JML/K-N-O-W-1212 était heureux, fier, galvanisé. Il fixait, loin au-dessus d’eux, à travers la vitre ultra-épaisse de la coupole du salon d’observation et sur fond de ciel noir pailleté, la silhouette élancée du Starliner. Pour les autres, ce ne devait être qu’une forme oblongue quasi-indiscernable et vaguement renflée par endroits ; pour lui, avec sa vision surhumaine et son cortex cérébral suroptimisé, c’était un chef-d’œuvre de complexité et de délicatesse.
Le « sommet » du vaisseau se signalait pour son module anti-radiations hémisphérique rempli d’eau ; derrière celui-ci s’étendaient les compartiments habitables, hérissés de modules complémentaires divers ; à la base du cylindre de charge utile se déployait une corolle concave destinée à isoler les réacteurs et leurs quatre tuyères magnétiques qui s’étendaient sur cinq cents mètres vers la « base » de l’appareil. Le Starliner n’était pas le plus gros vaisseau jamais fait, ni par la taille ni par la capacité en passagers ou en cargo, il fallait l’admettre… Mais c’était le plus cher, le plus rapide et, surtout, le plus beau. Tout avait été réinventé pour lui, grâce à la volonté de Papa. Et c’était à JML/K-N-O-W-1212 que revenait, du haut de ses vingt-et-un ans, l’honneur de le commander pour son voyage inaugural.
« — Il est magnifique n’est-ce pas ? »
« — Moi je lui trouve l’air d’une brosse à chiottes ! » s’écria May Magnolia à côté de lui en riant, et JML/K-N-O-W-1212 renonça définitivement à essayer de comprendre cette… cette… cette créature.
« — Merci de m’en dégouter, pour moi il ressemblait plutôt à un sextoy prometteur. » ricana en retour Azissia Mega. Elle, JML/K-N-O-W-1212 pensait saisir sa logique. Purement vulgaire, répugnante.
« — Vous avez de la chance toutes les deux… Pour moi il ne ressemble à rien de rien. » soupira Codriche Grosu avec un léger embarras. Vraiment un arriéré celui-là.
« — Je ressens son énergie… Notre destin suit une arborescence unique, pleine de possibles extraordinaires… » murmura Sangsue-de-Vie plus pour elle-même que pour les autres. Il était convaincu qu’elle simulait ses supposées transes.
« — Je me fiche un peu de son apparence, j’ai juste hâte d’être à bord et qu’on se lance dans l’aventure ! » La trivialité, non la platitude de la réflexion de Success Gift « Sip » Abara acheva de démoraliser le jeune commandant.
Il se retourna vers les deux derniers membres de son équipe, espérant que la très relative élévation spirituelle et intellectuelle qu’il leur attribuait leur permettrait de dire quelque chose de plus inspirant. Deeksith Kumar se contenta de le fixer d’un air à la fois maussade et déprimé, cette chiffe molle, alors JML/K-N-O-W-1212 fit passer son regard vers Grace Williamson, qui semblait encore perdue dans ses pensées. Elle sursauta et bredouilla, tout de même avec sincérité :
« — C’est un vaisseau très impressionnant, j’en suis vraiment émue… »
Plus émue que quand elle avait laissé son futur ex-mari devenir la risée de l’humanité toute entière apparemment. Enfin, les circonstances rocambolesques de sa candidature avaient décuplé l’attention portée à la mission du Starliner, et Papa avait sélectionné la majorité des candidats finaux avec ce paramètre précis en tête ; le triomphe devait attirer l’attention de tous. Enfin ces êtres humains au moins capables de capter l’attention de leurs semblables seraient menés par le premier Homo Perfectus, lui, JML/K-N-O-W-1212, le chef-d’œuvre du génie génétique, le tout premier surhomme. Le moment était historique, vraiment.
Il s’éclaircit la gorge ; la retransmission de son bref discours de départ allait bientôt commencer et, évidemment, il n’avait eu aucun mal à apprendre par cœur chaque mot raffiné et sophistiqué, chaque phrase délicate qu’il avait préparé. Ils se détournèrent du Starliner et de l’horizon lunaire en-dessous de lui pour faire face à la caméra posée au milieu du salon d’observation. Le voyant indiquant la captation par l’appareil s’alluma, et JML/K-N-O-W-1212 se lança, saisi par l’émotion malgré lui :
« — Mes compatriotes camarades humains de la Terre, de la Lune, de Mars, de Vénus, de Mercure, de Jupiter, de Saturne, d’Uranus et de tout le système solaire. Nous sommes réunis ici, par seulement nous huit sur la Lune, mais nous tous ensemble par la pensée et même par delà les décalages de transmission, pour ce moment extraordinaire, marquant et historique. Nous allons pour la première fois depuis toujours nous élancer en personne jusque dans les confins du système solaire, là où personne n’est jamais allé donc, et pour faire quoi ? Pour explorer oui, pour explorer, car nous avons cela de marqué en nous, tous, mêmes vous oui vous, vous avez de marqué en vous le désir d’exploration et de conquête. Enfin, après les siècles obscurs, nous retrouvons -car il n’était pas bien loin !- l’esprit des pionniers de l’exploration spatiale. Je suis humble pour moi et pour nous en acceptant de diriger cette entreprise, et je pense qu’on espère qu’on va y parvenir pour nous individus qui ne voulons pas mourir, mais aussi pour nous espèce. Car nous irons plus loin et de là plus loin encore. La roue qui tourne a tourné, et elle va encore plus tourner oui ! » finit-il fièrement.
La caméra se coupa tandis qu’Azissia se mettait à pouffer et que les autres membres d’équipage, jusqu’à Deekshith, se retournaient pour contenir leurs sourires amusés. La consternation ravagea un instant les traits si harmonieux de JML/K-N-O-W-1212 : Qu’est-ce qu’ils ont ? Il était très bien mon discours ! Parfaitement parfait, élégamment élégant, émotionnellement émotionnel… Il vit derrière la caméra, surimposé à l’horizon de régolithe gris et au ciel noir, l’air de sa déconfiture. Heureusement que le live était terminé, sinon les mèmes relatifs à la mission Starliner n’auraient plus porté sur le désarroi de Robert Williamson mais sur le sien ; il avait évité de peu sa propre humiliation à l’échelle interplanétaire… Néanmoins, la honte brûlait son égo pour la première fois, laissant retomber sur sa conscience de lourdes scories de rancœur. Il allait mettre à profit l’instruction « donne-nous régulièrement du spectacle » donnée par Papa pour tous les remettre en place.
Tandis qu’ils se dirigeaient tous à pas mesurés vers l’escalier au centre de la pièce, JML/K-N-O-W-1212 commença à fomenter sa revanche.
***
Les membres d’équipage avaient revêtu leurs combinaisons et pris place dans la navette qui les emmenaient de la base de la société OorbitZ jusqu’au Starliner au-dessus d’elle. La manœuvre était impressionnante : tandis qu’ils s’élevaient, l’horizon laiteux de la Lune semblait s’éloigner du milieu du champ de vision tout en se courbant sur ses bords, phénomène optique dû à la petitesse relative du satellite naturel de la Terre par rapport à leur planète. Codriche et Sip plus particulièrement étaient émerveillés du spectacle, et même Azissia se défit un instant de ses airs blasés et féroces pour sourire innocemment de leurs réactions.
Le seul qui ne scrutait pas l’extraordinaire défilement à travers les petits hublots était JML/K-N-O-W-1212. Et ce n’était pas parce que, en tant que fils de billionnaire, il avait déjà décollé mainte fois depuis la Lune, mais parce qu’il finalisait dans son esprit le génial plan qui lui donnerait sa vengeance. Profitant que tout le monde ait fait passer son attention de la Lune au Starliner qui grossissait au-dessus d’eux, JML/K-N-O-W-1212 se mit à taper, avec toute la discrétion dont il était capable, le post suivant sur le compte officiel TwootZ : Avis à tous ceux qui suivent assidument le voyage du Starliner ! Beaucoup de nos membres d’équipages sont passionnés par l’aventure, mais bien moins par la mode et la façon de se présenter. Et si nous en aidions un ? Nous vous laissons voter pour le membre d’équipage qui, selon vous, a le plus besoin d’un bon makeover assorti de quelques conseils ! Et, en plus de la mise au point du sondage, il programma la publication du post pour dix heures plus tard, un peu après le départ du Starliner.
La navette s’arrima sans problème au vaisseau, et après de longues minutes à attendre la mitigation des différentiels de pression, ils purent entrer dans ce qui serait leur lieu de vie pendant un peu moins de sept ans. Les autres semblaient un peu perdus, eux qui n’avaient eu que seize jours pour en réviser les plans, mais JML/K-N-O-W-1212 connaissait parfaitement les lieux, lui qui avait été impliqué dans la conception et la mise au point du vaisseau. Bientôt vous n’aurez vraiment plus envie de vous moquer de moi mes petits ! pensa-t-il en cachant son sourire narquois, sachant parfaitement qu’il était le benjamin de l’équipage.
Pour l’instant il ne régnait aucune pseudo-gravité dans le Starliner, et les marches de l’escalier central en colimaçon étaient rétractées pour former un tunnel très commode pour faire flotter leurs affaires jusqu’à leurs cabines. Pour le jeune homme c’était très facile et agréable, mais la plupart des autres, à l’exception de Sip et plus étonnamment de May, peinaient à dominer leurs mouvements. JML/K-N-O-W-1212 avait un temps envisagé de demander à Papa de laisser quelques semaines à ces énergumènes originaux pour s’entraîner un peu à la vie dans l’espace, mais rien ne pouvait aller contre sa devise « Il faut toujours agir et réagir vite » et, à ce moment, le fils ne pensait plus que c’était nécessaire, ou plutôt mérité !
Une fois ses affaires rangées dans les placards appropriés, JML/K-N-O-W-1212 alla s’installer dans le poste de pilotage afin d’attendre le reste de l’équipage en prévision du grand départ. Grace fut la première à le rejoindre, se sanglant dans le siège-baquet à sa gauche ; les années à gérer la vie familiale lui avaient donné le sens du rangement, ce devait être la raison pour laquelle elle avait été plus vite qu’il ne s’y était attendu. Il fallut plusieurs minutes pour que les autres membres d’équipage ne les rejoignent un à un, Codriche rendu somnolant par les pilules anti-nausées de Sangsue-de-Vie étant le dernier à arriver. Enfin ils se trouvaient tous là, disposés en cercle, dos à l’extrémité « sommitale » du tunnel central, assis face à leurs moniteurs respectifs. JML/K-N-O-W-1212 égrena les check-lists que lui donnait l’IA du vaisseau, et Deekshith assis à sa droite les reprit également une ultime fois avec obséquiosité. Les dernières vérifications achevées, Grace déclara :
« — Starliner est prêt… Quand vous voulez commandant. » JML/K-N-O-W-1212 savoura quelques instants cette reconnaissance de sa supériorité et annonça solennellement :
« — Bien. Nous partons ! »
Pendant de longues minutes les petits réacteurs auxiliaires du vaisseau s’activèrent pour ajuster au millième de degré près l’orientation du vaisseau, sans qu’aucun d’eux n’en perçoive autre chose que les infimes modifications des angles de pointage sur l’écran. Enfin, le logiciel de navigation indiqua que les propulseurs principaux venaient de se mettre en marche, mais ils ne sentirent rien de plus à ce moment ; il leur faudrait trois cents secondes pour atteindre un niveau d’accélération qui puisse être ressenti, et environ une heure avant que la poussée soit assez forte pour créer une illusion de gravité à bord. L’accélération serait maintenue à 0,73g pendant un peu plus de trente-et-un jours standards, et ensuite…
« — Ah je sens qu’on bouge ! » s’écria Sip. Meilleur moyen de briser le sentiment du moment…
« — J’ai un peu moins envie de vomir… » aggrava Codriche en ravalant un haut-le-cœur.
« — Hâte de moi aussi sentir plus mon poids ! » s’écria Azissia en se trémoussant dans son baquet.
« — Assez ! » éructa JML/K-N-O-W-1212, surpris de sa propre colère. « Est-ce qu’on pourrait profiter de l’importance de cet instant ? » souffla-t-il en essayant de se radoucir ; l’idée que son petit projet de sondage puis de makeover allait être lancé dans quelques heures l’y aida grandement.
Lequel d’entre eux allait être choisi par le public ? Est-ce que ce serait May Magnolia, qui pourrait bien se défaire de ses grandes perruques, de ses maquillages incroyablement lourds et de ses tenues extravagantes ? Ou plutôt Codriche Grosu, qui pourrait tout aussi bien remplacer ses fripes moyenâgeuses et donner un traitement plus ordonné à sa triste tignasse ? Sans parler de la vulgarité en attitude comme en apparence d’Azissia Mega ou de la candeur nue qu’exsudait en permanence Success Gift « Sip » Abara… Les possibilités semblaient infinies, et JML/K-N-O-W-1212 avait hâte de leur faire adopter un peu de tenue. Qui savait, si ce premier relooking et reality-check était un succès d’audience il pourrait répéter l’expérience avec un autre de ces « collègues » qui ne lui arrivait pas à la cheville. Même si personne ne pouvait le voir, le jeune homme tenta de juguler son sourire de jubilation.
Dans l’encart dédié de leurs moniteurs, la Lune semblait déjà rapetisser, et émergea bientôt de son limbe une Terre gibbeuse. Le post de commandes, comme toutes la section centrale du module habitable, était dénué de fenêtres, et pour l’instant ils devaient se contenter de ce que captaient les caméras extérieures du vaisseau. Durant les phases postérieures du voyage, ils pourraient profiter de la baie d’observation du Starliner pour admirer la vue en personne, par courtes sessions pour ne pas trop s’exposer aux radiations de l’espace.
Le vaisseau était une bulle tiède et douce dans une immensité froide et acérée au milieu de laquelle ils vivraient pour l’équivalent de deux-mille-cinq-cent jours. JML/K-N-O-W-1212 ferma les yeux et médita la profondeur de sa confiance en lui et en les capacités humaines, technologiques mais aussi philosophiques… Ou émotionnelle ? Il se sentait prêt à braver l’espace et l’inconnu : plus simplement, plus fondamentalement, il se sentait très excité, mais cette sensation lui paraissait rustre, enfantine…
« — Nous avons atteint l’accélération nominale de 0,73g… » susurra Grace, sans doute plus pour elle-même que pour le reste de l’équipage, de la tristesse filtrant à travers sa voix douce, et cela agaça profondément JML/K-N-O-W-1212.
« — Cette fois nous sommes partis pour de bon… » soupira Deekshith, constant dans son abattement perpétuel pour encore aggraver la situation.
« — Wouhou ! » s’exclama May Magnolia avant de glousser, espérant alléger un peu l’ambiance. C’était trop pour JML/K-N-O-W-1212.
Le jeune homme pressa le bouton indiquant que repos pouvait être pris et défit les sangles de son siège. Le mal du pays, enfin le mal de la Terre, quel sentiment stupide ; ce n’était pas pour lui, lui qui était plus qu’humain, ça non. Ils lui avaient vraiment gâché son moment. JML/K-N-O-W-1212 se releva sur ses pieds et se redressa de toute sa hauteur sans ressentir le moindre tournis bien sûr. La pseudo-gravité dans le vaisseau était supérieure à celle, bien réelle, ressentie sur la Lune, mais cela ne le gênait pas outre-mesure évidemment. Sans jeter un regard aux autres, qui essayaient de s’extraire de leurs sièges avec bien plus de difficultés, il s’engagea sur les marches déployées de l’escalier en colimaçon qui emplissait à présent le tunnel central.
JML/K-N-O-W-1212 alla directement s’enfermer dans sa cabine où, après avoir dévêtu sa combinaison réservée aux manœuvres, il saisit immédiatement une grosse barre protéinée dans sa conséquente réserve personnelle et la mangea mécaniquement. Les autres prendraient sans doute leur repas ensemble, mais il n’avait pas leur sentimentalisme et il avait déjà assez subi leur bassesse. JML/K-N-O-W-1212 devait rester aiguisé, dans tous les sens du terme ; s’il l’avait voulu il aurait pu mener la mission seule, il en était convaincu. Mais Papa lui avait donné l’épreuve supplémentaire, et en fait autrement plus grande, d’élever d’autres humains « normaux » avec lui, il le savait. Ou du moins, c’était de cette façon qu’il considérait sa situation.
JML/K-N-O-W-1212 déploya les machines de musculation qu’il avait fait installer dans sa chambre et s’exerça plus de quatre heures, à l’issue desquelles il prit une brève douche. Il se sentait très légèrement fatigué physiquement et mentalement, ce qui était on ne pouvait plus normal même pour un surhomme comme lui à l’issue d’une telle journée. Même avec un métabolisme maximisé comme le sien, le sommeil restant un besoin biologique universel. Aussi JML/K-N-O-W-1212 se coucha et s’endormit souriant, sachant qu’il se réveillerait avec les résultats du concours.
***
Le commandant se réveilla à une minute de la sonnerie de son réveil ; il se sentait énergisé et rasséréné, mais il avait faim, et cette fois-ci une barre protéinée ne suffirait pas. Après s’être longuement brossé les dents, brièvement coiffé et habillé sans même y penser, JML/K-N-O-W-1212 ouvrit la porte de sa cabine et se retrouva nez à nez avec…
« — Ah Douze-Douze tu émerges enfin, on va pouvoir s’amuser… » Azissia le regardait d’un air… carnassier. Sip, Sangsue-de-Vie, Codriche et May se tenaient à ses côtés, la même expression narquoise. Seule Grace se tenait un peu en retrait, légèrement gênée ; Deekshith, quant à lui, était absent.
« — Personne n’a le droit de… Qu’est-ce qui vous prend à tous ? » Il avait remarqué que Grace brandissait fébrilement une de leurs petites caméras, son voyant d’enregistrement et de transmission allumé.
JML/K-N-O-W-1212 sortit son nano-ordinateur de sa poche et ouvrit TwootZ, compte de la mission et… Non c’est pas vrai… Lui, LUI, il avait recueilli 94% des 297,9 millions de votes exprimés. Comment était-ce possible ? Il s’était pensé fairplay en s’ajoutant dans les options du sondage, et il lui avait paru évident que personne n’aurait pensé qu’il avait besoin de changer sa manière d’être… C’était peut-être les martiens qui avaient fait basculer le sondage ? Après tout ils détestaient Papa et…
« — Tes règles étaient très claires Douze-Douze. » reprit posément Azissia. « On doit te faire ton makeover ensemble, on doit commencer dès maintenant, et tout doit être retransmis en direct. »
JML/K-N-O-W-1212 se redressa bien droit, stoïque. C’était vrai, et il tenait toujours sa parole.
« — Très bien. »
Azissia se mordit ostensiblement la langue en souriant et se retourna vers la caméra de Grace :
« — C’est parti mesdames, messieurs et mesnestres ! Pour commencer le Great Starliner Makeover, nous allons d’abord devoir observer notre nominé dans son milieu naturel et le confronter à l’avis de nos experts ! »
Suivant un bref geste de la main d’Azissia, ils s’engouffrèrent tous dans la cabine de JML/K-N-O-W-1212, qui en resta coi pour la première fois de sa vie ; peut-être parce qu’elle ressentait une certaine culpabilité, ou alors par compassion, Grace prit soin de ne pas cadrer sa mine défaite. Elle n’entra qu’après lui.
« — Mais qu’est-ce qu’on a là, c’est triste tout ça ! » s’écria Azissia en balayant les mèches frisées qui retombaient sur son visage tandis qu’elle tournait sur elle-même en observant la cabine. « En tant qu’experte de tous les éléments du lifestyle, je peux dire que ton lifestyle semble très triste, et même très très chiant Douze-Douze ! Y a pas de couleurs, y a pas de déco, y a pas de personnalisation, y a pas de toi j’en vois nulle part ! Même là devant moi tu ressors pas toi ! Bon, mesdames messieurs mesnestres, approfondissons l’inspection, mesurons l’étendue de l’emmerdement. »
Tous se mirent à fouiller la cabine de fond en comble, tandis que JML/K-N-O-W-1212 restait dans l’embrasure de la porte, l’air contrit.
« — Qu’est-ce qu’on a là ? May, notre experte mode nous en parle. »
« — Alors je viens de trouver vingt-cinq… non, trente set combinaison kakis moulantes texture satinée. Bon les uniformes façon pyjamas, inspirés des séries de SF des années 1970, moi perso j’adore, mais je crois que je suis la seule à bord à partager ce goût avec notre nominé. » déclara May d’un ton docte. « Et puis bon quand on a du style on peut pas porter que ça ! Faut de la variété un peu ! »
« — Ouh les placards de la salle de bain doivent aussi cacher quelques trucs juteux. Sangsue-de-Vie, l’experte santé et bien-être, tu confirmes ? »
« — J’ai rien à confirmer ! » fit-elle en feignant l’attrition. « Je n’ai trouvé que trois choses : du déodorant en bloc -au moins c’est meilleur pour l’environnement et les filtres de traitement de l’eau !-, du dentifrice -non-aromatisé tout de même- et de la cire pour cheveux. Moi, mon verdict, c’est que même quand on est censé être biologiquement parfait on doit plus prendre soin de soi ! »
« — Je suis grave d’accord ma sœur. Codriche notre expert nutrition et arts de la table qu’est-ce que tu as trouvé de ton côté ? »
« — Beaucoup… beaucoup… BEAUCOUP de barres protéinées. Est-ce que c’est possible de tenir en ne mangeant que ce genre de cochonnerie ? Je pose vraiment la question… » Il se gratta l’arrière de la tête, visiblement moins à l’aise avec les caméras que ses deux comparses qui s’étaient déjà prêtées au jeu. Cependant il s’amusait vraiment, reprenant : « Quand on considère les apports nutritifs comme purement fonctionnels et usuels, on a tendance à avoir une vie morne, une vie… »
« — … Chiante ? » suggéra Azissia en se saisissant le menton d’un air sérieux.
« — Oui, chiante ! » rit gentiment Codriche.
« — Oula ! » La présentatrice de circonstances fit un pas de côté pour éviter l’appareil de musculation qui se déployait à côté d’elle. « Sip, notre expert sport et vie sociale, qu’est-ce que tu dis de ça ? »
« — Je dis que quelqu’un n’a pas envie de s’exposer quand il fait travailler son corps, manque de confiance en soi ! » N’importe quoi ! voulut protester JML/K-N-O-W-1212, mais même dans sa tête cette réponse lui parut geignarde, alors… « Et en plus faire tout le temps les mêmes exercices à la longue ça lasse le corps et l’esprit. Il faut de la variété dans les mouvements et il faut voir un peu de monde, échanger, ça fait du bien ! »
« — Ah ça oui échanger ça fait du bien ! » opina Azissia, qui tendit la main vers le résident de la chambre, toujours figé dans l’encadrement de la porte. « JML/K-N-O-W-1212… » Cette fois elle avait pris soin d’articuler chaque élément de son nom. « Viens s’il te plait, nous devons échanger. »
Lentement, avec théâtralité, elle s’assit sur son lit et tapota l’espace libre à côté d’elle. Mécaniquement, le jeune homme fit cinq pas pour la rejoindre, et l’exubérante présentatrice le fixa d’un air grave.
« — Tu es quelqu’un de très chiant JML/K-N-O-W-1212. » asséna-t-elle sans pour autant y mettre de méchanceté. Elle poursuivit, avec une étonnante sagacité : « Mais c’est pas entièrement de ta faute. Si tu te sens supérieur, c’est sans doute parce qu’on te l’a trop dit. En fait on t’a toujours trop dit quoi penser et quoi faire. En plus on t’as dit que les autres ne méritaient pas ton respect. Et aussi on t’a dit que t’avais pas à ressentir autre chose que de l’excitation, du courage, de la confiance. Est-ce que j’ai tort ? » La réponse lui vint si naturellement, avec une telle évidence, qu’il en trembla, oublieux de la caméra :
« — Oui… »
« — Est-ce que tu veux te rattraper, être plus heureux, nous rendre aussi plus heureux et permettre au voyage de se dérouler dans d’encore meilleures conditions ? »
« — Oh ça oui… » Ce n’était plus seulement pour la mission, c’était pour qu’il se sente moins seul, pour que… pour que…
« — Bien, dans ce cas, avant qu’avec nos experts on se lance dans toutes les étapes de ton makeover pour enfin lancer ta nouvelle vie, il faut qu’on te trouve un nom plus humain. »
JML/K-N-O-W-1212 se renfrogna, cette remarque l’arrachant presque de son étrange et surprenante épiphanie :
« — Mon nom est très bien il m’a été donné par mon père ! »
« — Ouais, il t’a pas fait un cadeau. Même les super-ordinateurs ont des noms moins cons, plus humains. »
« — Oui… mais il va être furieux quand il va entendre ça. »
« — Et il va faire quoi ? Aux dernières nouvelles on s’éloigne de lui de plus en plus vite. Il va faire R. Tu l’aimes ton nom toi ? »
« — Eh bien… » JML/K-N-O-W-1212 jeta un regard circulaire sur la pièce ; tous le regardaient d’un air sévère, même Grace. « Oui. »
« — Bon, dans ce cas, par quel nom tu voudrais qu’on t’appelle à partir de maintenant ? »
« — Pas Douze-Douze en tout cas… » Il essaya de rire. « Ou en tout cas pas tout le temps. Mais autrement… J’ai pas d’idées… »
« — On va te faire des suggestions. » lança Azissia. « Pourquoi pas Ike ? C’est sexy Ike ! »
JML/K-N-O-W-1212 fit une grimace.
« — Belette-de-Volonté. » lança Sangsue-de-Vie avec sa diction française ampoulée.
Quelle horreur.
« — November Chrysanthemum… ? » suggéra May Magnolia avec une timidité inhabituelle.
Encore pire.
« — Natural Height Van der Knaap. » hocha Sip.
« — Nan… » se permit Codriche. « Pourquoi pas un nom de mon village… Horea ? Garridan ? »
Azissia étrécit les yeux, visiblement réceptive à ces propositions, et tous les autres y semblaient également ouverts et ouvertes.
« — Oui c’est joli… » admit JML/K-N-O-W-1212. « Mais ce n’est pas… Ce n’est pas moi. Pourquoi pas juste… Au moins pour commencer… Exposant-Douze ? »
Azissia claqua une fois dans ses mains, sincèrement ravie mais aussi très amusée.
« — Mesdames messieurs mesnestres, je crois que nous venons de terminer la première étape de notre makeover ! » et elle fit signe à Grace de couper la caméra.
Exposant-Douze ne se sentait pas humilié, il ne se sentait pas mal… En fait, cette attention, cette honnêteté bienveillante sous la brusquerie, elle le faisait se sentir plus… plus humain.