L.d.É., p. 5399, l. 2 : Ainsi avons-nous compris les lois qui régissent les mouvements des planètes et des étoiles, mouvements cycliques que nous admirons. trad. de Mohandes / De ces observations découlent nos équations astronomiques, que nous célébrons encore par répétitions. trad. de Janice Honanie / Regarder le ciel, c’est obtenir les moyens de comprendre les mouvements de ce qui y bouge ; il y a là beaucoup d’ordre et de beauté, toujours. trad. de Wang JingEn
« — Tu viens Shirin Jaan ? »
« — Oui j’arrive, je finis juste de noter ça… » répondit-elle à Shanaz en annotant une dernière série de glyphes issues du dernier cinquième de la lettre à l’intention de JingEn. Des glyphes qui, par associations multiples, semblaient exprimer le manque et la satisfaction, la création et la destruction, la naissance et la mort… Tout cela autant d’un point de vue purement physico-chimique que biologique, sentimental et même presque spirituel… « L’hypothèse poétique » était dépréciée par le reste de ce qui persistait des équipes HW, mais elle avait permis la créations de compréhensions (tentatives, évidemment) qui faisaient sens, au sujet de la civilisation et de la mentalité des expéditeurs… À condition évidemment d’avoir l’esprit un peu-
La nièce se mit à taper du pied nerveusement, et sa tante la regarda d’un air vraiment désolé.
« — Pardon Shanoosh. Allons-y. » Et elle verrouilla sa tablette.
« — Tu crois que ça va aller ? »
Le trac paralysait presque la jeune fille, et son aînée la prit dans ses bras. Évidemment que ça allait aller ! Les œuvres de Shanaz avaient été évaluées anonymement par le comité, garantie anti-népotisme à laquelle l’artiste avait tenu, et ses créations avaient reçu la meilleure évaluation. Elles séparèrent et ajustèrent leurs tailleurs-pantalons de soie respectifs avant de scruter leur reflet sur l’écran noir de la tablette.
« — On est belles nan ? » Shirin sera Shanaz contre elle.
L’adolescente, en fait déjà presque une adulte, qui avait déjà passé un an dans son école d’art et plusieurs semaines auprès d’une gentille vieille verrière d’Arizona et de sa femme, répondit par un sourire et des yeux fermés.
Elles marchèrent vers le Centre d’Exposition Permanent de la Lettre Stellaire et son inauguration. Chis, à l’aise dans son smoking cintré loué pour l’occasion, les accueillit à l’entrée.
« — Aghajoon ! » s’exclama Shanaz. Shirin ne se sentait aucun droit à interdire à sa nièce l’usage du terme farsi traduisible approximativement par « cher oncle / cher monsieur ainé », même si cela lui faisait bien plus bizarre que de recevoir le moins formel et plus affectueux encore Jaan (le vague équivalent de « tata »).
« — Tu me flattes trop Shanaz ! » Au moins il avait la correction constante de ne pas utiliser l’affectueux surnom Shanoosh… « Me gratifieriez-vous aussi de faire votre entrée avec moi mesdames ? »
« — Nous y condescendrons. » répondit lentement Shirin, moins acerbe que touchée.
Leur trio s’aligna et avança. Shirin se sentait… Heureuse ? Ou plutôt sereine ? Elle et Chris étaient aussi amicaux l’un envers l’autre que pouvaient l’être deux personnes dans leur cas, tout allait parfaitement bien pour Shanaz et son futur s’annonçait radieux… À ce propos, la curatrice de l’exposition des œuvres humaines inspirées par la lettre alpagua l’adolescente immédiatement après leur entrée, et sa tante lui adressa un sourire encourageant pour aller préparer son discours tandis que Chris saluait, de loin en loin, Janice, Simonanne, Yuv, Ted et JingEn, ainsi que le reste de l’équipe de plus en plus réduite de HW. Son attention revenu à la linguiste, avec laquelle il regarda la jeune Shanaz s’éloigner à pas résolu, l’ingénieur astronautique ne put s’empêcher de souffler :
« — Tu voies, tu as été merveilleusement à la hauteur… » Pas la moindre once de mesquinerie dans la voix…
« — Ça ne m’a pas empêchée de regretter de ne plus avoir tout mon temps, de regretter ma tranquillité d’esprit… » le côté bougon de la réponse était un peu forcé.
« — Mais ça valait le coup… Je n’arrive pas à ne pas me sentir juste complètement euphorique. Ça vaut toujours le coup de soutenir, de comprendre- »
« — Je ne comprendrai jamais Shanaz. Je ne peux pas prétendre savoir ce que ça fait, de passer à travers tout ce qu’elle a enduré… Elle le comprend déjà trop bien elle-même. Ce doit être un des rares êtres humains à vraiment se comprendre elle-même, à avoir une chance de comprendre les autres et- »
Shirin s’interrompit aussi vite qu’elle avait interrompu Chris et s’éloigna, troublée de sa propre réalisation. Derrière elle, son ex-mari saisit sur un plateau un cocktail et le but d’une traite. Elle avait été perspicace, comme toujours : les humains ne se comprenaient jamais vraiment entre eux.
La linguiste traversa la plus grande pièce du Centre d’Exposition flambant neuf en prenant soin de ne croiser aucun regard. Juste toujours pointer les yeux sur les trois mille deux cent plaques fidèlement reproduites et agencées en alignements respectant leur sens de lecture. On avait beau dire que la langue de la lettre était cryptique même pour les déclarations simples et factuelles, celles des humains n’étaient pas meilleures pour communiquer leurs vérités personnelles. Même si elle avait encore été avec Chris à ce moment-là, même s’il lui arrivait parfois de regretter leur séparation, jamais elle n’aurait pu lui faire comprendre la douleur qu’elle-même avait ressenti à la mort de Shideh, abandonnée à ses troubles mentaux par son mari et leurs parents… Et puis elle en aurait aussi eu assez des tentatives constantes de la réconforter, alors que, parfois, même avant, elle voulait juste absorber seule sa terrible douleur face à ce qui s’était passé sans qu’elle puisse le prévenir, sa terrible douleur face à… l’état du monde.
« — Votre attention s’il vous plaît ! »
Shirin était rentrée dans l’autre grande salle publique du futur centre (le reste serait dévolu à l’étude continuelle de la lettre), dans laquelle étaient exposées les œuvres d’art venues du monde entier et inspirées par la réception du « courrier stellaire ». Shanaz se tordait les mains à côté de la curatrice de l’exposition ; en croisant le regard redevenu confiant de sa tante, elle sourit.
Lorsque la majorité des invités furent là et que la commissaire artistique eut terminé son introduction, ce fut au tour de Shanaz de présenter ses créations. Elle prit une profonde inspiration et se lança : sa voix ne tressaillit presque pas tandis qu’elle dévoilait la piste sinueuse par laquelle elle interprétait personnellement ses créations. Shirin bougeait les lèvres en rythme avec elle, ayant mémorisé entièrement la présentation. La lettre sera à jamais familière et étrangère, tout comme sa langue, parfois compréhensible parfois absconse… Dans le centre même, les interprétations continueront à fuser pendant des années… Avec les 12 000 « pseudo-mots » identifiés pour l’instant, les humains peuvent édifier autant de compréhensions qu’ils le veulent, mais jamais ils ne pourront par exemple établir avec eux leur propre encyclopédie à destination des étoiles… Petit à petit, les dispositifs lumineux envoyaient leurs faisceaux sur les cubes de verre dichroïque créés par l’artiste ; la lumière se recombinait avec leurs surfaces si finement enduites de molécules métalliques que leurs couleurs changeaient selon l’angle, révélant portraits humains mêlés, émotions s’interpénétrant sans se rencontrer et glyphes à la polysémie cryptique.
« — Ce sont des œuvres magnifiques. » murmura Chris à son oreille, toujours avec cette douceur parfaitement innocente et transparente.
Shirin eut l’impression de revivre la prise de conscience qu’elle avait eu, près d’une décennie plus tôt, au moment de leur séparation : avec lui, tout était trop facile, trop simple, il n’y avait jamais de combat, de mordant. Non pas que ce fut sain, mais elle avait réalisé que, ayant dû avancer par hargne et se battre pour tout ou presque, elle était devenue comme dépendante de cette ivresse que lui causait cette impulsion à lutter, à pousser… Une chose qu’il n’avait jamais eu à connaître, justement une chose qu’il ne comprenait pas, dont il n’avait même pas conscience, à cause non pas de son optimisme et de son positivisme (quoi que…) mais plutôt à cause de qui et de ce qu’il était : une personne pour qui la société restait faite. Une question lui brûla la langue et Shirin prit Chris par la main pour le conduire à l’écart (Shanaz avait fini sa présentation de toute façon).
« — Puisqu’on en est à se dire ce qui nous est venu à l’esprit au cours de ces derniers mois… Pourquoi tu ne t’es pas remarié Chris ? Avec ton physique, ta situation, ta personnalité… Tu pouvais encore fonder une famille comme tu en rêvais. »
« — Tu es cruelle là Shirin… »
« — Non ! Je t’ai libéré ! Tu as toujours voulu avoir des enfants et- »
« — Et c’est toi qui t’es super bien débrouillée avec une adolescente extraordinaire. » Encore une fois, cette écœurante absence de méchanceté ou de rancœur dans la voix : il lui répétait son compliment.
« — Ce n’est pas moi qui l’ai amenée dans ce monde de merde, elle était déjà là. Est-ce que je devais la laisser se débattre avec mes parents après la situation avec les siens ? Non. Je suis peut-être dure mais pas inhumaine. »
« — Je n’ai jamais pensé l’un ou l’autre. »
« — Oui, tu es la seule personne avec laquelle j’ai baissé ma garde si vite et si totalement… »
« — Et avec qui tu pouvais montrer non seulement tes faiblesses… Mais aussi ton pessimisme, ta misanthropie, non pas que je te blâme d’avoir eu ces sentiments… »
« — Mais ça te pesait. Je le savais, et je me suis voilée la face pendant trop longtemps. »
« — Je pensais pouvoir t’aider à voir le monde comme je le vois Shirin, avec beaucoup de choses qui valent encore le coup. »
« — Personne n’a à sauver qui que ce soit de ça, Chris. »
« — Alors pourquoi tu t’es dit que tu pouvais me sauver de toi ? »
Elle voulut rire et pleurer. Lui aussi. Cette tirade était tellement mièvre. Et pourtant elle résumait toute la profondeur et toute la stupidité de leur situation.
« — Tu sais que j’ai toujours été motivée par le désir d’aller au moins pire. Nous nous faisions du mal au final. » finit-elle par murmurer.
« — Je m’en foutais. Je m’en fous encore. » susurra-t-il en se retenant de hausser la voix.
« — Je sais Chris… »
« — Ça suffisait pas, Shirin ? Ça suffirait pas, maintenant ? »
« — C’est l’inverse : c’était trop. Et ce serait encore trop. »
Il lui sourit, malgré tout, et elle eut envie de s’esclaffer et d’éclater en sanglots.
« — J’arrête pas de dire que je ne veux que du positif, mais au fond je suis incapable de vouloir des choses vraiment bénéfiques pour moi, en tant qu’homme tout simple. La preuve : je suis ingénieur aérospatial ! » blagua-t-il de bon cœur.
« — Et moi je déteste la négativité du monde mais je ne vaux pas mieux, je suis une connasse acerbe qui n’arrive pas à se détacher de tout, à ne pas prendre tout comme ça vient… » ronchonna-t-elle en s’efforçant de paraître plus grave qu’elle ne l’était vraiment.
La conversation n’allait nulle part et, comme chaque humain ou presque, aucun d’eux ne pouvait agir vraiment, vraiment, logiquement. Le bout de leurs doigts se rencontrèrent brièvement, mais se séparèrent lorsque, la voix enjouée, JingEn les appela. Même si son anglais s’améliorait vite, il voulait réviser encore une fois la prononciation de son propre discours pour la présentation formelle de la première séance de (suggestion de) traduction publique de la lettre.