le moteur de recherche de sa fenêtre de navigation les mots Rencontre Céleste. Sans Kimi N, elle n’aurait pas su aussi tôt que le dernier épisode était sorti !

Loozie P coiffa fébrilement son casque audio et retint son souffle avant de lancer la lecture de RCIII : Oscillations Dans Les Grelots. La voix tendancieuse de cette ripopée extravagante d’Azissia Mega résuma ce qui avait eu lieu lors de l’itération précédente : « Dans RCII : Les Haricots Peuvent Bel Et Bien S’Envoler, Sip et Codriche ont eu leur premier rendez-vous véritable… » Les deux intéressés apparurent à l’écran… « … Au milieu du potager adoré de notre agronome ! » Des aubergines en images de synthèse plus vraies que nature s’envolèrent autour d’eux. « Qui a dit qu’une ferme ne pouvait pas être sexy ? Certainement pas nos tourtereaux ! Notre bel acrobate a dispensé sa première leçon de contorsions en apesanteur… » Sip prenait Codriche par la taille pour lui montrer comment mieux se propulser entre les chevalets agricoles ; le cadre se resserra sur leurs regards rivés l’un à l’autre. « Mon cœur s’est brisée quand j’ai vu ça ! » déclama Azissia en feignant un sanglot avant de reprendre : « Mais ils ne sont pas perdus l’un pour l’autre ! Ils ont convenu d’un autre rendez-vous ! Et celui-ci se passe dans le territoire de Sip, la salle de sport… Vont-ils conclure ou rester chastes ?!? »

Oui, c’était aussi la question que n’arrêtait pas de se poser secrètement Loozie P ! Elle se pencha sur son siège, ses papillons dans le ventre probablement pas liés aux tacos qu’elle avait engloutis au réveil. Sip et Codriche étaient faits l’un pour l’autre c’était évident, il fallait absolument qu’ils finissent en couple, deux beaux jeunes hommes aussi gentils et attentionnés, ils seraient si bien ensemble et en plus à continuer de partager leur histoire d’amour avec l’humanité toute entière… Voilà, Codriche frêle et palot entrait dans le domaine plein de prodigieux appareils utilisés en contractions formidables par Sip, avec ses muscles saillants sous sa peau brune chatoyante. D’autres membres de la mission, l’originale May Magnolia et l’improbable Sangsue-de-Vie, assuraient les commentaires à ce moment, mais ceux-ci étaient réduits à leur portion congrue pour laisser se déployer la conversation entre les deux participants ; tout en tentant de comprendre comment ne serait-ce que s’installer dans certaines machines, le fermier transylvanien évoquait ses goûts cinématographiques et vidéoludiques et, tout en le manipulant avec des gestes aux caresses à peine attardées, l’athlète gabonais s’ouvraient sur ses œuvres littéraires préférées. Les thématiques se recoupaient, rêvasseries mélancoliques ou aventures enfantines, et les corps trouvaient leurs places, l’un contre l’autre à suivre les mêmes mouvements… Sip ne pouvait s’empêcher de révéler son sourire magnifique, les grands yeux bleus de Codriche avaient perdu leur côté mélancolique… À présent la spectatrice était si proche de son écran que son nez pourtant courtaud aurait pu le toucher. Aller aller aller !!! Enfin, ils s’embrassèrent, tout doucement, comme deux adolescents partageant leur tout premier rendez-vous dans une illusion de secret.

Loozie P sauta de joie en se plaquant la main sur la bouche : l’amour existait encore ! Peu lui importait d’avoir pleinement conscience qu’Azissia Mega ou d’autres personnes aient sans doute lourdement altéré les images pour leur donner un caractère plus spectaculaire ou que la scène ait été répétée : elle avait un fond de vérité. Et ce fond de vérité, dans ce qu’il avait de chaleureux, de tendre, de sensible et surtout d’innocent, suffisait à lui donner une agréable sensation de chaleur autant physique qu’émotionnelle. Elle se rassit et relança la dernière séquence de l’épisode avec la vitesse ralentie par dix pour voir leur baiser se dérouler à nouveau lentement, oui très bien… Était-ce bizarre, pour une femme hétérosexuelle entre deux âges et depuis toujours célibataire, de trouver particulièrement excitante et réconfortante la vision de deux beaux et doux hommes s’embrassant tendrement ? Bien sûr que non ! C’était tout à fait sain ! D’ailleurs le… 

La porte de la salle s’ouvrit en grand : 

« — Loozie P ! On veut savoir si t’as regardé les dernières données d’observation de… » Ce con de Kimi N ! Et surtout cet encore bien plus con de verrou qui ne fonctionnait plus ! Elle aurait dû s’en souvenir… 

La main de la coordinatrice de l’étude des confins du système solaire bondit en avant pour presser la touche esc. de son clavier et elle cliqua immédiatement sur le bouton ouverture des données d’observations affiché à l’écran. 

« — Kimi N ! On t’a jamais appris à frapper aux portes avant d’entrer quelque part ? »

« — C’est que, je pensais pas que… »

« — C’est ça le problème, tu penses pas. » Elle s’empressa de le faire entrer et de refermer la porte derrière lui. « Quoi que, dans la situation présente, c’est peut-être mieux. Qu’est-ce que tu crois avoir vu ? »

« — Je crois pas avoir vu quoi que ce soit ! J’ai vu ce que j’ai vu ! »

« — Et alors qu’est-ce que tu as vu ? »

« — Bah… Tu veux pas vérifier toi-même ? »

Il en était encore aux données d’observations… Était-il con à ce point ou jouait-il un double jeu pour la faire tourner en bourrique ? Loozie P se fit le serment d’investiguer ce nouveau mystère de la nature humaine très prochainement. En revanche, sur le moment, malgré sa peur d’avoir été démasquée dans son hypocrisie toute fraîche, la scientifique se retrouvait happée par l’appel de sa curiosité professionnelle : qu’est-ce qui avait suffisamment troublé son équipe pour justifier de telles velléités d’initiatives chez ce jeune godelureau ?

Loozie P se rassit devant son écran et regarda les fenêtres qui s’ouvraient les unes après les autres. Les données obtenues par le biais de la campagne d’observation menée à l’aide du télescope PULA… Ce temps d’imagerie avec le tout nouveau fleuron de l’observation infrarouge caelusien avait été arraché de haute lutte par la coordinatrice des études du système solaire externe, elle se serait souvenue que toutes les données allaient être réceptionnées à ce moment si son attention n’avait pas été accaparée par autre chose… Enfin, maintenant, les résultats étaient là, et ils allaient enfin pouvoir en savoir plus au sujet de Chioné, l’improbable et l’insaisissable Chioné. 

La neuvième planète du système solaire n’avait été découverte qu’après les « Âges Obscurs », à l’issue de siècles d’une longue quête plus ou moins décriée ou oubliée selon le niveau de chaos que traversait alors l’humanité. C’était eux, les uraniens, qui l’avaient repérée fortuitement, presque à son périhélie, un peu plus de deux décennies plus tôt ; la trouvaille avait suscité plus de frustrations que de joies et de révélations. Même si Chioné était alors quasiment aussi proche du Soleil que lui permettait son immense orbite, presque rien ne pouvait être inféré à son sujet : son éloignement restait trop grand, plus de deux cent quatre-vingt unités astronomiques*, et sa surface bizarrement très peu réflexive leur donnait peu de lumière avec laquelle travailler. Avec les quarante-deux milliards de kilomètres qui la séparaient du Soleil, Chioné ne laissaient que savoir sa taille approximative, une fois et demi supérieure à celle de la Terre… Et c’était tout ! Aucun satellite n’avait été repéré avec certitude autour d’elle, rendant sa masse impossible à estimer de façon sérieuse, et sa surface très sombre ne donnait pas beaucoup d’indices au sujet de sa composition. Cette dernière partie était cependant encore plus intrigante pour les scientifiques connaissant bien les caractéristiques moyennes des corps orbitant au-delà de l’orbite de Neptune : leur surface était d’habitude brillante de la glace qui les composait, parfois teintée de rose ou de brun par des composés chimiques rares qui ne pouvaient se former que dans des environnements très froids sous l’influence de radiations stellaires. C’était des mondes minuscules mais plein de promesses érudites, tandis que Chioné taisait les siennes. 

Kimi N se plaça à côtés de Loozie P, plus sérieux qu’il ne l’avait jamais été. La coordinatrice, elle, sentit son excitation et sa confusion monter de concert. 

« — Voyons… – 181°C ? C’est beaucoup moins froid que ce à quoi on s’attendait… »

« — Et c’est que la première des surprises ! »

« — Chut me gâche rien j’y viens ! Alors… Quoi !? Chioné a vraiment un satellite ? »

« — Oui, l’algorithme a éliminé toute autre explication possible pour les variations cycliques des raies spectraux de- »

« — C’était une question rhétorique Kimi, je sais lire un compte-rendu auto-généré. Il doit être très grand ce… »

« — Eumolpos. Nous voulons le nommer Eumolpos, du nom du fils de Chioné dans certains mythes grecs. »

« — Eumolpos ou Tagadatsouintsouin c’est pas le nom qui fait une différence. Il orbite pas très loin de Chioné… Avec ces composantes on peut estimer sa masse et surtout celle de la planète. Tu as refait le calcul toi-même j’espère ? »

« — Oui Loozie P ! Chioné fait quatre-vingt-neuf pour-cent de la masse de la Terre, et on a cent-quatre pour-cent de la masse de la Lune pour… Tagadatsouintsouin. »

« — On va rester sur Eumolpos quand même hein Kimi N. Quoi quatre-vingt-neuf et cent-quatre tu dis ? Ça fait un ratio de trois pour un à la louche nan ? Nan réponds pas je sais déjà que c’est oui. C’est pas banal comme couple. Vu son rapport taille-masse, Chioné doit être en bonne partie composée de substances volatiles que les forces de marée de son gros satellite doivent pas mal agiter… Ça doit être en partie pour ça que sa température est plus élevée qu’attendue et, surtout, que sa surface est si peu réfléchissante : elle doit être chaotique et partiellement ou totalement cachée de nuages sombres… »

« — Oui, mais les marées se ressentent aussi sur Taga- ahem -Eumolpos apparemment. PULA a repéré que tout l’intérieur de l’orbite d’Eumolpos est envahi de particules. Elles doivent provenir d’éruptions volcaniques à la surface du satellite. D’ailleurs apparemment elles sont au moins partiellement ionisées, et c’est pas le Soleil qui peut faire ça à cette distance, donc Chioné doit avoir un champ magnétique puissant ! Tu te rends compte, un tore de particules à haute énergie autour d’un monde si lointain ! »

« — Cela signifie que… » Loozie P se retint juste à temps. Cela signifiait non seulement que la surface de Chioné serait potentiellement très accidentée et difficile d’accès mais aussi que l’approche même de la planète serait particulièrement dangereuse. Sip et Codriche, de même que tous leurs acolytes, étaient en danger. Enfin, encore plus en danger qu’ils ne l’étaient déjà à bord de leur catastrophe ambulante filant au milieu de l’environnement le plus hostile qui soit. 

Sous les yeux incertains de celui qu’elle était censée aiguillonner, la coordinatrice des études du système solaire externe se leva et alla se poster à la fenêtre pour masquer son air grave. De l’autre côté de la vitre, les travaux de prolongement du tube d’habitation de Caelus se poursuivaient lentement mais sûrement ; au-delà des hameaux avec leurs zones naturels, au milieu des échafaudages d’aluminium qui contracteraient encore des années l’horizon annulaire de la station, le disque pâle d’Uranus scintillait. Aucune d’elles et aucun d’eux, caelusiennes et caelusiens de naissance ou d’adoption, ne voyaient plus leur vie à proximité de la septième planète comme relevant des confins, liminale par essence. Leur vie ici se faisait dans un environnement difficile et chiche mais parfaitement connu et compris. 

C’était peut-être cette stabilité qui avait ramolli leurs idéaux de générosité, de bonté, d’ouverture et de progrès chez Loozie P ; elle se lançait enfin dans son auto-analyse en la matière. La façon dont elle avait ricané en apprenant que le milliardaire vaniteux (mais aussi idéologiquement dangereux) Koos Van der Knapp lançait une mission peut-être sans retour vers les confins du système solaire, même en ayant à l’esprit que ce n’était pas lui mais des naïfs subjugués par ses délires qui prendraient tous les risques… C’était aussi avec l’envie de se moquer qu’elle avait lancé la lecture du tout premier trailer de Rencontre Céleste quand il était apparu dans leur groupe de conversation textuelle canal détente, envoyé par cette andouille de Kimi N. Ce n’était peut-être pas le plus grand bénéfice en comparaison de son émoustillage, mais Codriche et Sip lui avaient aussi rappelé son humanité. Ils n’étaient pas que des marionnettes entre les mains d’un puissant et futile commanditaire ! Ils étaient aussi des humains avec leurs illusions mais aussi leurs rêves et… 

« — Il y a autre chose Loozie P… »

« — Quoi, Kimi N ? »

Mais elle lui fit signe de ne pas répondre en levant la main et, à la place, se détourna de la vue réconfortante de leur chère station tubulaire pour se retourner vers les graphiques et les statistiques abstraites sur son écran. S’y affichaient à présent les données supplémentaires qui réclameraient des observations complémentaires de la part de PULA pour être confirmées. Plusieurs détections bizarres dans l’atmosphère de Chioné, pour certaines réalisées parce que le bord de la planète doublait une étoile relativement brillante en arrière-fond… Oui, ça c’était bizarre, ces proportions de méthanes et de composés hydrogénées… 

« — Vous avez déjà demandé aux opératrices et aux opérateurs du télescope si ces résultats peuvent être un faux positif dû au tore de particules ionisées qui tourne autour de la planète ? »

« — Oui ! On a pas encore la réponse mais, personnellement, pour avoir étudié la conception de PULA, je dirais que c’est possible. »

« — Mais si c’est pas le cas… Ça voudrait dire qu’il pourrait y avoir des… choses comme les cryolithes de Titan sur Chioné, mais en quantité bien supérieures, et peut-être plus complexes… »

« — Tu pars loin là Loozie P ! »

« — C’est vrai Kimi N… »

Elle se surprit elle-même : tomber d’accord avec ce jeune godelureau ! Nan ! Que le jeune godelureau la trouve fantasque ! Loozie P reprit certaines entrées du tableau complémentaire et les surligna en les pointant du doigts à Kimi N : 

« — Mais là regarde en plus… »

« — Qu’est-ce que c’est ? J’ai jamais vu des signatures comme celles-là. »

« — Alors c’est que t’aurais dû mieux mémoriser les simulations de raies spectraux « improbables » qu’on nous a montré par acquis de conscience pour la mise en service de PULA. Remarque, je me serais jamais attendue à voir ça non plus en conditions réelles… »

« — Attends j’essaie de me souvenir… Ça… Ce doit être… Ce sont des marqueurs de trifluorures et d’hexafluorures non ? Mais ce sont des composés qui… »

« — Qui n’ont pas d’origine naturelle connue oui, qu’elle soit biologique ou abiotique. »

Ça allait encore plus loin que d’imaginer des versions plus complexes et abondantes des rares pseudo-organismes titaniens… Cela revenait à fantasmer la présence d’une civilisation industrielle sur un monde où le dioxygène lui-même ne pouvait exister qu’à l’état liquide ou solide. 

« — On va revérifier toutes les données et demander à l’équipe qui gère PULA de refaire une campagne d’observation au plus vite pour qu’on soit détrompés sur toutes ces conneries… »

N’eut été de la voix nasillarde, Loozie P aurait pu s’entendre parler. Mais non, c’était des idées dignes de Kimi N qui occupaient son esprit : 

« — Si tout ce qu’on a vu dans cette moisson de données se confirme, Chioné pourrait être un monde extrêmement dangereux à visiter… »

Elle lui fit signe de sortir par de grands balancements de ses mains et en baissant la tête. Ils savaient quoi faire sans elles et elle avait besoin de réfléchir. Cette fois-ci, elle cala une chaise derrière la porte pour la maintenir bien fermée ; elle relança le baiser de Codriche et de Sip en plein écran sur son appareil. Le Starliner dépassait à présent l’orbite de Neptune et il lui faudrait encore six mois avant que ses médiocres instruments ne lui permettent de repérer des indices de ce que l’équipe de Loozie P entrevoyait seulement avec tout ce qu’elle avait à disposition… Ils n’auraient jamais le temps ou les moyens de se préparer à ce contact historique et potentiellement fatal… 

Le Conseil de Caelus lui-même avait dérogé à leur principe fondateur en n’adressant aucun message, pas même une platitude de soutien, au Starliner : il était hors de question d’émettre une transmission que Koos Van der Knapp pourrait instrumentaliser à des fins d’auto-glorification. Encore pire, toute découverte caelusienne partagée avec le milliardaire sud-africain pourrait être purement accaparée par lui, à rebours des idéaux de partage inconditionnel des uraniens. Bien entendu il aurait été possible pour une sommité telle que Loozie P d’infléchir leur logique institutionnelle en faisant valoir les vies en jeu, mais se montrer préoccupée par le destin des occupants du Starliner pourrait bien ruiner son image. « Quoi mais enfin Loozie P serait en fait aussi frivole que pourrait l’être n’importe quel humain ? » S’imaginer les gens s’attendrir à sa vue l’horripilait déjà… Mais un deuil des participants de Rencontre Céleste lui parut plus insupportable encore. 

La scientifique interrompit le flux vidéo sur les lèvres sensuelles accolées à l’écran et s’ébouriffa les cheveux en grognant. Il devait y avoir une solution préservant son image à elle… Et qui en plus ne boursouflerait pas encore davantage l’égo d’un milliardaire répugnant. Elle se mit à faire les cents pas ; au-dehors, au milieu de leur petit monde tubulaire, le simulateur atmosphérique augmentait encore l’intensité du filin pseudo-solaire à l’approche de leur midi arbitraire. Ni Codriche ni Sip n’avaient de canaux de contact publics qui ne passaient pas par les services TwootZ, l’entreprise « sociale » de Van der Knapp… Mais certains et certaines de leurs coreligionnaires devaient en avoir, au moins avant leur départ, et au moins quelques-uns ou quelques-unes avaient peut-être eu la présence d’esprit de les encrypter au point qu’aucun employé de TwootZ ou d’OorbitZ ne puisse les ouvrir. Loozie P se rassit devant son appareil. 

Elle avait faim, mais pour une fois il y avait plus urgent. Plus frénétique encore qu’elle ne l’avait été pour ses premières études des planètes naines Sedna, Pinga et Igaluk, Loozie P farfouilla dans son système informatique. Les profils et les publications des autres membres d’équipages du Starliner n’étaient pas si faciles à consulter dans leur intégralité… J-M-L-K-N-O-W-1212, heureusement pour lui renommé simplement Exposant-Douze depuis le départ, était le commandant mais aussi et surtout le fils de Van der Knapp ; il avait été loyal à son père au moins jusqu’au départ, sans présence en ligne ailleurs que sur TwootZ. Grace Williamson, la « timonière », n’avait à l’inverse aucune présence en ligne d’aucune sorte avant son départ, à l’exception des vidéos ayant repris le coup d’éclat qui avait marqué sa sélection. Azissia Mega avait bien eu une présence en ligne abondante avant son départ, avec de multiples moyens indépendants de la contacter, mais que ce fut par restes de sexisme intériorisé ou jalousie refoulée, Loozie P ne jugeait pas la star outrancière capable d’avoir sécurisé ses contacts. La membre suivante l’irritait presque toute autant, mais aucune de ses idées préconçues ne jouaient quant à son refus comme option sérieuse : Sangsue-de-Vie avait bien une plateforme de communication personnelle en ligne mais celle-ci était entièrement transparente et les messages qu’elle y recevait de ses adeptes étaient également accessibles à tout le monde. Ne restaient que Deekshith Kumar et May Magnolia. 

Le physicien indien tenait encore le blog nihiliste bardé de dispositifs anti-piratages l’ayant rendu célèbre ; de plus il disposait d’un remarquable pedigree académique… Le choix de Loozie P aurait dû tout naturellement se porter sur lui ; lui qui aurait à la fois gardé la découverte secrète jusqu’au moment opportun et qui aurait en plus été capable de l’analyser en profondeur et d’y contribuer… Cependant sa personnalité apathique et défaitiste était profondément antipathique à Loozie P, et cela aurait été le cas même avant son « éveil » aux « bienfaits » des frivolités au cours du voyage. Restait donc May Magnolia : doctoresse émérite en biologie moléculaire, dragqueen enjouée et talentueuse, vidéaste célèbre et célébrée. Un profil peu banal, et qui pourrait aussi très bien convenir : elle semblait encore disposer de l’adresse électronique qu’elle avait utilisée avant son départ. Pour en avoir le cœur net, Loozie P lança la lecture de plusieurs de ses vidéos. 

May Magnolia expliquait au plus grand nombre (enfin surtout aux terriennes et aux terriens) les bizarreries de la vie dans l’espace avec efficacité, que ce fut en faisait des tutoriels de maquillages rendues très drôles par ses maniérismes ou par des exposés de biologie que ces expressions farfelues gardaient loin de tout ton sentencieux. Il semblait que Loozie P venait de se trouver quelque chose à regarder entre chaque diffusion d’un nouvel épisode de Rencontre Céleste ; à plusieurs reprises elle dut étouffer un rire. 

« Alors comme vous pouvez le constater… » relança May Magnolia au détour d’une dernière vidéo… « … la plupart de mes cloportes ne savent toujours pas quoi faire en apesanteur. » Effectivement, une majorité des malheureux isopodes dans leur boite en verre passaient leur temps à flotter en alternant posture en boule et posture déployée, le passage de la première à la seconde les envoyant sur de nouvelles trajectoires improbables. Loozie P rit. « … Si je leur laisse plusieurs générations, je pense que l’ensemble de la population aura acquis ce qui permet déjà à ceux-là, là, de mieux supporter ! » De son gant en latex jaune, la dragbiologist pointa trois cloportes tenaces qui parvenaient à rester arrimés à leur substrat agglutiné ; leurs antennes s’agitèrent à l’approche du doigt ganté. « Ils sont trop mignons nan ? Que vous soyez de la Terre ou d’ailleurs, carbonés ou autre, vous ne pouvez qu’être d’accord ! » Loozie P sourit. Starliner ou pas, May Magnolia était peut-être bien la meilleure personne pour la situation à laquelle ils faisaient face, et surtout elle lui paraissait elle aussi éminemment attachante et sympathique.

Ne restait plus qu’à trouver comment la contacter. Bien entendu, il aurait été très facile de lui envoyer un message direct par le biais de sa messagerie… Mais une connasse sans humour telle que Loozie P ne pouvait envoyer un message à l’exubérante et pétillante May Magnolia, c’était impossible voyons. Déjà que ce couillon juvénile de Kimi N avait peut-être mis à jour son plaisir coupable, menaçant de bouleverser non seulement sa vie sociale mais aussi jusqu’à l’image qu’elle avait d’elle-même, la structure même de sa personnalité… 

Elle ouvrit le canal vocal de leur groupe de travail et aboya : 

« — Le nouveau, revient me voir ! »

Deux minutes plus tard à peine, la porte se mit à se secouer sur ces gonds ; la coordinatrice de l’équipe avait oublié de retirer la chaise destinée à bloquer toute nouvelle intrusion. Elle se leva prestement pour retirer le dispositif de fortune et entendit distinctement marmonner de l’autre côté du battant : 

« — La vieille brique essaie encore de m’emmerder ou quoi… »

Loozie P suspendit sa main dans son mouvement vers la chaise. C’était bien Kimi N, d’habitude si gentil et si niais, qui venait de dire cela ; il n’était pas aussi bêta, mollasson, béniniouioui, placide et docile qu’il en avait l’air… Cela changeait tout. Et en plus elle avait un vrai potentiel d’agacement envers lui et il la traitait de vieille bique : elle se sentait flattée. Elle retira lentement la chaise en faisant crisser à dessein ses roues mal entretenues. Kimi N se faufila dans l’embrasure ainsi rendue disponible. 

« — On a pas encore complètement fini de revoir les données… Mais on a l’air de pouvoir confirmer pour le tore de particules ionisées autour de la planète et- »

« — Tu aimes vraiment beaucoup les membres de l’expéditions Starliner nan ? » Loozie P claqua la porte derrière Kimi N et il la regarda sans être sûr de comprendre. 

« — Oui bien sûr. D’ailleurs ça m’inquiète pour eux, ce qu’on vient de découvrir et- »

« — Ah je t’arrête tout de suite ! On ne peut pas prendre le risque de partager ces informations, Koos Van der Knapp va se les approprier et en faire de la rétorsion ! »

« — Mais ça pourrait aider son équipe à accomplir « son » exploit, ce serait idiot de sa part ! »

« — Il ne brille pas par son intelligence, et s’il pense que ces données pourraient donner envie à l’équipe d’abandonner tout projet d’exploration de Chioné, il pourrait bien les empêcher de les recevoir et faire empêcher à l’ordinateur du Starliner de recevoir quoi que ce soit qui ne soit pas filtré par lui ! »

« — On pourrait aussi envoyer les données cryptées directement à certains des passagers ! En plus, comme ça relèverait de conversations individuelles avec des personnes qui ne sont pas sur liste rouge, le Conseil n’aurait rien à y redire tant qu’on reste discrets ! »

« — Ah oui, bien sûr ! C’est tellement pratique ! Et à quels passagers tu penses exactement ? Je vois mal Codriche Grosu et Sip Abara arriver à en faire quoi que ce soit ! Pourquoi pas Sangsue-de-Vie ou Azissia Mega tant qu’on y est ?!? Ou alors tu penses peut-être plus à J-M-L-K-N-O-W-1212 ou à Grace Williamson ? » 

« — Mais nan pas eux ! Ils ont aucune formation de planétologie ou de biologie basique. Je pensais plutôt à Deekshith Kumar… »

« — Avec son niveau de nihilisme c’est vrai que c’est la personne la plus indiquée pour bien se prévaloir d’un énorme danger. » 

« — … Ou alors à May Magnolia… »

« — Je te l’interdis Kimi N ! Avec son esprit fantasque et niais, elle n’a pas du tout ce qu’il faut pour gérer une situation pareille ! »

Le jeune homme fixa la femme mûre avec un air outré et revêche. La manœuvre semblait avoir marché ; Kimi N était bien moins bête et soumis que Loozie P l’avait pensé, mais tout de même pas assez fin et indocile pour avoir flairé le piège… Ou plutôt le coup de pouce. Elle fit mine de le congédier, espérant qu’il se mette tout de suite à l’œuvre sans qu’elle ait besoin d’avoir avec lui une autre conversation du même acabit. Il claqua la porte derrière lui, furieux : c’était encore un signe encourageant. 

La scientifique ralluma son ordinateur et refit défiler au ralenti le baiser de Codriche et de Sip ; les battements de son cœur se ralentirent progressivement. Il y avait des années qu’elle n’avait pas fait de choses aussi osées… Et qu’elle n’avait pas ressenti autant d’excitation, de jubilation. Elle ouvrit un second onglet de la plateforme vidéo en ligne et chercha si May Magnolia avait réalisé une émission sur les formes de vie à la chimie exotique ; si tel n’était pas encore le cas, alors il y avait à parier qu’elle en publierait bientôt une. Et Loozie P serait là pour la regarder dès les heures suivant sa publication, car elle s’était également entichée de la dragqueen biologiste vulgarisatrice. Décidément, Loozie P se ramollissait, elle sentait la chaleur de l’attendrissement dans sa poitrine et dans sa tête… Mais ce n’était peut-être pas plus mal. 

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Sommaire 

*unité astronomique : distance moyenne entre le Soleil et la Terre, équivalente à environ 150 millions de kilomètres. Cette distance est utilisée comme maître-étalon pour donner la mesure des distances au sein du système solaire.