L.d.É., p. 3985, l. 52 : Nous nous reproduisons en brelan, trois partenaires ont deux enfants chacun ; le processus prend longtemps, de la conception à la naissance. trad. de Shirin Mohandes / Il faut trois grandes choses pour faire six petites choses, deux chacune, cela prend des dizaines d’heures. trad. de Janice Honanie / Le triangle est parfait : nous et nos animaux, nous nous dédoublons par trois ; c’est long mais c’est beau. trad. de Wang JingEn

Shirin rentrait chez elle bien chargée à l’issue d’une énième semaine de travail. Dans la petite remorque tirée par le vélo électrique patientait Anar, qui n’avait plus le droit de se lancer dans de grandes courses, entourée de reproductions simili-tridimensionnelles des planches sur lesquelles travaillaient dernièrement les équipes de HW de Pasadena.
Arrivée dans le garage de son immeuble, Shirin chargea les pseudo-planches dans son sac à dos et plaça sa chienne dans un harnais spécial maintenu à sa poitrine pour qu’elle ne monte pas les escaliers elle-même (sa maîtresse mettant toujours un point d’honneur à ne pas emprunter les ascenseurs). La bergère des Shetlands remua un peu ses pattes dans le vide et releva la tête vers son humaine pour lui lécher le menton.
Enfin, elles atteignirent leur palier.

« — Je sais petit pépin chéri, tu veux descendre et marcher par toi-même, attends… » Et elle lui embrassa le front.

« — Shirin Jaan ! » Shanaz se précipita vers elles et débarrassa sa tante de son sac à dos tout en caressant la tête de la chienne. « Tu vas aller promener Anar autour du bloc ? Je peux venir ? »

« — Bien sûr ! Prends juste la gourde qu’on puisse lui donner à boire ! »

Elles déambulèrent dans la nuit (modérément) fraîche du début d’hiver, Anar heureuse d’enfin pouvoir se dégourdir les pattes. Shanaz souriait, elle semblait satisfaite, et Shirin lui laissa le temps de lui en révéler elle-même la raison :

« — Shirin Jaan, je crois que j’ai fini les premières œuvres que je vais présenter pour l’admission à l’école. »

« — C’est super Shanoosh ! » Ayant reconnu ces mots, Anar se retourna vers la tante et la nièce pour japper de joie.

« — Je voudrais te demander ton avis… »

« — Ok. Tu sais que j’ai pas vraiment l’âme d’une artiste mais j’essaierai de t’aider ! »

Il était temps de rentrer : même si elle tirait sur sa laisse dans l’espoir d’aller plus loin, Anar respirait déjà trop fort.
Une fois rentrées chez elles, Shanaz étala petit à petit ses planches sur la table, sa nervosité plus perceptible que jamais dans la manière fébrile qu’elle avait d’ajuster leur position afin qu’aucune ne se chevauche. Shirin attendit patiemment d’être invitée à regarder, ce que la jeune fille fit silencieusement, par un regard plein d’appréhension.
C’était des peintures de taille moyenne, bicolores : magentas et cyans, magentas et jaunes, jaunes et cyans… À chaque fois, le visage de Shanaz se juxtaposait d’un côté, en une couleur, au visage d’une autre personne ayant marqué sa vie, en une autre couleur : sa tante, mais aussi sa mère, son propre père et… Chris. Shirin pencha légèrement la tête de côté ; pour autant qu’elle put en juger, Shanaz faisait déjà une très bonne portraitiste, restituant merveilleusement les traits mais aussi les tensions du chagrin et de la colère, les décontractions de la joie et de la tranquillité… Mais elle ne comprenait pas vraiment le sens des juxtapositions.

« — Il y a autre chose Shirin Jaan, mais pour ça on doit éteindre les autres lumières et prendre ces… » bafouilla Shanaz en saisissant trois lampes de poches auxquelles elle avait apposé des lentilles respectivement magentas, cyans et jaunes.

Shirin retint sa respiration, ayant presque deviné…
Lorsque Shanaz alluma une à une ses lampes spéciales et en balayaient ses œuvres, les visages correspondants (magentas, cyans ou jaunes) devenaient pour ainsi dire invisibles, un exploit chromatique en soit ! Mais il se révélait aussi, dans des lignes supplémentaires plus appuyées que Shirin avait prises pour des ajouts dus à un parti-pris esthétique sans sens particulier, des moitiés de « glyphes » issues de la « lettre des étoiles »… L’association entre Shanaz et sa mère Shideh révélait sous les deux couleurs l’idéogramme « expéditeur » interprété comme signifiant « destruction », avec Shanaz et son père celui considéré comme signifiant « répulsion » ou « disparition », avec Chris celui signifiant peut-être « savoir » et avec Shirin… « Équilibre », ou peut-être « joie » selon certaines interprétations très débattues.
Sa tante restant silencieuse, la bouche à demi-ouverte, la nièce se figura que cela ne lui plaisait pas et commença à dire :

« — Je savais que ce serait trop niais, trop personnel, trop négatif… J’aurais dû changer d’idée… Comment j’aurais pu penser bien exprimer et de façon qui soit pas ridicule que… »

« — Shanoosh ma chérie… Tes œuvres sont superbes, et profondes avec ça. Je suis époustouflée. »

Shirin l’était vraiment, à la fois souriante et les larmes aux yeux, les mains posées sur les épaules de Shanaz. L’adulte elle-même avait tenu droite face à la mort de sa sœur Shideh, à la fuite de son beau-frère en Iran, à son combat contre ses parents pour les empêcher de reproduire leurs abus sur leur petite-fille… Qui n’avait pu qu’endurer, se recroqueviller… À travers la perspective des difficultés à comprendre la première « lettre stellaire », la jeune fille avait tellement plus à dire sur les discordances humaines que l’adulte qui l’avait accueillie dans sa solitude choisie, ingrate…
À cet instant, Shirin voulait presque abjurer sa misanthropie proverbiale, dire à Shanaz que le monde, que les gens avaient, parfois, de belles choses en réserve… Elle l’avait connu, avec… Chris. Pendant les si heureuses premières années de leur mariage, il avait suivi des cours intensifs de farsi classique et, le samedi soir, tous deux lisaient côte à côte en version originale le Shahnameh, Le Livre Des Rois, l’immense poème épique perse du onzième siècle écrit par le poète Ferdowsi, texte dont les récits et la splendeur linguistique fascinaient toujours plus Shirin. Chris l’avait encouragée pendant des années à créer sa propre traduction en anglais, avec ses propres notes issues de leurs sessions de lecture… Notes qu’elle gardait encore quelque part, contrairement au reste. Oui, si elle avait connu l’osmose avec un homme, c’était à ce moment-là…

« — C’est vrai, tu trouves ça bien Shirin Jaan ? »

Sous les yeux de sa nièce, la tante secoua la tête et se reprit avec une grande inspiration.

« — J’adore. Tu tiens quelque chose. On devrait les exposer, avec une installation lumineuse. »

« — L’exposition je sais pas… Mais j’ai plein d’autres idées dans la même veine, mais qui couteraient plus cher à faire… »

« — Ok, on va en reparler et- »

Le téléphone de Shirin sonna. Simonanne.

« — Décroche Shirin Jaan, j’oublierai pas de t’en reparler ! »

La linguiste embrassa la joue de l’artiste en devenir et décrocha l’appel. Mauvaise nouvelle : les chinois fermaient leur antenne au sein du projet HW, comme les sud-africains et les français quelques semaines plus tôt. Bien entendu, leur équipe parallèle (quasi-)secrète resterait sans doute active, mais c’était une mauvaise nouvelle pour le projet de décryptage de la lettre, dont les progrès étaient déjà de plus en plus laborieux même avec l’aide de personnes ayant baigné dans une culture purement idéographique.
Shirin soupira et se frotta le front. Au bout de presque deux ans de décryptage, leurs seules certitudes au sujet du contenu de la lettre portaient sur son premier tiers : c’était un condensé de physique et de chimie de base, à la portée de n’importe quel adolescent ayant un professeur de sciences suffisamment pédagogue. À travers les explications de Chris, Shanaz avait été fascinée… Mais le reste du monde se désintéressait de la lettre. À quoi bon passer son temps sur quelque chose qui semblait soit extrêmement basique, soit parfaitement abscons ?
Shirin et Janice pensaient que les sections suivantes, qui semblaient porter au moins partiellement sur des processus biologiques et culturels, étaient au moins partiellement… poétiques. Mais il n’y avait aucun consensus à ce sujet, la poésie étant une discipline notoirement difficile à observer et à décrire à l’aide de la science « dure ». Parmi les spécialistes des sciences « dures », seul Chris trouvait l’idée vraiment bonne, car les autres, Yuv et surtout Ted en tête, disaient que les expéditeurs n’auraient pas investi autant de moyens dans l’envoi de quelque chose qui risquait à ce point de rester incompris. Peut-être que Shanaz avait raison, les humains ne risquaient pas de vraiment comprendre la lettre, étant déjà si mauvais à se comprendre correctement entre eux…

« — Shirin, tu es là ? »

« — Oui oui pardon Simonanne, je suis là. »

« — Ça ne change rien pour nous, en ce qui me concerne le projet HW restera actif au moins jusqu’à ma mort, tu as ma parole. »

« — Je te crois, ne t’inquiète pas. » Et elle raccrocha.

Dans la cuisine, Shanaz avait pris l’initiative de nourrir Anar, qui jappait gentiment. Shirin se sentait lasse ; elles avaient peut-être besoin de vacances.