Discuter Sans Vraiment Parler

L.d.É., p. 782, l. 81 : Il en est de la chimie comme de ce qui nous unit, une complexe dynamique d’échanges et d’équilibres ne demandant qu’à se permuter. trad. de Shirin Mohandes / Nous pouvons comparer nos rapports sociaux, d’une certaine façon, à ce qui régit la chimie : des réactions complexes, à la fois changeantes et prévisibles. trad. de Janice Honanie / La chimie est une relation, les relations sont une forme de chimie : il faut beaucoup de temps pour connaître l’une et l’autre, et encore plus pour les connaître ensemble. trad. de Wang JingEn

Les quatre mois et demi qui suivirent l’arrivée du « visiteur » dans leurs vies furent épuisants et même éprouvants.
D’abord à titre politique : prise de court par le caractère déjà international et multi-disciplinaire de la découverte, l’administration américaine s’était pliée à une révélation immédiate pour maintenir une image de contrôle, mais en sous-main elle avait tenté de tout gérer sans partage. L’un des arguments principaux des faucons de Washington avait consisté à dire que le « visiteur » portait peut-être les plans d’une arme, et que ceux-ci ne devraient jamais sortir des États-Unis, hypothèse plus hollywoodienne et hystérique qu’autre chose… Et même si tel était le cas, les autres grandes puissances voudraient aussi y avoir droit afin de maintenir le semblant d’équilibre international. L’ONU s’était mêlée de l’affaire, parvenant finalement à imposer un consensus tolérable de tous. Le « visiteur » lui-même resterait entre les mains des américains, qui allaient le convoyer jusqu’à un lieu d’étude sûr, et ce serait eux qui dirigeraient aussi son étude, mais celle-ci resterait internationale et chaque nouvel élément serait partagé en toute transparence. Une issue relativement honorable, même si elle avait suscité son lot de cris et d’émois jusque dans l’Assemblée des Nations Unies.
L’autre développement, encore moins plaisant, se faisait du côté des médias et de l’opinion publique : chacun y allait de son hypothèse sensationnaliste qui ne valait guère mieux que celle « plans d’arme galactique ». Depuis les scientifiques n’ayant pas passé les premières sélections pour entrer au comité d’études jusqu’aux vidéastes anonymes, chacun y allait de sa théorie farfelue et outrancière : le « visiteur » apportait les germes d’envahisseurs qui détruiraient l’écosystème terrestre (du reste déjà bien malmené par les humains), il s’agissait d’un dispositif espion qui préviendrait immédiatement ses opérateurs de l’émergence d’une civilisation spatiale dans le système solaire sitôt qu’il serait récupéré, il était une fabrication comparable aux vieilles sondes Voyager renvoyée vers l’humanité par une civilisation incroyablement avancée qui traitait les terriens comme de simples enfants… Et de tout cela découlait évidemment profusion de messages plus ou moins orduriers ou menaçants mais aussi et surtout demandes d’entretiens, d’invitations à des conférences… à leur intention.
En l’occurrence, Shirin ne pouvait complètement échapper à ces rencontres que la NASA et le SETI lui imposaient, puisque sa position dans le comité central d’étude du « visiteur » était déjà presque totalement actée. Cet après-midi là, pour la première fois, Chris était également convié à l’interview, qu’ils devaient subir conjointement face à l’un des journalistes vedettes de l’hebdomadaire Life & Accomplishment. Officiellement, le but était de discuter des dernières théories étayées portant sur l’artefact, mais l’idée était sans doute aussi d’instrumentaliser leur passé romantique pour passionner et attendrir les masses. Tous deux y avaient pensé, sans se concerter auparavant bien entendu ; Chris n’aurait que des platitudes à dire et Shirin resterait stoïque.
La linguiste et anthropologue fit un détour par la salle de repos du centre pour s’assurer que Shanaz suivait tranquillement ses cours en ligne. Anar courut joyeusement vers sa maîtresse, aussi celle-ci décida de la prendre avec elle tout en adressant un signe de main et un sourire à sa nièce. Tout se passait vraiment pas mal pour l’instant, elle ronchonnait mais elle n’avait en réalité pas beaucoup de raisons de se plaindre…

« — Shirin ! Je me suis pris un thé glacé au jasmin et je me disais que tu en voudrais peut-être un… »

Chris lui tendit une jolie coupe réutilisable. C’était la première fois depuis le début de toute cette affaire qu’il se permettait une petite attention de ce genre, uniquement dirigée à son égard, à elle. Et Shirin lui avait donné le goût de cette boisson, qu’elle-même avait toujours adoré.

« — Oui je veux bien… Merci. » Et elle soupira malgré elle, épuisée par le cycle de communications ininterrompues.

« — Pas trop fatiguée ? »

« — Si, mais je tiens le coup. Et toi ? »

« — On fait aller. Surtout avec le thé. Prête ? »

« — Jamais. Toujours. Allez, montrons-lui de quel bois on se chauffe. »

« — Oh ça je me fais pas de soucis. » Et il pressa la poignée de la porte de la petite salle de conférence.

Anar se précipita vers John Witmore, le journaliste, et Shirin la rappela promptement avant de la faire se coucher à ses pieds tandis qu’elle et Chris s’asseyaient.

« — Anar ! Quel nom amusant ! C’est pour « anarchie » ? »

« — Oui, c’est pour « anarchie ». » lui sourit Shirin d’un air particulièrement gentil, qui faillit faire éclater de rire Chris : il n’avait pas oublié que son ex-épouse n’arborait cette expression que dans le cas où on lui faisait une remarque idiote. « Anar » signifiait « grenade » (le fruit, bien-entendu) en persan.

Au moins John Witmore avait entre les mains un exemplaire truffé de marques-page de son best-seller Recognizing Ourselves: How our understanding of an extraterrestrial message could reveal more about human nature than about aliens, alors il n’était peut-être pas un imbécile réjoui de son ignorance à absolument tous les niveaux se dit Shirin. Le journaliste alluma son appareil d’enregistrement.

« — Bien… commençons par parler un peu de vous, de votre parcours. »

« — J’ai obtenu mes doctorats au MIT et j’ai toujours été passionné par l’exploration spatiale, au point de travailler pour la NASA dès que possible. » commença benoitement Chris.

« — De mon côté, je suis passée par Stanford puis Harvard avant de travailler sur l’évolution de ma langue de naissance et d’en tirer des éléments théoriques potentiellement applicables à des civilisations non-terrestres. » poursuivit Shirin, un peu plus tranchante.

« — Nous pouvons passer aux choses sérieuses ! » Chris était parfaitement cordial et guilleret, mais Shirin percevait son envie égale à la sienne de ne pas en dire plus sur leur rencontre et le reste.

« — Évidemment. » John Witmore ravala sa curiosité voyeuriste pour le moment et reprit : « Chris, qu’avez-vous appris de plus au sujet du visiteur au cours des dernières semaines d’approche de Firefly Catcher ? »

« — Beaucoup de choses John. Tout d’abord, même si LSIOC n’est pas encore assez près pour prendre des images très détaillées, elle nous a tout de même permis d’estimer plus précisément la taille du visiteur : il fait un peu plus de vingt-trois mètres de long dans sa plus grande dimension. »

« — Des fuites laissent aussi entendre que vous avez tenter d’investiguer sa provenance. »

« — « Investiguer » ne serait pas le mot exact à mon sens. La trajectoire qu’emprunte le « visiteur » permet effectivement de calculer, à partir de sa direction et de sa vitesse, combien de temps il a mis à nous atteindre depuis le dernier système solaire qu’il a abordé… Nous en sommes venus à la conclusion que le « visiteur » traverse l’espace depuis au moins 75 000 ans mais, au-delà de cette limite, le mouvement permanent des étoiles rend sa provenance impossible à identifier formellement. »

« — 75 000 ans ! C’est énorme ! Dans quel état doit-on s’attendre à retrouver cette sonde, s’il s’agit bien d’une sonde comme vous l’avez déjà avancé au cours d’autres conférences de presse ? »

« — Avec sa taille, elle ne peut pas contenir de source d’énergie ayant pu rester active tout ce temps. De même, toute composante numérique ou magnétique doit avoir été profondément dégradée par les radiations du milieu interstellaire. Autrement, son intégrité structurelle ne devrait pas être atteinte, les chances pour deux objets, surtout de petite taille, d’entrer en collision dans l’espace lointain semblant extrêmement faible. C’est d’ailleurs parce que sa structure doit être intacte que nous pensons que le « filet à lucioles » de LSIOC, que nous déployons lentement au moment de cet interview, sera en mesure de l’attraper sans l’abîmer ; elle devrait aussi supporter le changement de trajectoire imposé par notre appareil, puisque les créateurs de cette sonde lui ont déjà fait supporter une accélération considérable pour la lancer à cette vitesse sans l’endommager. »

« — Hmmm… Voilà qui s’annonce prometteur pour son étude, et notamment l’étude d’un éventuel chargement « culturel ». Quelles attentes avez-vous à ce sujet Shirin ? »

« — Je reste très réservée. Notamment parce que nos propres tentatives de « bouteilles à la mer cosmique » sont peu convaincantes. Les plus célèbres, les plaques des sondes Pioneer et les disques d’or des sondes Voyager, sont de beaux objets et des tentatives touchantes, mais je doute qu’aucun extraterrestre puisse en tirer aucune compréhension de notre espèce. Ce sont soit des dessins simplistes, soit des collections d’images et de sons aléatoires, cela principalement parce que les équipes chargées de mettre au point ces tentatives dans les années 1970 manquaient cruellement de temps… Par exemple, si nous recevions quelque chose du genre des Golden Records, nous ne comprendrions jamais vraiment leur contenu, nous ne comprendrions jamais les mots qui y sont enregistrés, si tant est que nous les identifiions comme tels. »

« — Pour que nous puissions vraiment comprendre ce qu’ « ils » ont à nous dire, comment devraient-« ils » s’y prendre à votre avis ? »

« — Tout d’abord, « ils » devraient nous procurer une sorte de méthode d’apprentissage de leur langue, ou de leurs langues, par équivalence. C’est-à-dire avec des mots juxtaposés à des images ou des sons pour que nous puissions deviner leur sens, puis nous montrer comment combiner ces mots avec une grammaire de base, avant d’enfin nous expliquer quelque chose de plus profond. Disposer de plusieurs « textes » de leur part, en plusieurs de leurs « langues », ne nous serait d’aucun secours : si la Pierre de Rosette a permis de décrypter les hiéroglyphes, c’est uniquement parce qu’elle portait une autre version du même texte en grec ancien, une langue qui nous était déjà connue. »

« — Est-ce que cela ne représente pas une somme de données très importante ? Surtout si leur support numérique est endommagé par les radiations cosmiques ? Chris ? »

« — Je ne pense pas que le support numérique serait privilégié pour ce type de projet, cela pour une autre raison : sans connaître le langage de codage utilisé, les données resteraient à jamais indéchiffrable ; si vous ne connaissiez pas ASCII, vous seriez incapable de lire quoi que ce soit sur la majorité des ordinateurs terrestres. Non, pour moi tout cela doit être fixé sur de l’analogique, comme justement les disques d’or des sondes Voyager. Non seulement aucune radiation ne va le dégrader, mais en plus la lecture de ces données ne passe par aucun encryptage complexe, seulement par la « bonne » façon d’afficher les données sur un écran ou de les jouer sur un haut-parleur, « bonne » façon qui peut être schématisée sur le couvercle du dispositif, par exemple. »

« — Shirin, certains observateurs vous considèrent déjà comme la « caution pessimiste » du futur comité d’étude en train de se former. Quels seraient les obstacles qui pourraient rendre le déchiffrage du message du « visiteur » impossible ? »

« — Je dirais que même si l’éventuel « message » nous est donné sous une forme facilitant sa compréhension, il se peut que des facteurs biologiques et culturels le rendent à jamais incompréhensible. Et si ses « expéditeurs » voient moins ou plus de couleurs que nous, cas déjà présent chez nombre d’animaux terrestres ? Et si leur sens principal n’était pas du tout la vue ? Ces deux seules possibilités pourraient déjà rendre toute tentative de compréhension à travers un objet inerte presque impossible. Il faut nous y préparer. »

« — Vous que le public tient pour plus optimiste Chris, qu’en pensez-vous ? »

« — Je ne crois pas qu’il faille ici voir les choses sous le prisme de l’optimisme ou du pessimisme. Ce que Shirin a très bien dit, c’est que nous devrons accepter les limites qui se présenteront forcément à nous, ne présumer de rien et faire preuve de prudence et de retenue. »

« — D’accord. Une dernière question : certains clament aussi que votre passé commun et notamment votre divorce que d’aucuns ont décrit comme « tumultueux » pourrait impacter aussi bien l’ambiance de travail que la cohésion des recherches au sein de la future équipe chargée d’étudier le visiteur : qu’avez vous à en dire ? »

Ça y était, ils n’avaient pas pu totalement éviter le sujet. Tous deux échangèrent un regard de côté :

« — Nous n’avons rien à dire à ce sujet. » sourirent Chris et Shirin, l’un presque naïvement, l’autre avec une satisfaction évidente.

John Witmore partit en cachant sa vague déception.

« — Pfff ! » ne put s’empêcher de pouffer Chris comme un adolescent, sitôt que le journaliste eut quitté le bâtiment.

« — Ça t’amuse ?!? » Mais Shirin ne put s’empêcher de rire à son tour.

Leur hilarité se termina sans autre mot partagé, sans même une œillade dérobée. Il était temps d’aller retrouver Ted, Yuv et Simonanne : il ne restait plus que douze jours avant que LSIOC n’attrape le « visiteur ». Shanaz serait surexcitée.