L.d.É., p. 1013, l. 81 : Il y a beaucoup de choses vivantes autour de nous, toutes luttent pour leur survie dans un mouvement qui a mené à nous. trad. de Shirin Mohandes / Notre monde regorge de vie qui se perpétue et évolue à travers la sélection naturelle dont nous sommes l’apothéose présente ! trad. de Janice Honanie / La vie est multiple et abondante ici, dans une dynamique entremêlée de l’un à l’autre nous incluant nous. trad. de Wang JingEn
« — Tu es sûre que tu ne veux pas venir cette fois aussi Shanoosh ? »
« — Jamais j’aurais pensé qu’une adulte essaierait de me forcer à faire la fête en permanence… J’ai des devoirs à finir Shirin Jaan ! »
Shirin se pencha vers la table sur laquelle Shanaz avait étalé ses ébauches pour la constitution de son book pour l’admission à son école d’art ; beaucoup d’idées intrigantes, rien d’étonnant pour une jeune fille aussi timide et sensible.
« — On a quelque chose à célébrer pourtant… » Et Shirin se retourna vers les papiers enfin reçus du tribunal.
« — Je suis plus soulagée que joyeuse là… Je sais pas si tu vois ce que je veux dire… Je veux juste me reposer et souffler. On est plus obligées de faire comme si notre situation pouvait changer d’un moment à l’autre… »
« — Je comprends, excuse-moi Shanoosh. Tu as aussi besoin de moments rien qu’à toi. »
« — Merci pour tout Shirin Jaan. »
Et la nièce enlaça sa tante, qui l’étreignit en retour.
« — N’oublie pas que tu peux m’appeler à tout moment si ça ne va pas, d’accord ? »
« — Oui oui. Et toi n’oublie pas les pâtisseries que j’ai faites ! Tu peux aussi dire à tout le monde que tu es enfin ma tutrice légale exclusive ! »
Effectivement, la linguiste et anthropologue n’y manquerait sans doute pas, fière qu’elle était. Elle saisit le cabas contenant la boîte à gâteaux et sortit de l’appartement après un dernier geste de la main à l’intention de l’adolescente et de la chienne à ses côtés. Elle descendit dans le sous-sol de l’immeuble et prit son vélo électrique, au guidon duquel elle accrocha le précieux sac. À sa sortie du garage commun, le vent était déjà chaud, même pour un milieu de printemps de la région ; cela faisait déjà presque un an qu’elles avaient déménagé à Pasadena, et il leur arrivait encore à toutes les deux (enfin toutes les trois en incluant Anar) de regretter le climat plus doux de Mountain View, mais elles n’y retourneraient pas de sitôt.
Beaucoup de progrès s’étaient produits : LSIOC avait réussi à capturer le « visiteur » sans problème, l’enserrant dans sa toile ultra-légère et isolante, et après plusieurs mois de lentes et précises manœuvres à l’aide de ses moteurs ioniques, Firefly Catcher avait bien réussi à les placer sur la bonne trajectoire et avec la bonne vitesse, les derniers calculs l’avaient prouvé. C’était cela qui justifiait leurs célébrations ce soir, peut-être les dernières avant longtemps, car tous et toutes seraient ensuite très occupées sitôt que le « visiteur » arriverait à l’autre partie du dispositif LSIOC : son dock entièrement robotisé, stationné au point de Lagrange L5 du système Terre-Lune. Il avait directement été acquis que le « visiteur » n’approcherait pas plus de la planète, pour éviter une destruction accidentelle ou des contaminations croisées.
Shirin se lança doucement dans le soleil couchant, pédalant à peine pour suivre le damier rectiligne des rues jusqu’à l’élégante petite maison de Ted et Yuv. Le premier la salua avec détachement tandis que le second l’accueillit avec plus de chaleur ; elle était l’une des premières convives à arriver, à l’exception de Chris. Celui-ci œuvrait déjà en cuisine, préparant d’indécentes quantités de punchs et de toasts aux tartinades variées. Shirin se contenta de quelques mots banals à son intention tout en déballant les pâtisseries au miel et à la rose de Shanaz, et Chris lui répondit avec le même détachement léger. Ils s’étaient bien prouvés qu’ils étaient capables de se comporter comme des adultes réfléchis et posés aux cours des derniers mois, ce qui était aussi parfait que possible pour ce qui allait suivre…
Simonanne et les autres membres de l’équipe Human Welcome arrivèrent les uns après les autres, visages familiers et nouveaux venus mêlés. L’organigramme de HW était désormais fixé : son noyau opérationnel serait basé dans les locaux de la NASA à Pasadena, mais des équipes supplémentaires également constituantes de HW seraient aussi basées à Paris, à Moscou, à Johannesburg, à New Delhi, à Shanghai, à Tokyo et à Sydney, se coordonnant avec le comité central de HW via internet. Le centre de contrôle de LSIOC sous l’égide de Chris assurerait l’étude physique indirecte du « visiteur » : même si un nombre non-négligeable de personnes qualifiées résidait déjà sur la Lune, aucun humain n’était autorisé à approcher du précieux objet, qui serait lentement ausculté par les outils contrôlés à distance du dock de Firefly Catcher. De là, les linguistes et anthropologues coordonnés par Shirin feraient leurs propres tentatives de décryptage culturel…
Bien sûr, comme tout ce qui devait être appris au sujet du « visiteur » était immédiatement publié en totale transparence, comme l’avait exigé l’ONU, les spéculations allaient bon train avec le peu que la partie mobile de LSIOC avait déjà rapporté. Le début de la soirée porta d’ailleurs sur ces éléments, aux fils de blagues d’initiés libérées par un début de légère ébriété. D’abord, les caméras de la sonde avaient révélé étonnamment peu de détails sur le « visiteur » au moment de la capture, ses surfaces paraissant incroyablement réfléchissantes et lisses… Évidemment leur résolution relativement faible pouvaient très bien avoir manqué des éléments sous le millimètre de taille, et l’ombre projetée par le voile de capture (également destiné à protéger la prise de l’intensification du vent solaire au fil des manœuvres) n’avait pas aidé. On avait des éléments plus tangibles, grâce aux spectrographes de LSIOC : le « visiteur » était essentiellement fait d’alliages de titane auxquels se mêlaient des éléments minéraux qui semblaient être des sortes de céramiques. D’où la capacité très élevée à réfléchir la lumière, très probablement intentionnelle.
Shirin et Chris redirent ce que chacun pensait déjà, entre deux gloussements enfantins : les « correspondants » avaient voulu que leur « lettre » soit facile à voir. Et dans quelques jours ils pourraient étudier beaucoup plus précisément son enveloppe, avant, éventuellement, de pouvoir l’ouvrir…
Le groupe éclata définitivement en petites conversations plus futiles juste après que cette évidence ronflante fut assénée une fois de plus ; Shirin se retrouva à parler avec Simonanne, un peu à l’écart.
« — Je suis vraiment contente que tu sois avec nous sur ce coup-là Shirin. »
« — Et moi je suis contente que vous ayez bien voulu que je revienne. »
Simonanne caressa machinalement son crâne chauve avant de sourire largement, la beauté de sa peau si lisse et presque noire rehaussée par le contraste avec ses grandes dents au blanc éclatant. La directrice opérationnelle du centre de la NASA à Pasadena était l’une des rares personnes pour qui Shirin n’avait que du respect : il émanait d’elle une telle prestance, une telle tranquillité, une telle assurance, sans jamais avoir à démontrer ou prouver quoi que ce soit…
« — Si Chris est désormais parfaitement égal avec toi tout le monde doit suivre. On a même fini par réussir à faire admettre ça à Ted, enfin à peu près. »
« — Simonanne… » Shirin prit une profonde inspiration. « Est-ce que tu as compris pourquoi j’ai… »
« — Je ne me suis jamais permise d’y réfléchir. Je me suis seulement dit que tu devais avoir tes raisons, et de bonnes avec ça. Même si ça a fait énormément de mal à une personne qu’on aime tous. »
« — Je ne prétendrai jamais qu’il n’avait aucune raison de réagir comme il l’a fait. »
« — Je sais. Sache que pour moi et pour beaucoup d’entre nous tu n’es pas une horrible garce. »
« — Dommage, ce serait plus facile à certains égards ! »
Et elles éclatèrent de rire toutes les deux.
« — Tu peux m’en reparler quand tu veux. Mais en attendant, essaie quand même de t’amuser un peu ce soir Shirin, d’accord ? »
« — D’accord Simonanne, et merci. »
Elles se séparèrent avec un nouveau sourire radieux. Shirin passa d’un groupe à l’autre, s’intéressant à tous et à toutes ; globalement tout le monde était plutôt humble et peu sentencieux, Simonanne et le département des ressources humaines de la NASA et de l’ONU avaient fait un travail phénoménal. Pour ne rien gâcher, il y avait notamment dans le lot beaucoup de femmes trentenaires séduisantes, érudites et à l’éthique solide qui reluquaient discrètement Chris. Son ex-épouse était heureuse qu’il produise cet effet, c’était ce qu’elle avait cherché, non pas par vanité mais par altruisme. Cependant, l’intéressé ne faisait que blaguer avec les hôtes de la soirée :
« — Ce n’est un secret pour personne : Ted et Yuv sont dans une relation libre, mais comme l’un a des racines taïwanaises et l’autre indiennes, catégories ethniques encore et toujours peu populaires dans la communauté gay majoritairement blanche de Californie du Sud, ils sont forcés d’être fidèles l’un à l’autre ! Ou alors d’accepter l’affection d’une épave comme moi… » Et l’ingénieur aérospatiale dirigeant le centre de contrôle de LSIOC saisit ses deux collègues et amis par leurs tailles respectives ; Ted éclata de rire, sa peau pâle ayant viré au cramoisi, et Yuv passa son bras autour de leurs deux épaules en faisant mine de faire des dénégations de l’autre main, agitant son verre presque plein au point de renverser un peu de punch sur le parquet. La majorité des autres convives gloussèrent de bon cœur, y compris Simonanne qui décida de laisser passer ce semblant de manquement au code déontologique anti-harcèlement mis en place par la NASA.
Qu’il y eut un fond de vérité dans cette boutade un peu alcoolisée ne choquait pas Shirin ; un homme parfaitement à l’aise avec sa bisexualité, qu’elle soit assumée ou inconsciente, pratiquante ou fantasmatique, avait le pouvoir de l’exciter et de l’émouvoir. Cependant elle se sentait en colère : même si elle savait très bien qu’elle n’avait plus le moindre droit sur lui, Shirin s’était attendu à ce que Chris profite de sa nouvelle liberté forcée pour faire autre chose que des blagues tendancieuses à deux hommes qui auraient été trop heureux de les accepter sérieusement, quelque chose de plus…
Elle sortit dans le jardin et releva les yeux vers la Lune presque pleine : même si elle ne pouvait pas la voir, la partie mobile de LSIOC n’était plus très loin. Bientôt elle entrerait doucement dans son dock, une autre merveille d’ingénierie développée sur Terre mais directement assemblée sur la Lune, solution idéale pour créer à moindre efforts (tout étant relatif) un engin spatiale de grande taille et totalement dénué de micro-organismes terrestres. Ce serait dans cette énorme boîte modulable que le « visiteur », ou plutôt la « lettre » (désormais la linguiste se permettait de l’appeler comme cela, au moins pour elle-même) commencerait petit à petit à révéler son message.
Car, même si elle ne voulait pas le partager avant d’en avoir confirmation, Shirin était convaincue que la « lettre » portait bien un message, et qu’il allait changer leurs vies à tous et à toutes. Même seulement un tout petit peu…