Deekshith Kumar et le Soleil

Deekshith Kumar n’allumait aucune lumière lors de ses ballades « nocturnes » ; l’obscurité cyclique simulant les nuits l’enveloppait d’une tranquillité rémanente que rendait presque palpable sa connaissance désormais parfaite du vaisseau. Souriant pour la première fois depuis des temps oubliés de lui-même, laissant surtout son soulagement s’épancher dans le noir et le néant, le brillant scientifique s’accrochait à sa certitude : le Starliner allait bientôt être désintégré.

Tout en remontant l’escalier, il effleura la paroi du tunnel principal ; le matériau était doux, lisse au toucher et surtout… Deekshith interrompit son ascension et immobilisa le bout de ses doigts sur le panneau convexe : en faisant le vide, il pouvait ressentir les vibrations transversales quasi-imperceptibles que s’imposait à présent le vaisseau. Bien sûr l’ordinateur de bord avait repéré ce développement prévisible et assurait que son intensité restait parfaitement dans des limites acceptables. Le sourire sans joie de l’ingénieur astrophysicien s’élargit. 

Revenu dans le poste de pilotage, Deekshith s’installa dans son siège attitré sans empressement, appréciant le silence tranquille de sa solitude choisie. S’être dévoué à assurer les gardes « de nuit » lui permettait de se tenir à l’écart de l’agitation pleine de vie de la majorité des autres membres de l’équipage et de leurs lives joyeusement foutraques retransmis quasiment en permanence sur TwootZ. Le réseau social connaissait d’ailleurs régulièrement des problèmes techniques à cause de leurs records d’audience et des innombrables réactions contrastées que suscitaient leurs frasques.

Comme pour ajouter une boucle à l’écheveau des pensées de Deekshith, un message direct s’afficha immédiatement sur son moniteur sitôt celui-ci allumé, son niveau de priorité justifiant cette apparition immédiate. La missive électronique provenait de Koos Van der Knaap en personne, à en juger aussi bien par la signature que par le langage… imagé. Le commanditaire et armateur du vaisseau exigeait d’eux qu’ils arrêtent de se donner à ce point en spectacle et surtout qu’ils cessent de « rabaisser » son fils, que chacun appelait à présent Exposant-Douze. Dans le cas contraire, Van der Knaap Père annulerait la mission et exigerait d’eux qu’ils rentrent vers la Terre. Deekshith émit une brève trille amusée, laissa le message en lu et ouvrit le logiciel de visualisation de la navigation. 

Le Starliner était à présent loin à l’intérieur des orbites de Vénus et surtout de Mercure. Ils étaient à quelques dizaines de milliers de kilomètres de leur passage au plus près du Soleil, d’ailleurs dans moins de deux heures les transmissions avec le reste de l’humanité deviendraient temporairement instables à cause de l’intensité des radiations solaires. Du fait de son angle d’approche et de son accélération encore plus poussée, le vaisseau devrait contourner l’étoile et repartir vers l’extérieur du système solaire à une vitesse encore plus grande et un angle parfait ; rien ni personne ne pourrait changer ces paramètres. Enfin, cela c’était sous réserve que le Starliner survive à son passage à travers l’héliosphère, et Deekshith savait que ce ne serait pas le cas. Après tout, c’était pour cela qu’il avait postulé. 

Il éteignit son écran et se releva pour repartir dans le tunnel central, la rambarde du colimaçon toujours uniquement souligné d’argent par les petites veilleuses de sécurité. Il « descendit » jusqu’au niveau le plus « bas » du cylindre habitable et s’engagea dans un couloir que les autres, enfin surtout May Magnolia, avaient déjà utilisé régulièrement. Deekshith, en revanche, s’engageait pour la toute première fois dans ce passage. À l’extrémité de la courte et étroite coursive, il passa deux sas successifs aux portes très épaisses et s’engagea dans un ultime corridor serré qui finissait par s’ouvrir sur ce qui n’était au premier abord qu’un banal salon, son divan aussi esthétique qu’inconfortable faisant face à la seule paroi non pas blanche mais noire. 

Allongé sur le canapé trop ferme, Deekshith se demanda une dernière fois s’il avait été le seul à voir au-delà de l’égo surdimensionné de Koos Van der Knaap. Évidemment Exposant-Douze ne pouvait pas (ou pas encore ?) mettre en cause le génie auto-proclamé de son père ; Grace Williamson était bonne navigatrice mais ni ingénieure ni mécanicienne, alors si elle avait décelé un risque elle ne l’avait peut-être pas bien mesuré ; May Magnolia, par-delà son adorable excentricité, était une fine scientifique, mais ses spécialités étaient la biologie et la chimie organique, pas l’aérospatiale ; Azissia Mega, Success Gift « Sip » Abara, Sangsue-de-Vie et Codriche Grosu n’y connaissaient probablement à peu près rien à la mécanique spatiale ni à l’ingénierie dédiée. En fait aucune personne ne maîtrisant vraiment le sujet n’aurait jamais accepté de partir à bord du Starliner ; Deekshith s’était fait l’exception volontaire à cette règle. 

En effet, personne n’aurait remis en doute l’immensité de ses connaissances ni la finesse de son esprit critique ; Deekshith Kumar avait été le plus jeune doctorant d’ingénierie aérospatiale de l’histoire de l’Union Indienne, la plus jeune personne sur Terre à obtenir deux puis trois et enfin quatre autres doctorats. S’il l’avait voulu (et s’il en avait eu les moyens comme le temps), il aurait pu entièrement concevoir un vaisseau comme celui dans lequel il se trouvait à présent, mais avec des spécifications bien supérieures. En fait, pour aussi rutilant qu’il paraisse, le Starliner n’était pas un « miracle » mais une merde. Une merde très joliment empaquetée oui, de ce genre de merdes séduisantes que chiait encore le reliquat de capitalisme mêlé de néo-féodalisme qu’incarnait et que surtout embrassait Koos Van der Knaap avec ses milliards et ses lubies ; le produit foireux que, sous la peur et l’épuisement, des ingénieurs et ingénieures avaient conçu et construit tant bien que mal. Et le mal les rattraperait bientôt eux, passagers du vaisseau ; à l’approche du Soleil, de sa chaleur et de ses radiations, quelque chose (ou même plusieurs choses) se romprait rapidement, et du Starliner ne resterait bientôt plus qu’une trainée de poussière ionisée.

Deekshith aurait-il dû mettre en garde les candidats à la mission, comme beaucoup de ses collègues moins médiatisés avaient tenté de le faire ? Ils avaient tous postulé avec enthousiasme, acceptant que, même à bord du meilleur vaisseau (et, encore une fois, le Starliner n’était pas le meilleur vaisseau), l’espace restait extrêmement dangereux et le moindre accident s’avérait presque systématiquement fatal. Peut-être était-ce aussi pour éviter de ressentir de la sympathie pour eux et même pour éviter d’être désolé pour eux que Deekshith fuyait leur contact. Un relent de culpabilité troubla un instant la surface lourde et engourdie de sa conscience. 

Ses parents, ses frères et sœurs, ses admirateurs et admiratrices, tous et toutes ses disciples avaient compris son choix de participer, et personne n’avait tenté de l’en dissuader ; pour la première fois depuis toujours, ils avaient vu un semblant de sourire froisser son visage rendu depuis si longtemps impavide par la dépression. Pour autant qu’une personne eut pu consciemment et consciencieusement le faire, Deekshith avait tout fait pour rejeter son affliction mentale : tandis qu’elle grandissait en lui au fil de ses études, il l’avait combattue avec véhémence avec tous les moyens disponibles, et les thérapies mentales comme médicamenteuses s’étaient enchaînées. Rien n’y avait vraiment fait, à la surprise de tous les spécialistes d’ailleurs, et le jeune homme avait lentement plongé du combat matériel à l’acceptation mentale.

Certes, il avait peut-être eu des prédispositions génétiques ou des déséquilibres neuronaux déjà acquis, mais sa lucidité désœuvrée s’était surtout installée et même affermie avec l’accroissement de ses connaissances. Les êtres humains avaient détruit la majorité des autres espèces vivantes au début des siècles obscurs et irrémédiablement endommagé l’écosystème terrestre avant de s’entre-tuer longuement dans des guerres aussi atroces que banales. Le pinacle de la conscience, de la vie biologique, de l’ordre universel ; un bref éclat puis la destruction, la fin de toute chose, sans jamais de véritable progrès, de dépassement. Cela semblait se retrouver jusque dans les équations complexes sur lesquelles avaient porté ses thèses. Avant longtemps, il avait pactisé avec cette apparente lucidité invitant à l’apathie, et ses posts de blog nihilistes avaient dépassé en notoriété ses exploits académiques. 

Décrié par une majorité de la communauté scientifique, Deekshith s’était laissé devenir une sorte de guide spirituel apathique et neurasthénique pour tous les désabusés et les déprimés du genre humain. Oui, nous ne quitterons jamais le système solaire, il est probable qu’aucune forme de vie biologique intelligente ne parvienne jamais à quitter le sien, se détruisant toujours avant. Et en un sens tant mieux, pas tant parce que nous détruisons et corrompons tout ce que nous touchons, mais parce qu’il n’y a rien d’autre que la même destruction à la fin des temps, où que nous allions. L’univers lui-même se détruira en cessant d’être, et rien ne sert à rien, ni maintenant ni jamais. C’étaient ces mots qu’il avait postés en dernier, avant de s’envoler pour la Lune. Il avait clamé, dans son formulaire de candidature, qu’il pensait que participer au voyage du Starliner à destination de la neuvième planète du système solaire pourrait soigner sa dépression, le genre de fanfaronnade excentrique que Van der Knaap voudrait pour assurer la célébrité de son vaisseau. Cette déclaration sensationnaliste avait été le tout premier mensonge de Deekshith : en fait il s’était enfin décidé pour de bon à se suicider, il en avait finalement trouvé le courage. 

Deekshith sentit des larmes couler sur ses joues, dont les fossettes se creusèrent à nouveau avec un sourire douloureux. Il ressentait enfin quelque chose, pour la première fois depuis longtemps. Pardon, papa, maman, tout le monde… Vous m’avez tellement soutenu… Ne vous en faites pas, ce sera bientôt fini. 

Il se rassit et s’approcha de l’écran intégré à l’accoudoir ; il était temps de changer les réglages du très complexe vitrage du salon d’observation. La fenêtre était garnie de multiples carreaux eux-mêmes composés de nombreuses couches de verre électrochromatique dont l’opacité pouvait être modifiée au point de rendre le Soleil admirable à l’œil nu même à proximité immédiate de celui-ci. Deekshith pressa plusieurs boutons et déplaça un curseur : au milieu de la paroi noire face au canapé, un fin rectangle horizontal devint petit à petit très légèrement transparent et, après quelques secondes…

Le Soleil se « leva » à travers la petite fenêtre, y entrant par sa gauche. Les vitrages étaient suffisamment polarisés pour donner à leur étoile un aspect supportable pour l’œil humain : les boucles de plasma rougeâtre de la couronne solaire défilèrent pour laisser place à un disque globalement orangée à la surface duquel s’agitaient d’immenses cellules liquides délimitées de vagues jaunes étincelantes qui fusionnaient tout en se délitant. Enfin, l’astre emplit entièrement le cadre avant d’en ressortir lentement par la droite. Trois fois en trois minutes, suivant la rotation du vaisseau sur lui-même, le Soleil repassa par la fenêtre, et trois fois Deekshith se laissa baigner de sa lueur, le visage inondé de larmes. Mais ce n’était pas les larmes du sacrifice au vide, c’était les larmes de l’extase face au prodige bouleversant : envers et contre tout, des étoiles brilleraient encore ainsi pour des milliards d’années avant de se détruire, agitant l’univers de leur énergie, l’ensemençant de leur lumière dans leur vie et d’éléments nouveaux par leur mort. De là se créait la vie biologique, celle qui allait, même un tant soit peu, contre l’entropie et l’inertie des choses. Et enfin, de cette vie, émergeait parfois la conscience capable de reconnaître la beauté délicate et raffinée qui émergeait de l’apparente idiotie vide de tout ce qui l’entourait… 

Deekshith se releva d’une traite et pressa le bouton d’alerte sur la console. La fenêtre s’opacifia à nouveau, lentement, mais il était déjà en train de courir vers le sas. Toutes les lumières intérieures du vaisseau s’étaient allumées. 

« — Deekshith ? Qu’est-ce qui se passe ? » lui demanda Grace, ensommeillée, en sortant de sa cabine. 

« — Nous devons changer nos paramètres de navigation ou le vaisseau va exploser très bientôt. » répondit-il avec toute la morgue dont il ne s’était pas encore détaché. Elle le prit immédiatement au sérieux et cria : 

« — Tout le monde sur le pont ! Manœuvre d’urgence ! »

Deekshith poursuivit son ascension vers le poste de pilotage tandis que, dans une certaine confusion, les autres membres d’équipage sortaient de leurs cabines respectives. Il se laissa tomber dans son siège et lança immédiatement le logiciel de navigation, dans lequel il saisit avec une rapidité experte les modifications qu’il venait de calculer de tête afin de les vérifier une dernière fois. Exposant-Douze et Grace, qui venaient de prendre place à ses côtés, consultèrent ses suggestions depuis leurs propres écrans. 

« — T’es certain qu’on doit accélérer la rotation du vaisseau sur lui-même ? Normalement tout devrait être bon à ce niveau, le revêtement isolant tient bon. » assura Exposant-Douze. 

Au même moment, un très léger craquement se fit entendre loin au-dessus d’eux, suivi d’un grésillement persistant. Il était presque déjà trop tard. 

« — Le revêtement oui, je sais qu’il a les capacités qu’il faut, le problème ce sont les joints ; la méthode d’application fait qu’ils ne peuvent pas avoir une conductivité thermique optimale. Pour qu’ils refroidissent et se réchauffent sans que leur micro-structure souffre il aurait fallu… »

Nouveau craquement au loin, augmentation perceptible du grésillement. Les explications d’ingénierie attendraient. 

« — Du coup tu veux qu’on augmente la vitesse de rotation ? »

« — Oui, ça limitera l’amplitude des écarts thermiques si chaque partie est exposée moins longtemps au froid ou au chaud, et la température à l’intérieur devrait rester supportable. Et il faut aussi qu’on accélère encore, pour passer moins de temps dans cette fournaise. »

« — Mais si on dépense plus de carburant maintenant ça risque de limiter nos capacités de manœuvre une fois à destination, sans parler de… »

Les bruits se répétèrent, plus forts. Deekshith prit un regard plus incisif, plus volontaire, et Exposant-Douze et Grace hochèrent la tête. 

« — Accrochez-vous tout le monde. » cria la navigatrice en confirmant les nouveaux paramètres dans le logiciel de navigation. 

Ils sentirent tous leur poids augmenter légèrement, mais aussi une sorte d’attraction les tirant vers leurs écrans et leurs consoles puisque la vitesse de rotation augmentait ; bientôt tous durent s’agripper à leurs harnais pour forcer leurs séants à rester dans leurs sièges. Codriche se mit à crier, pris de panique, et Sangsue-de-Vie tenta de lui murmurer quelque chose qui se voulait réconfortant. Deekshith serra les dents, ses oreilles bourdonnant trop pour qu’il puisse entendre quoi que ce soit d’articulé. Aller, on est déjà à l’aphélie, le point de notre trajectoire le plus proche du Soleil. Ça devrait être fini dans quelques minutes, et même si on a quelques avaries l’ensemble du vaisseau devrait bien tenir… Aller, un peu d’optimisme, un peu de confiance, aller… 

Les secondes s’écoulèrent, interminables ; à un moment, Deekshith se demanda s’ils auraient vraiment conscience de leur éventuelle mort. Probablement pas, ce serait trop rapide pour qu’ils puissent souffrir ou même s’en rendre compte. Maigre réconfort à présent qu’il… 

Enfin, les écrans devant eux affichèrent que la distance au Soleil augmentait à nouveau au lieu de diminuer, et les capteurs indiquaient que les températures au niveau de la coque s’abaissaient petit à petit. Ils allaient survivre, grâce à lui. 

« — Merci Deekshith… » souffla très intelligiblement Codriche. 

« — Je… Y a pas de quoi… C’était… »

L’ingénieur astrophysicien se coupa pour laisser Grace lister à voix haute les dégâts somme toute mineurs dont souffrait tout de même le Starliner. Deekshith avait peut-être connu un sursaut d’optimisme, non, plutôt de vitalité, mais il replongerait sans doute. Enfin, à présent, il avait au moins envie de voir cette mission se finir d’une façon un peu plus originale et spectaculaire. 

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