Lettre des Étoiles, planche 96, ligne 1 : L’eau est nécessaire à notre existence chimique. Traduction de Shirin Mohandes / Nous sommes des formes de vie carbonées utilisant l’eau comme solvant. trad. de Janice Honanie / Source de notre vie au plus petit niveau, telle est l’eau. trad. de Wang JingEn

La sonnerie du téléphone retentit à sept heures précises, évènement bien précoce et improbable en ce dimanche matin de juillet. 

Shirin resta immobile dix secondes entières, l’écran devant les yeux : l’appel émanait de Chris. Pour avoir dépassé le mode « ne pas déranger » nocturne de son appareil, il devait avoir appelé plus de trois fois en dix minutes. Si elle ne répondait pas rapidement, Anar, qui trépignait déjà au pied du lit, se mettrait à aboyer et, dans la chambre d’à côté, Shanaz se réveillerait. 

L’agacement, surtout, mais aussi un chaos de sentiments plus profonds et indicibles ayant chassé toute somnolence rémanente, Shirin répondit à l’appel de Chris : 

« — Je savais que tu finirais par faire une rechute Chris, mais un dimanche matin, sérieusement ? Je pensais que pour toi y avait pas de jour « plus marqué par le sceau du repos ». » Quoi que chuchotante, Shirin se montrait parfaitement acerbe et nette, grave. 

« — Pardon de t’avoir réveillée… » Même penaude, la voix de Chris avait une suavité aussi magnétique qu’agaçante. « …Mais ce n’est pas ce que tu crois Shirin… J’ai failli t’appeler y a quatre heures… Il y a quelque chose… Je voulais te prévenir avant qui que ce soit d’autre… Si quelqu’un qui ne fait pas partie des découvreurs doit savoir ça en premier, c’est toi. Il faut que tu suives les instructions dans l’email que je t’ai envoyé, je ne peux rien te dire de plus au téléphone. Tu ne le regretteras pas, c’est promis. »

Shirin roula des yeux ; Chris avait essayé bien des choses pour leur refaire passer du temps ensemble, pour leur redonner quelque chose à partager… Mais l’affabulation n’avait jamais été au rang de ses techniques de plus en plus désespérées. 

« — Je regarde ça dans l’heure à venir. Si ça a l’air de valoir le coup je te rappelle. »

« — Parfait. J’attendrai ton appel alors. »

Et, pour cette fois, ce fut lui qui raccrocha. La femme lâcha son téléphone sur l’oreiller et laissa tomber sa main au-delà du rebord du matelas pour frictionner doucement la tête de sa chienne berger des Shetlands ; elle avait senti la tension de sa maîtresse et, des coups en biais de son museau effilé comme des tressaillements de sa douce fourrure, elle effectuait les mouvements qui suffisaient à détendre sa maitresse. De petits coups retentirent contre sa porte. 

« — Shirin Jaan, tout va bien…? » 

« — Entre Shanoosh ! »

Shirin ne put s’empêcher de sourire en voyant entrer sa nièce dégingandée et Anar se précipita vers l’adolescente pour lui réclamer des caresses. 

« — Tout va bien ? » réitéra Shanaz an ajustant son pyjama et en s’asseyant au bord du lit. Elle était angoissée. 

« — Oui. » Shirin posa sa main sur le poignet de la jeune fille. « Ce n’était pas la substitut de la juge. » 

L’adolescente laissa échapper un long soupire soulagé avant de reprendre, de façon inévitable : 

« — Alors c’était qui ? »

« — Chris, mon ex-mari. »

« — Mais Shirin Jaan, tu disais pas qu’il devait enfin être passé à autre chose ? »`

« — Cette fois-ci je crois que ça a à voir avec le travail. »

« — Il a trouvé des extraterrestres ?!? »

« — Ça m’étonnerait. Mais je vais quand même vérifier. Retourne te coucher Shanoosh. »

« — J’arriverai plus à dormir. Laisse-moi préparer le petit-déj’ pendant que tu regardes pour les aliens ! »

Shirin sourit à Shanaz en secouant la tête et la fit se lever avec elle avant d’ouvrir tous les rideaux de l’appartement. Il allait faire beau et trop chaud, comme d’habitude, mais au moins les vacances d’été auraient en partie vidé Mountain View de sa populace techno-enthousiaste. La nièce s’affaira en cuisine, mélangeant à main levée farine et lait pour leur préparer des pancakes, tandis que sa tante se dirigeait vers son bureau en laissant courir ses doigts fins le long de la troisième étagère de sa bibliothèque, sautant sur chacun des dictionnaires et chacune des grammaires auxquelles elle avait contribué, de l’avestique jusqu’au farsi moderne. 

La linguiste et anthropologue émérite démêla sa longue chevelure à l’aide de la brosse à cheveux spécifiquement assignée à son espace de travail domestique le temps que son ordinateur s’allume. Elle ne voulait pas se laisser vraiment intriguer par la tentative de contact de son ex-mari, mais en tant qu’ingénieur-astrophysicien il avait toujours fait preuve d’un sérieux irréprochable dans son métier… D’ailleurs il devait encore être l’opérateur en chef de Firefly Catcher. Est-ce qu’ils avaient fini par trouver une cible appropriée vers laquelle envoyer la sonde dormante ? Est-ce que Chris pensait que cette cible pourrait l’intéresser elle, Shirin Mohandes, la supposée star du SETI ? Ses théories se concentraient sur les hypothétiques civilisations lointaines, pas sur de potentiels microbes surgelés au cœur de comètes… 

Shirin laissa claquer sa brosse à cheveux sur le plateau de son vieux bureau et tapa lentement son code de déverrouillage pour s’assurer que la latence de l’ordinateur tout juste allumé ne cause aucune faute de frappe. Dans la cuisine, un premier pancake frémissait à peine dans la poêle. 

Chère Shirin, nous avons fait une découverte capitale. Tu peux voir tout ce que nous savons déjà la concernant en suivant le lien sécurisé suivant : […], que tu pourras ouvrir une fois que le VPN suivant […] sera actif sur ton ordinateur. Tes identifiants et mots de passe devraient être les mêmes que ceux que tu as pour les systèmes internes du programme Search for Extra-Terrestrial Intelligence. Nos supérieurs au bureau central de la NASA ont donné leur feu vert pour partager tout ça avec toi avant que d’autres le voient ! À très vite, Chris Hamlyn. 

Ça avait l’air relativement sérieux, et en plus il n’y avait pas de manifestation d’affection non sollicitée. Après avoir noué ses cheveux en un chignon lâche, Shirin cliqua sur les liens et suivit les instructions pour rendre la connexion parfaitement sécurisée. 

« — C’est prêt Shirin Jaan ! »

« — Commence sans moi Shanooz ! Tu peux aussi nourrir Anar s’il te plait ? On ne va pas la sortir par cette chaleur… »

À l’écran s’affichaient données brutes, annotations et… photos. La scientifique resta coite devant celles-ci deux longues minutes. Pour un œil non-averti, ces images n’auraient pourtant rien eu de spécial : c’était des lignes blanches pointillées sur un fond noir, avec des barres d’échelles et des chiffres de chronométrie dans les coins. Cependant, pour une fine connaisseuse, cela représentait bien ce que les phrases de légendes fébriles jointes disaient en toutes lettres : un objet très brillant et de petite taille qui entrait dans le système solaire interne avec une vitesse et une trajectoire prouvant une origine immanquablement interstellaire. 

Merde tiens… Shirin allait bien devoir rappeler Chris.