L.d.É., p. 2006, l. 7 : Ce qui meurt perd sa conscience, mais sa matière ne meurt pas : elle continue à vivre à sa façon. trad. de Shirin Mohandes / La mort est l’arrêt des processus mentaux perceptifs, mais elle n’est pas totale : le corps maintient des processus chimiques. trad. de Janice Honanie / Ce qui meurt alimente la vie dans la non-conscience. trad. de Wang JingEn

Shirin sortit du cabinet de la doctoresse avec un soulagement léger ; dans la salle d’attente, Shanaz s’étira joyeusement. Leur déménagement impromptu, plus d’un an et demi plus tôt, leur avait imposé un changement de psychothérapeute, mais la nièce avait fini par s’habituer à sa douce nouvelle praticienne, qui elle-même ne rapportait à la tante que ce qu’elle avait besoin de savoir sans rompre aucunement le secret médical. La professionnelle n’avait pris qu’une seule initiative à l’égard de la tutrice légale de l’adolescente, à la fin de cette séance : « Et vous Madame Mohandes, ressentez-vous une envie de parler de toute cette situation familiale ? » L’intéressée avait secoué la tête d’un air aimable, sans un mot de plus. 

« — Shirin Jaan, c’est aujourd’hui que…? » L’excitation plus encore que la discrétion empêcha Shanaz de poursuivre tandis qu’elles ressortaient dans la rue. 

« — Oui Shanoosh, c’est dans les prochaines heures qu’on va l’ouvrir… » murmura Shirin, mi-souriante mi-suspicieuse en jetant un regard autour d’elles pour s’assurer qu’aucun journaliste ne traîna dans les parages. Elle reprit, plus haut : « Allons chercher Anar et prenons quelque chose à manger avant d’aller au centre. Qu’est-ce qui te ferait envie ? »

« — Je sais qu’on a déjà diné vietnamien lundi mais… J’aimerais bien un bò bún… »

« — Parfait ! »

Elles chevauchèrent leurs vélos, repassèrent par leur appartement pour chercher la petite chienne et, après un crochet par Chez Trang Minh, arrivèrent dans le centre de la NASA en pleine effervescence. Dans la salle du contrôle de mission de LSIOC, les rebords de l’immense écran du mur du fond affichaient les bureaux des sous-groupes de HW, tous actifs quelle que soit leur localisation ; bien sûr, au milieu, s’affichait le flux vidéo capté à l’intérieur du dock de LSIOC.

La « lettre » était là, une merveille d’ingénierie faite de pièces usinées à la perfection et assemblées avec une extrême précision ; pureté des formes et des surfaces lui donnaient autant d’attraits esthétiques que de charmes purement fonctionnels. Les scanners tridimensionnels ultra-précis de la cale de LSIOC, qui leur avait permis d’imprimer une maquette à l’échelle 1 à la configuration fidèle au micro-mètre-carré près, avaient montré que, à l’exception de deux minuscules impacts de micro-météorites, peu d’éléments probants saillaient sur l’enveloppe de la « lettre ». 

Tout le monde l’appelait comme ça maintenant : les relevés radar du dock avaient révélé que l’intérieur du boitier principal de l’objet présentait différents niveaux de densité. Un point, sous la parabole, avec une multitude de petits éléments agencés selon une configuration alambiquée, pouvait correspondre à un ordinateur basique et à des instruments variés, mais le reste semblait se composer d’éléments étalés et serrés les uns contre les autres. La théorie dominante était évidemment qu’il s’agissait de disques, des centaines et des centaines de disques analogiques… Pour en avoir le cœur net, il fallait, maintenant que l’analyse préliminaire de « l’enveloppe » était (quasiment) finie, l’ouvrir. 

L’opération devait pouvoir se tenter à l’aide d’un renfoncement sur l’un des coins de « l’enveloppe » et sous lequel se trouvaient trois autres renfoncements séparés, comme des boutons. La théorie, également étayée par les relevés radars, était que ce dispositif « déverrouillait » l’une des faces latérales du boitier principal dont l’autre extrémité semblait montée sur des chevilles basiques. La serrure, ou plutôt la poignée du couvercle du coffre au trésor, comme se plaisaient à le dire les ingénieurs, Chris en tête. C’était d’ailleurs lui qui, déjà, avait théorisé que les créateurs de la « lettre », pour manipuler un tel dispositif, devaient avoir des membres préhensiles avec l’équivalents de doigts opposables. 

Dotée d’une toute nouvelle « main » de plutôt grande taille, auto-imprimée avec une configuration parfaitement adaptée pour à la fois agripper le rebord de la poignée et presser ses trois boutons selon différentes configurations, l’extrémité du bras robotique principal intérieur du dock LSIOC approcha lentement de sa prise. Il était convenu de ne pas forcer sur le dispositif, si jamais l’équivalent de la pression d’une main humaine ne parvenait pas à l’ouvrir, d’autres choses seraient tentées. 

Simonanne et d’autres se mirent à murmurer, les mains jointes devant leurs visages. Est-ce qu’ils priaient ? Shirin ne pouvait pas les blâmer : l’incertitude, qu’il s’agisse d’ouvrir un couvercle ou d’entrevoir le vacillement de son monde, nourrissait ce genre de réflexe. Dans son adolescence, quand sa sœur avait déjà traversé une première phase particulièrement difficile, quand le racisme de ses camarades et de ses professeurs avait empiré, la jeune Shirin avait aussi cherché des réponses dans la spiritualité. Cependant, au lieu de se tourner vers le chiisme modérément sécularisé de leurs parents, elle avait tenté d’assouvir ses besoins spirituels avec le feu du zoroastrisme, la religion « ethnique » de la Perse antique ; quand elle avait constaté la place qui y était aussi donnée aux femmes, elle n’avait plus eu que de l’intérêt linguistique pour l’Avesta, le texte sacré du culte presque disparu. De là, elle était devenue agnostique, et ses passions pour les langues et les convergences (et divergences) culturelles à travers les âges et les lieux étaient nées.

La linguiste et anthropologue se tourna vers Chris, qui lui sourit : il ne priait pas non plus. Il avait cessé de s’en remettre à son Dieu quand sa congrégation, quand sa famille avait exigé, entre autres choses, que Shirin se convertisse, dans les mois ayant suivi le début de leur relation. Apparemment leur séparation, toute ces années après, ne l’avait pas non plus ramené à la religion. Shirin ne put s’empêcher de lui sourire, sans aucune implication, et elle alla se poster à côté de lui, bras croisés ; il l’imita. À certains égards, malgré son optimisme constant confinant à la mièvrerie, Chris était encore plus cartésien qu’elle : il ne croyait qu’à ce qui pouvait s’observer et se mesurer, sans jamais non plus faire confiance à la chance. Ce n’était ni la chance ni Dieu qui avait redonné à leur relation une apparence de tranquillité distante, c’était leur acceptation de ce qui était, tel quel. Chris et Shirin relevèrent les yeux à l’unisson vers le grand écran.  

Shanaz, Anar serrée dans ses bras frêles, s’était approchée de sa tante et avait posé sa tête sur son épaule, tandis que Ted et Yuv se postaient à côté de leur coordinateur et ami. Partout dans le monde, scientifiques et néophytes, passionnés et amateurs, adorateurs et haïsseurs de tous bords suivaient également la retransmission en quasi-direct (il fallait environ une seconde pour que le signal arrive du point de Lagrange L5 du système Terre-Lune). La théorie était que, si ce fichu couvercle de coffre au trésor se soulevait, le monde en serait changé à jamais, en termes de technologie, de culture, de spiritualité ou que savait-on encore. Shirin et Chris avaient exposé leurs réserves à ce sujet à longueur d’interviews et de conférences, jusqu’à n’en faire plus que des maximes pour étouffer, respectivement, leurs propres espoirs inconscients affleurants et fonds de misanthropie. 

Le bras de LSIOC se déposa lentement sur la poignée, trois « doigts » sur le dessus, trois « doigts » à l’intérieur, un sur chacun des « boutons ». Le doigt numéro 1 pressa le bouton 1 seul, qui s’enfonça légèrement sous la pression qui lui était imprimée, et le bras tira légèrement… Mais rien ne se produisit ; le panneau ne bougea pas, pas plus que « l’enveloppe », retenue par les tampons pelucheux composites au bout des fins étais du dock. Le doigt 1 libéra le bouton 1, le doigt 2 pressa le bouton 2 et le bras tira à nouveau, sans plus de résultats. Même chose avec seulement le doigt 3 et le bouton 3. C’était attendu : pourquoi mettre trois boutons si un seul d’entre eux pouvaient ouvrir « l’enveloppe ». Comme indiqué par les données numériques dans le coin inférieur gauche de l’écran, les « doigts » pressèrent ensemble les boutons 1 et 2 avant que le bras ne tire doucement, toujours sans résultat évidemment… 

Sans qu’aucun d’eux ne prenne plus l’initiative que l’autre, les mains de Shirin et de Chris se rencontrèrent, moites, lorsque les trois doigts pressèrent ensemble les trois boutons. Tous et toutes, dans la salle, dans le monde entier, retinrent leur souffle lorsque le bras commença doucement à tirer.

De toutes les personnes, ce fut Simonanne qui la première cria et laissa s’écouler des larmes de joie : l’enveloppe s’ouvrait, révélant petit à petit son contenu… Des dizaines et des dizaines de sortes d’alignements métalliques serrés les uns contre les autres mais pas non plus directement en contact, retenus sur des sortes de petits rails parallèles. S’agissait-il de « pochettes » pour les disques tant espérés ? Si c’était bien leurs tranches qu’on voyait, alors c’était des boîtes très fines mais largement plus étalées que celles nécessaires pour contenir un vinyle terrestre.

Les caméras, spectrographes et radars du dock LSIOC prirent leurs mesures pendant de longues minutes face à l’ouverture du boitier, comme prévu. Ensuite, comme le programme le postulait, le bras interne tenterait aussi de saisir l’un des disques supposés si ceux-ci étaient bien mobiles. Une demi-heure s’écoula presque sans le moindre mot, les souffles retenus, jusqu’à ce qu’enfin l’étrange « main » robotique, ayant entretemps sécurisé le couvercle avec de nouveaux étais à tampons pelucheux de synthèse, ne s’approche du contenu de l’enveloppe. Les trois paires de doigts aplatis se refermèrent sur le disque le plus proche de l’ancienne poignée, qui dépassait très légèrement des autres, comme une invitation à être saisi. 

Shirin pressa la main de Chris, qui tremblait légèrement. 

Ce que le bras robotique avait extrait de l’enveloppe n’était pas la pochette d’un disque, ni une protection pour quoi que ce soit puisque c’était une plaque pleine. Cela évidemment ne fut compris et accepté que plus tard, sans pour autant causer de frustrations : le carré doré portait, sur ses deux faces, des centaines de minuscules alignements de symboles, de brèves lignes de sortes de signes typographiques allant de paire avec ce qui semblait être des pictogrammes. 

Shirin lâcha la main de Chris pour se couvrir la bouche, bouleversée. Ce qu’ils avaient reçu, c’était bien une lettre. Et c’était la lettre interstellaire la plus parfaite dont purent rêver une linguiste humaine et son acolyte ingénieur aérospatial.