L.d.É., p. 3123, l. 21 : Notre conscience est apparue par longues étapes et brefs sursauts, dont les traces sont rares et les souvenirs encore plus. trad. de Shirin Mohandes / Il a fallu longtemps pour que nous puissions mieux connaître notre monde et nous connaître nous-mêmes ; nous ne savons pas vraiment quand c’est arrivé. trad. de Janice Honanie. / L’apparition de notre intelligence et de notre sensibilité s’est perdue dans le temps. trad. de Wang JingEn

Shirin entra dans la salle de travail commune en réprimant un bâillement, les yeux cernés ; ses collègues, anciens membres du SETI comme elle ou nouveaux venus issus de diverses universités, la saluèrent sans plus d’énergie que celle qu’elle avait. Tout au plus Janice Honanie se permit de lui demander : 

« — Anar va mieux ? »

« — Je l’ai laissée à la clinique vétérinaire… Ils vont lui faire tous les examens nécessaires et s’arranger pour qu’elle se sente mieux… »

« — D’accord. J’espère qu’elle va aller… Je sais à quel point ça peut inquiéter. »

« — Merci Janice, vraiment. »

La coordinatrice de l’équipe linguistique sourit à sa collaboratrice, l’une des dernières venues sur le projet HW, pleine de sa force tranquille, de ses connaissances fines de la langue Hopi et de l’histoire des échanges entre sa communauté et le reste du monde. Les vastes étendues argiles du visage de Janice se plissèrent en une expression courageuse et elle assit sa puissante carrure aux côtés de Shirin, qui laissait tomber sa silhouette marquée dans son fauteuil attitré : 

« — Reprenons. »

Sur la table principale de la salle de travail commun s’étalaient les impressions d’environ deux pour-cent des « planches » de la lettre des étoiles. Chacune était l’un des côtés d’une plaque d’alliage de titane plaquée d’or, épaisse de zéro virgule six millimètre et faisant quatre-vingt-deux virgule quatre centimètres de large pour cent-soixante-quatre virgule huit de long. Le lent décompte de ces plaques était fini : la lettre en contenait trois mille deux cent. Chaque plaque ayant un « recto » et un « verso », le nombre total de « planches » s’élevait à six mille quatre cent. Il y avait donc 128 de ces « planches » en taille « réelle » étalées sur la table, les premières à avoir été extraites du boitier de la lettre. 

Leur système de rangement était ingénieux, entièrement mécanique et simple : l’ouverture du « couvercle » sortait légèrement la première plaque de sa loge comme pour inviter à la sortir, et le faire tirait légèrement la plaque mitoyenne, invitant également à tirer celle-ci, et ainsi de suite… Elles avaient donc vraisemblablement un ordre de lecture, et l’enchainement de leur retrait avait été scrupuleusement consigné bien entendu, pour voir s’il correspondait à ce que certains, aussi bien dans le comité linguistique que physico-chimique, considéraient comme un système de numérotation. 

Les premières « planches » comportaient en effet ce qui semblait être l’explication semi-picturale d’un système de numérotation : une « pastille » gravée était reliée par un trait à un petit symbole, deux « pastilles » à une version double de ce symbole, trois « pastilles » à une version triple, quatre « pastilles » à une version quadruple, cinq pastilles à une version quintuple… À six « pastilles » on passait à un symbole différent, qui se retrouvait adjoint du premier symbole pour sept « pastilles » et ainsi de suite jusqu’à douze « pastilles », étape à laquelle on doublait le symbole pour six, et ainsi de suite jusqu’à trente-six pastilles et l’apparition d’encore un nouveau symbole. 

Ainsi, il était subodoré avec une certaine confiance (et excitation) que les expéditeurs comptaient avec une base six (au lieu d’une base dix comme dans la majorité des cultures humaines contemporaines). Les signes se retrouvaient sur l’un des rebords de chaque planche dans l’enchainement logique suivant leur retrait de la lettre, et désormais, après deux mois, tous et toutes avaient appris par cœur à compter jusqu’à six mille quatre cent en écriture de la lettre. Et… C’était pour l’instant leur seule certitude. 

Shirin se pencha sur la planche numéro 7, la première à ne compter aucune explication de décompte. De beaux pictogrammes délicats y remplaçaient les pastilles, et les symboles correspondants étaient autrement plus complexes, même si leur tracé suivait la même logique : des volutes allant par trois pour former des symboles de plus en plus complexes. En se basant sur l’ordre des numéros donnés sur les planches 1 à 6, on pouvait déduire que chaque planche avait deux colonnes de données et que chaque colonne se lisait de « bas » en « haut », mais il était encore impossible de déterminer avec certitude si les lignes se lisaient de « gauche » à « droite », ou même carrément l’inverse, ou même en alternance « gauche-droite » puis « droite-gauche » à la ligne suivante, comme un boustrophédon… 

Les deux linguistes examinèrent à nouveau le « premier » pictogramme de la planche 7 : un cercle renflé avec deux petits cercles enfoncés « sous » lui, de part et d’autre. L’hypothèse avancée par les ingénieurs, Chris en tête, était que ce pictogramme représentait une molécule d’eau. À l’extrémité de la ligne correspondante, trois caractères s’enchaînaient (de gauche à droite) : d’abord le caractère pour le chiffre « un », puis un différent et en dernier (ou premier ?), plus remarquable encore, un idéogramme entouré d’une sorte de triangle aux angles très clairement arrondis, peut-être pour le mettre encore plus en valeur ? Ces caractères étaient-ils des transcriptions « pures », comme les lettres ou les caractères syllabiques des alphabets humains, ou des idéogrammes à connexion signifiante « abstraite », comme en mandarin ou en même maya et en ancien égyptien ? Aux vues de cette première ligne, Shirin penchait de plus en plus pour la seconde option.
C’était d’ailleurs le cas du programme de traitement procédural qu’ils avaient mis à la tâche pour analyser les signes présents sur les planches dans leur ensemble. Sans rien pouvoir traduire, évidemment, l’IA avait tout de même décelé dans l’ensemble du « texte » des caractéristiques que partageaient la majorité des langues humaines : les « mots » (si c’était bien des mots) les plus communs avaient un ratio de représentation cohérent avec la loi de Zipf. Ces caractères relativement simples devaient transcrire des mots « fonctionnels » ou des signes de ponctuation, et l’IA avait également pu émettre des hypothèses en la matière, que les statisticiens et les modélisateurs s’attachaient à vérifier précisément en ce moment. 

Shirin fronça les sourcils en laissant les trois caractères correspondant à la molécule d’eau s’imprimer dans son esprit. Il n’y aurait jamais de moyen facile d’apprendre cette langue, car on ignorait complètement comment elle se parlait. Cette écriture transcrivait-elle seulement des sons, médium utilisé par la majorité des humains pour leur communication, ou des couleurs, des signes visuels, des émissions chimiques (à destinations olfactives ou gustatives), des signaux électriques ou des variations magnétiques ? Sans compter qu’on ignorait si cette « langue » se parlait à une vitesse différente de celles des humains, forcément limitées par la diction, les processus neurologiques… Ce serait difficile à éclaircir, mais peut-être que le reste de la lettre contiendrait des informations à ce sujet, s’ils parvenaient à bien isoler et identifier ses « mots », puis à les comprendre en séquence en déchiffrant sa grammaire. 

Aucune confirmation linguistique ne viendrait du reste de « l’enveloppe » en tout cas : celle-ci semblait bien avoir servi de sonde et avait bien porté ce qui semblait être des instruments clairement identifiables et un petit système informatique embarqué, mais il y avait longtemps que celui-ci avait complètement grillé, et avec lui toute donnée (inexploitable pour qui n’avait pas participé à sa conception). Les instruments comprenaient ce qui semblait être un radar, un spectromètre, un magnétomètre, un radiomètre, un réacteur isotopique (depuis trop longtemps inactif pour permettre de dater plus précisément la sonde)… Mais pas d’appareil photographique numérique. La presse avait spéculé sur cette absence, déduisant que les expéditeurs n’avaient pas le sens de la vue, mais nombre d’anthropologues du comité avaient rétorqué qu’il semblait improbable qu’une espèce s’intéresse à l’espace sans pouvoir le percevoir… 

Shirin devrait demander à Chris s’il pensait que les expéditeurs pouvaient avoir des sens non-visuels leur permettant de « ressentir » l’espace planétaire et stellaire. Son avis sur le sujet n’était pas tranché, et le fait que toute « l’écriture » de la lettre était en relief était pour elle ambivalent, pouvant prouver aussi bien la prévalence d’un sens « écographique » ou plus simplement du toucher que tout autre chose… Il était aussi et en tout cas trop tôt pour qu’elle s’avoue même à elle-même ce qu’elle espérait que la lettre soit. 

Chris lui avait immédiatement dit qu’il rêvait que la lettre soit une sorte d’encyclopédie condensée du savoir des expéditeurs, un souhait partagé par nombre de membres du comité et qui en valait un autre. Ou en tout cas, qui valait peut-être son inavouable envie personnelle au sujet de la lettre. Tout au plus tous et toutes étaient entièrement d’accord pour se désoler des dix-sept plaques qui avaient été irrémédiablement endommagées pendant le long voyage de la lettre, percées par deux micrométéorites qui avaient pour toujours effacé deux à douze pour-cent de leur contenu respectif. 

Shirin laissa ses yeux défiler lentement à la ligne suivante. Sous la possible molécule d’eau, une encoche pseudo-triangulaire (elle aussi aux angles arrondis) était pleine de ce que leur papier et leur encre restituait comme une surface texturée. Il faudrait peut-être imprimer les planches avec leurs reliefs… La première intuition de la linguiste et de nombre de ses collègues avait été de considérer cette plissure circonscrite comme la représentation d’une étendue d’eau vue du dessus, fait que devait corroborer la présence du même idéogramme pseudo-triangulaire de l’autre côté du trait reliant ce pictogramme-ci à son texte correspondant. L’hypothèse en valait une autre, et toutes et tous s’attachaient désormais, à l’aide de leur IA, à repérer le possible symbole pour « l’élément eau » et à regarder si les dessins liés avaient un quelconque rapport. Pour l’instant, les résultats étaient mitigés. 

On pensait avoir trouvé les façons d’écrire « glace d’eau » et « vapeur d’eau » par exemple, et par déduction les deux tout premiers pictogrammes devaient être « molécule d’eau » et « eau liquide », les caractères correspondant à « molécule », « liquide », « gazeux / vaporeux » et « glacé » s’appliquant à d’autres schémas portant sur la chimie et la physique de base… Mais le potentiel caractère pour « élément eau » se retrouvait aussi face à des dessins et des diagrammes d’une complexité folle et incroyablement abstraits pour leurs yeux humains. Voyant que l’eau s’était vue donnée une place primordiale dans la lettre, certains et certaines astrobiologistes étaient parties du principe que ce devait être le solvant utilisé par leur chimie vivante, comme sur Terre, et que les improbables schémas devaient correspondre à des descriptions métaboliques terriblement complexes ou même à des organismes représentés sans soucis de perspective…

Là aussi, la sonde n’avait rien livré, malgré les espoirs des mêmes astrobiologistes : le dock de LSIOC, pourtant fort bien dotés en instruments en tous genres, n’avaient trouvé aucun matériel biologique sur l’enveloppe. Il était incertain que les micro-organismes terrestres les plus résistants puissent survivre, même dans un état dormant, à plus de soixante-quinze mille ans de voyage interstellaire, mais ils auraient pu laisser des traces chimiques indéniables… Or la sonde des expéditeurs étaient d’une propreté extraordinaire, parfaitement stérile, sans le moindre résidu organique carboné repérable par un microscope à balayage électronique. Elle avait dû être imprimée et assemblée directement dans l’espace, un peu comme LSIOC… Et il semblait que jamais les humains ne disposerait même d’un micro-fossile partiel de microbe expéditeur, même si les recherches en ce sens se poursuivaient vaille que vaille… 

Shirin passa à la planche 13, que les ingénieurs s’accordaient prudemment à définir comme un dictionnaire visuel de physique de base. La première ligne semblait porter sur la transition d’un atome d’hydrogène, symbole présent sur les instructions de lecture des disques d’or des sondes Voyager. S’il s’agissait bien de cela, alors c’était bien une unité de temps universelle… Dont le propre caractère à encadrement pseudo-triangulaire était ensuite repris sur les lignes et pages suivantes avec des chiffres pour montrer ce qui semblaient être les modèles de la physique de base, des équations newtoniennes à la relativité générale d’Einstein à en croire des physiciens et des physiciennes qui avaient pris trop de café. 

Shirin saisit sa tablette graphique et tenta de dessiner les symboles qu’elle pensait déjà connaître : l’élément eau, l’unité de base du temps… Ils avaient une certaine beauté, du moins pour son esprit humain qui n’était pas particulièrement affuté pour l’esthétique visuelle… Mais ils étaient aussi effroyablement complexes et déroutants à tracer rapidement et facilement… Encore un point qui compliquerait l’étude de la lettre et la fascination qu’elle exercerait auprès du grand public. Shirin saisit une planche plus loin, sur laquelle l’idéogramme de la transition de l’hydrogène avait été apposé à celui que les mathématiciens considéraient comme l’infini. Ensemble, ces deux caractères signifiaient peut-être « temps » ? 

Il faudrait qu’elle reprenne ses cours de mandarin écrit… Du côté de l’équipe shanghaïenne, on admettait déjà, avec un sens de la formule propre à un régime dictatorial, que l’écriture de la lettre ne suivait pas vraiment la logique associative des caractères chinois. Manière feutrée de ne pas admettre un échec relatif, mais qui exprimait aussi que l’écriture des expéditeurs avait peut-être un aspect beaucoup plus contracté, ramassé… Et donc aussi à certains égards contre-intuitif, même si certains et certaines linguistes voulaient déjà la définir comme agglutinante. 

Il vint à Shirin une idée, qu’elle nota compulsivement : Et si l’écriture de la lettre ne transcrivait pas une langue « réelle » mais avait été inventée par les expéditeurs pour leur courrier interstellaire, une tentative de créer une langue la plus « compacte » possible pour transmettre les informations clairement et avec un minimum d’espace utilisé ? C’était intéressant, mais sans autres langues expéditrices auxquelles comparer celle de la lettre, jamais cette hypothèse ne pourrait être vérifiable non plus, et elle ne leur apportait absolument rien. 

Elle se renvoya en arrière sur sa chaise et se frotta les yeux. 

« — Je vais faire un tour Janice. » coassa-t-elle, et son interlocutrice lui sourit gentiment. 

Shirin déambula dans le centre de la NASA de Pasadena ; partout on s’affairait, l’enthousiasme et la ténacité l’emportant (pour l’instant) sur la frustration et le découragement… Certains et certaines continueraient le travail de décryptage pendant des décennies s’il le fallait. Elle aussi ? Shirin roula des yeux pour elle-même : très probablement… 

La linguiste s’arrêta à l’entrée de la salle de repos du centre : Shanaz était aidée dans ses cours par Chris. Il lui expliquait des principes compliqués de la théorie des couleurs.

Une bouffée de souvenirs submergea Shirin. Chris et elle, vingt ans plus tôt, allant chercher Shideh, la sœur de Shirin, pour une nouvelle sortie d’institution psychiatrique… Le beau-frère en devenir expliquant à sa future belle-sœur quelque chose sur la lumière du Soleil pour la faire rire, tandis que la jeune femme qui les rapprochait réfléchissait aux remontrances qu’elle devrait refaire à ses parents, en espérant une fois de plus que ça se passerait mieux, qu’ils traiteraient mieux leur autre fille, même si elle n’était pas aussi « brillante », même si elle n’était pas aussi « dure »… Retour au présent : Shanaz sourit à Chris, son ex-oncle, et le cœur de Shirin se serra. Pourquoi fallait-il que ce godelureau soit si gentil ? Il aurait pu être cynique, égoïste et étroit d’esprit comme presque tout le monde, comme pratiquement tous les hommes comme lui, mais non, il avait fallu qu’il soit vraiment parfait.

Et même maintenant il… Shirin se retenu de pester et, à la place, elle rit de bon cœur en disant : 

« — Chris, tu veux déjeuner avec nous ? On va au resto vietnamien d’à côté ! Tu peux aussi proposer à Ted et à Yuv de venir. »