L.d.É., p. 4862, l. 157 : Nous chérissons ces créations qui ont à la fois un usage prosaïque et une forme d’apport exceptionnel au monde. trad. de Shirin Mohandes / Notre société valorise les objets ayant à la fois un emploi terre-à-terre et des qualités plus superflues, satisfaisantes en soi. trad. Janice Honanie / L’art, pour nous, c’est ce qui sert et ce qui émeut, tout simplement. trad. Wang JingEn

Shirin entra dans la salle de travail de son équipe sans un mot, s’attelant à la planche sur laquelle elle voulait travailler avant que Janice ait eu le temps de lui manifester un peu de soutien. 

La linguiste voulait se plonger dans quelque chose de purement intellectuel, d’abscons, quelque chose qui ne lui ferait pas littéralement mal au cœur. Quelque chose qui aurait un côté sentencieux, absolu, qui la convaincrait qu’elle avait eu raison, que de toute façon elle n’avait pas eu le choix, que personne n’avait le choix… 

Aidés de l’IA à analyses par associations et comparaisons, leurs équipes faisaient enfin de nouveaux progrès, certes lents. Ils avaient à présent des hypothèses solides pour certaines séquences de caractères qui ne se rapportaient pas directement ou exclusivement à la chimie ou à la physique mais à quelque chose de (peut-être) culturel. Pile au moment où l’intérêt du public était au plus bas, après le sursaut de la publication des impressionnantes illustrations de Yuv. La sérendipité comme appréciation de l’indifférence rarement satisfaisante du lent délitement anthropique de l’univers. Plus de demandes d’interviews et de questions anonymes en permanence… 

Shirin saisit l’une des dernières théories émises par l’IA associative : d’après l’intelligence artificielle, une certaine série de caractères fréquents dans le dernier quart de la lettre stellaire pouvait représenter le concept de « langage » ou de « langue ». Pourquoi pas, cela pourrait faire sens avec ce qui avait été déchiffré du reste des phrases associées, mais le pictogramme associé à cette série de caractères, dans la section « encyclopédie visuelle » de la lettre était… impossible à interpréter : il ne pouvait décemment représenter des ondes sonores ou des rayons lumineux, ce qui signifiait, si l’hypothèse « langage / langue » quant à son sens était correcte, que les expéditeurs utilisaient quelque chose de non-sonore et de non-visuel pour communiquer… 

Encore une chose bizarre, qui ne serait probablement jamais éclaircie et… Tiens, un message de Simonanne sur sa tablette professionnelle, canal confidentiel : Urgent. Venez dans mon bureau, Shirin, Chris. Et Ted. Qu’est-ce que ça pouvait vouloir dire encore ? Ni Shirin ni Ted n’étaient associés au projet d’exposition permanente sur la lettre, et cela obnubilait Simonanne ces derniers temps… 

Malgré tout trop heureuse d’avoir une chose sur laquelle laisser tourner son esprit, Shirin se leva de sa chaise et prévint Janice qu’elle devait aller voir Simonanne. Elle passa devant la salle de repos, dans laquelle Shanaz avait empilé les livres de techniques verrières qu’elle avait emprunté à la bibliothèque technique de l’Université de Californie grâce aux accès de sa tante. Il allait falloir qu’elle dise à sa nièce de moins se mettre la pression, maintenant qu’elle avait validé son admission à son école tant voulue… Et lui faire la surprise d’une formation auprès d’un artisan verrier, puisque la jeune fille voulait de plus en plus utiliser les propriétés optiques de ce médium pour ses prochaines œuvres mais ne savait pas comment s’y prendre ni par où commencer. 

« — Merci d’être venus aussi vite. » les salua brièvement Simonanne. 

« — Qu’est-ce qu’on a ? » Chris avait renchérit avec la même intensité larvée. 

« — Une personne plutôt spéciale qui va entrer dans l’équipe. C’était secret jusqu’à maintenant… Je veux que vous alliez le chercher à l’aéroport de Los Angeles toute à l’heure. Pas de fanfares ni rien, juste un accueil chaleureux. »

« — Et c’est qui ? Ma présence est vraiment requise ? » s’enquit Ted, plus timide qu’agacé. 

« — On a besoin de toi Ted car tu es le seul avec un niveau de mandarin courant. »

« — C’est vrai mais… Attends, ça pourrait vouloir dire que… »

Simonanne soupira avant de leur donner une de ces explications lapidaires dont elle avait le secret :

« — Un jeune homme s’est présenté aux bureaux de l’Unesco à Paris la semaine dernière sous l’identité de Wang JingEn. On a pu rapidement confirmer qu’il avait travaillé pour l’antenne chinoise de HW… Et pour son équivalent secret, géré en interne par le Parti Communiste Chinois, pour lequel il ne voulait plus travailler apparemment. Il a demandé l’asile diplomatique aux français -il parle la langue de Molière !- mais ceux-ci ne veulent pas risquer de froisser Beijing alors ils nous le refilent discrètement. Certains membres du département d’état étaient sceptiques, d’autres voulaient tenter l’aventure, alors il a été gratifié d’un visa longue durée. »

« — Pourquoi il a fui la Chine ? Ce ne serait pas une manœuvre du PCC pour nous espionner ? » demanda Ted avec suspicion ; personne dans son entourage n’ignorait que, ayant encore de la famille à Taïwan, Ted se méfiait des manœuvres du gouvernement chinois. 

« — Ils n’ont rien à espionner, on est totalement transparents depuis le début. » rappela Chris. 

« — Pour les raisons personnelles, vous devrez lui demander vous-mêmes. » Simonanne compléta : « À titre diplomatique, Monsieur Wang s’est montré plus transparent que son gouvernement : celui-ci assure à l’ONU que leur jeune prodige de la poésie classique chinoise voyage librement et travaille où il veut, alors qu’ils lui font parvenir des remontrances sur tous les canaux privés possibles. »

« — Un spécialiste de la poésie classique chinoise ? » nota Shirin. « Pourquoi pas, après tout, les approches hétérodoxes peuvent payer… »

« — Et c’est avec lui qu’il faudra en parler. Voici sa photo et une carte avec son nom. Allez vous trois, à l’aéroport ! »

Ce ton légèrement amusé était celui qui, chez Simonanne, n’appelait aucune répartie. Dans la berline de Chris, Shirin se décida à demander : 

« — Ça va aller Ted ? »

« — Si notre nouveau venu ne dit pas que Taïwan devrait faire partie de la Chine, oui. »

Chacun resta silencieux pour le reste du trajet, entre compréhension des enjeux géopolitiques de la rencontre et désillusions pragmatiques sur l’état du monde.

L’aéroport international de Los Angeles était comme d’habitude horriblement congestionné, et Chris se résolut à déposer Shirin et Ted au terminal des arrivées avant de repartir se chercher une place. La linguiste se sentait ronchonne : Ted ne la portait pas dans son cœur, ce qu’elle ne pouvait que respecter, mais en plus il devait servir de traducteur pour un collaborateur potentiel appartenant à un pays matraqué de propagande qui clamait l’illégitimité du sien. Remarque, c’était aussi le discours des États-Unis vis-à-vis de l’Iran moderne… Shirin s’était déjà assez débattue avec ces antagonismes et… Ça y était, ils étaient devant la sortie des arrivants. 

La linguiste souleva le papier portant le nom de Wang JingEn et le navigateur spatial croisa les bras. La photographie dont ils disposaient était celle d’un lycéen couvert d’acné ; pendant un instant, cette situation ressembla presque à un blague… Jusqu’à ce qu’un grand jeune homme aux cheveux mi-longs noirs et brillants ne leur fasse un timide signe de la main. 

« — Bonjour ! Désolée, je ne parle pas beaucoup français ! Je suis Shirin Mohandes… Bienvenue. »

« — Ah, ce n’est pas grave. Merci beaucoup ! »

Ted n’avait strictement rien compris, et il enchaîna, rigidement, en mandarin. Shirin, qui n’avait plus que de vagues réminiscences de la langue, ne put saisir que des bribes, et son attention se concentra sur la différence d’accent : le mandarin de Beijing avait un immanquable côté ampoulé et emprunté, tandis que celui de Taipei paraissait tranquille et insouciant… C’était pourtant cette impression que faisait aussi Wang JingEn : sa peau était plus nette que dans son adolescence et surtout son air bien moins renfrogné. Même Ted commençait effectivement à se détendre. 

Chris arriva sur cet entrefaite et salua chaleureusement le nouveau venu de la seule langue qu’il parlait couramment : l’anglais. 

« — Vous devez être fatigué. On va vous emmener à la chambre qu’on vous a prise dans un de nos hôtels affiliés jusqu’à ce que vous ayez votre propre appartement… »

Ted, tout de même trop heureux de ne pas avoir à faire la conversation lui-même, s’empressa de traduire avant de leur restituer la réponse : 

« — Il dit qu’il a suffisamment dormi dans l’avion et qu’il veut commencer à travailler immédiatement. Il dit qu’il n’a jamais été autorisé à voir toutes les… planches ensembles. Apparemment l’équipe secrète était très… compartimentée. »

Chris et Shirin échangèrent un regard amusé avant de lui faire signe de les suivre jusqu’à la voiture. 

De retour sur le parking du centre de la NASA à Pasadena, Chris se sentit obligé de commenter benoîtement ce qu’ils voyaient : 

« — Ce chantier, c’est le futur centre d’exposition de la lettre… Les travaux avancent bien. »

JingEn opinait à chaque explication traduite, mais son faciès encore légèrement emprunt d’entrain juvénile trahissait de l’impatience. 

« — Et voici l’endroit où on entrepose nos reproductions des planches pour l’instant… »

Le visage de JingEn s’illumina ; il se tourna vers Shirin, qui comprit sa demande en silence et hocha la tête. Le jeune homme s’approcha des planches étalées sur les tables de la salle d’étude et se mit à parler, en mandarin, plus longuement qu’il ne l’avait fait jusque-là. Ted traduisit tant bien que mal le flot ininterrompu de technicités et d’émotions : 

« — Il dit qu’il est très heureux d’enfin les voir toutes en même temps… Sans personne pour lui imposer une interprétation… Il dit qu’il connait bien cette partie qui semble porter sur un genre de… Photosynthèse ? »

Shirin et Chris approchèrent : effectivement, ces planches-là, avec leurs schémas, semblaient décrire un processus d’absorption du dioxyde de carbone et de sa séparation entre carbone et oxygène à l’aide d’un rayonnement.

« — Vous voyez, ces lignes d’explication ? Je pense que si ces phrases ont l’air difficiles à saisir, c’est parce qu’elles obéissent à un genre de… versification, de métrique. Les caractères sont réunis trois par trois, avec des correspondances symboliques, l’élément chimique, la réaction chimique et les résultantes se répondant d’un vers à l’autre… Avec des correspondances d’une ligne à l’autre comme dans certains types de poèmes classiques chinois. Ma théorie, ici par exemple, est qu’il s’agit autant d’une explication sur leur équivalent de la photosynthèse que d’un poème sur les bénéfices de la lumière solaire. » 

Évidemment… Si Shirin n’avait pas finie autant imprégnée de sciences dures, elle aurait aussi pu penser à cette belle théorie que beaucoup balaieraient d’un revers de main. Elle sourit à JingEn : par-delà les cultures et les éducations, il était un peu comme elle avant ses désillusions, à croire que la langue pouvait atteindre une beauté absolue et touchante.

« — Donc en gros, nous serions des scientifiques perdus au milieu d’un poème. » sourit Chris.