Compagnie Entr’aperçue

L.d.É., p. 248, l. 35 : La lumière, si belle et importante, est à l’origine de tout ce qui vit sur notre monde. trad. de Shirin Mohandes / Le rayonnement de notre étoile est utilisé par nos organismes photosynthétiques, et de la part toute notre chaîne alimentaire. trad. de Janice Honanie / Lumière, lumière, lumière, tu donnes tout à ce qui fait la base de notre vie. trad. de Wang JingEn

Low-Size Interstellar Object Captor (LSIOC), plus connue sous l’appellation publique Firefly Catcher, quitta le point Lagrange L2 du système Soleil-Terre sitôt chacune de ses fonctions vérifiées par son équipe d’opérateurs. 

Chris Hamlyn scrutait attentivement le grand écran de la salle de contrôle, les bras croisés, l’air motivé et prudent. Tout se passait encore mieux qu’il l’avait espéré : non seulement LSIOC avait pu sortir de sa veille après seulement sept ans (alors qu’elle aurait pu attendre jusqu’à six décennies) mais en plus aucune de ses composantes ne semblait hors d’usage (trois sets pour chaque fonction). Elle allait accomplir leur rêve dans les meilleures conditions possibles…

À ses côtés, moins rasséréné, Ted faisait mine de revérifier les données d’observations en provenance des télescopes hawaïens et chiliens, s’assurant une fois de plus que la vitesse de la cible, en relation avec le référentiel du système solaire, n’était pas trop élevée, de même que sa trajectoire, par rapport au plan de l’écliptique sur lequel se déplaçait la Terre et la Lune, n’était pas trop incliné. En fait il cherchait surtout à chasser l’appréhension que lui inspirait la venue de Shirin. 

Yuv, le mari de Ted, se posta à côté d’eux et posa des tasses de chai latte maison devant eux, un regard joyeux pour Chris, des sourcils froncés en un faux reproche pour son époux, avant de prendre sous son bras une grande enveloppe cartonnée.

« — Ah ça y est, tu as les versions projectives ? » s’exclama Chris. 

Même Ted s’interrompit pour se pencher sur les images : Yuv, avec l’aide d’autres spécialistes d’imagerie astronomique, avait retraité les données d’observation pour leur simuler à quoi ressemblait à peu près l’objectif de Firefly Catcher, tâche qu’aucun télescope ne pouvait encore accomplir. Un sourire presque enfantin se dessina sur les lèvres de Chris. 

Simonanne lança à travers l’oreillette du directeur-opérateur de LSIOC

« — Chris, Shirin et Shanaz viennent de se garer, tu veux aller à leur rencontre ? » 

« — Oui. » répondit-il d’une pression sur son oreille à sa supérieure hiérarchique encore en pause. « Je peux prendre cette image pour lui montrer ? » demanda-t-il aux deux hommes avec lui. 

Yuv opina avec un grand sourire et Ted contracta son visage ; ils le regardèrent partir d’un pas énergique et, lorsqu’il fut hors de portée d’oreille, le plus petit des deux siffla : 

« — Je ne comprends pas… »

« — Et alors ? Moi non plus. C’est pas vraiment nos affaires. »

« — Mais Yuv, tu te souviens quand on a dû réconforter Chris… J’ai peur que… »

« — On ne pourra rien changer à ce qui va se passer Ted. Et puis… Moi aussi je suis quand même content de revoir Shirin… Et Anar ! Tu n’as pas oublié Anar quand même ? »

Le physicien détourna la tête et reprit ses calculs, alors l’informaticien astronomique se contenta de hausser les épaules et de lui embrasser la joue avant de repartir de son côté. Évidemment, lui non plus ne voulait pas voir se rejouer le même psychodrame, mais… 

Franchissant la double-porte du hall du centre de la NASA de Californie du Sud, Shirin marmonna de façon inintelligible, la tête basse. Shanaz attribuait cette humeur cassante à la fatigue couplée au tempérament rigide de sa tante, mais la linguiste s’en voulait secrètement de ressentir une certaine appréhension. Après toutes ces années, après tout ce qu’elle avait choisi d’elle-même, pas seulement pour elle-même mais aussi pour lui…

Anar jappa et tira sur sa laisse, forçant sa maîtresse à relever la tête : les regards de Shirin et de Chris se croisèrent, sourire pour l’un et moue pour l’autre.

Chris Hamlyn, encore plus à quarante-cinq ans passés, confinait toujours à l’idéal de beauté virile en vigueur, presque insipide : grand, la silhouette en T, la forme forte du visage mariée à des traits fins, des yeux d’un bleu perçant et des cheveux blonds coupés de frais et savamment arrangés. Tout cela se trouvait rehaussé par une nouveauté immanquable : des lunettes à l’épaisse monture d’écaille. Et il y avait également ce sourire immanquablement gentil, si authentique, qui le rendait impossible à détester, et donc parfaitement et totalement agaçant. 

Shirin Mohandes, elle, semblait encore plus assurée qu’auparavant. Son interminable et volumineuse chevelure noire tombait de part et d’autre de son visage aux nobles lèvres pulpeuses, au nez marqué et au grands yeux intenses sous ses sourcils épais et délimités à la perfection, lui donnant une sévérité à la fois impérieuse et bizarrement rassurante. Elle jouait de cette impression de hauteur qu’elle se donnait, c’était depuis longtemps sa meilleure défense pour empêcher trop de gens de tenter de l’apprécier à titre personnel et de la blesser par leur indélicatesse. À ce moment plus que jamais, elle gardait la tête haute.

« — Oh Anar ! » Chris se pencha immédiatement vers la chienne qui essayait de lui sauter dessus et de lui lécher le menton. 

« — C’est dingue comment elle te reconnait ! » lança Shanaz sans même réfléchir. 

« — Pour un peu c’est moi qui ne t’aurais pas reconnue ! Comme tu as grandi ! Tu te souviens encore du centre ? Il doit rester du gâteau à la crème à la cafétéria, je vais te passer mon badge et- »

« — Hunhum ! » Tout le monde savait instinctivement ce que cela signifiait quand Shirin faisait mine de s’éclaircir la gorge.

« — Bien sûr ! » Chris se releva d’une traite et sortit de sous son bras les clichés… « Je ne pouvais que vous montrer- »

« — Attends. Shanaz a assez de soucis comme ça, je ne veux pas qu’elle finisse harcelée par des journalistes ou qui sais-je. »

« — Ils sauront tout ce que nous savons déjà à partir de demain de toute façon. »

« — C’était pas prévu, pour ce genre de chose, de garder les révélations publiques pour le moment où on serait pratiquement sûrs de pas faire d’erreur ? »

« — Si, mais vu le nombre d’institutions et de personnes déjà au courant, le secret va forcément fuiter dans les jours à venir et- »

« — Bon… Je peux voir ? » les interrompit timidement Shanaz. 

Chris opina, Shirin roula des yeux, et tous deux tendirent entre eux les photographies retouchées grand format, sur lesquelles l’adolescente se pencha autant qu’eux. L’ensemble blanc avait vaguement la forme d’une sorte de boite plate, avec des barres fines partant de chacun de ses quatre coins et une protubérance peut-être concave recouvrant son « couvercle ». La première impression était évidemment qu’il s’agissait d’une vieille sonde de fabrication humaine. 

« — Aucun objet naturel ne peut ressembler à ça ? » demanda Shanaz. 

« — Ce sera aux chimistes de nous dire, mais je crois pas qu’un bloc de glace puisse former quelque chose d’aussi rectiligne. » lui répondit sa tante. 

« —  C’est que je pensais. Est-ce que ça pourrait être une épave à nous qui nous revient dans la face ? »

« — C’est une autre bonne question, tu as été bien initiée ! » s’exclama son ex-oncle par alliance. « Mais non ce n’est pas une des nôtres, on a jamais rien envoyé avec cette configuration générale. Et rien de lancé depuis le système solaire nous reviendrait avec cette trajectoire et cette vitesse. »

« — Alors… c’est vraiment un truc extraterrestre ? … » Shirin et Chris regardèrent Shanaz sans oser répondre. « … Firefly Catcher a intérêt à confirmer ! »

L’ingénieur aérospatial sourit à nouveau, la linguiste pour la première fois, et elle demanda à sa nièce : 

« — Shanaz ma chérie, et si tu allais te prendre une part de ce gâteau à la cafétéria, et au passage donner de l’eau à Anar ? Tu te souviens de comment est fait le centre ? Tu n’auras qu’à nous retrouver dans la salle de contrôle de LSIOC. »

L’adolescente resta incertaine une seconde entière avant d’opiner et de leur tourner le dos, la laisse dans les mains, tandis que les deux adultes repartaient de leur côté. 

Shirin resta pincée jusqu’à son entrée dans la salle des opérations de l’intercepteur, où les salutations chaleureuses de Yuv et celles, cordiales, de Ted lui tirèrent une petite risette. 

« — Alors, on a combien de temps avec que LSIOC arrive à prendre des photos claires du visiteur ? » demanda la nouvelle venue. 

« — Le « visiteur » ? » fit mine de s’étonner l’opérateur principal. 

« — J’aurais bien choisi un autre nom, qui ne donne pas immédiatement l’impression qu’on a affaire à quelque chose de vivant et de conscient, mais je commence à sécher. »

« — Cinq mois. » Yuv n’avait pu s’empêcher de répondre à sa première question dès qu’une ouverture s’était présentée.

« — Est-ce qu’on est sûr que l’interception ne risque pas d’endommager le visiteur ? »

« — Impossible d’être certain, mais ça devrait aller. » asséna Ted. Ayant pris conscience que ce début de réponse était un peu sec, il élabora : « Firefly Catcher est faite pour attraper au vol des fragments de glace poreux et friables… Si ce truc est moitié aussi solide que les sondes qu’on a déjà envoyées jusqu’aux confins du système solaire, il ne devrait pas y avoir de problème. »

« — C’est toujours prévu de ramener la prise, quelle qu’elle soit, au point de Lagrange L5 du système Terre-Lune pour son étude ? »

« — Oui, après sept mois de voyage supplémentaire, si tout va bien. » Ce n’était une précaution rhétorique de scientifique : Chris était confiant. 

La conversation se poursuivit de façon légère, surtout menée par Yuv et, plus occasionnellement, recentrée par Ted : Shirin devait absolument rester à Pasadena, avait-elle déjà un hôtel pour cette nuit, quand allait-on lui chercher un appartement de fonction, est-ce que Shanaz pouvait rester avec elle, ah elle suivait ses cours entièrement à domicile maintenant très bien, il fallait juste lui trouver un bon psy pour son suivi si quelqu’un avait des références oui bien sûr, la juge des familles avait donné son accord pour ce déménagement même si la situation n’était pas encore totalement fixée… 

L’intéressée arriva à ce moment avec Anar, déjà suivies par le peu de personnel annexe présent dans le centre ce dimanche, et toutes deux se retrouvèrent au centre de l’attention dans le contrôle de mission. Chris s’éloigna à pas lents, son sourire presque benêt toujours aux lèvres. Shirin mordit les siennes et décida de le suivre dans le couloir. Il s’était arrêté devant la fontaine à eau, et elle tenta de refermer la porte derrière elle en faisant le moins de bruit possible. Évidemment, il l’entendit approcher et la gratifia de ce sempiternel sourire agaçant… et touchant : 

« — Chris… » Elle souffla profondément. « Merci. »

« — De rien Shirin. » Son ton était égal, calme. « Je ne pouvais pas ne pas pousser pour que tu sois là aussi tôt que possible. Tu as toujours vécu pour ça. »

« — Je te suis infiniment reconnaissante Chris, vraiment. » L’idée la consumait, mais c’était un feu… sans douleur. 

« — Je ne le fais pas pour que tu me doives quelque chose Shirin… » D’habitude, quand il commençait une phrase de la sorte, il la finissait par une niaiserie du genre « je ne veux que ton bonheur », mais il s’abstint. 

« — Je sais… » ne put-elle s’empêcher de répondre. « Est-ce que… Pour la suite de notre collaboration… Tu… Tu veux qu’on évite de se retrouver trop souvent ensemble ? Je ne veux pas te refaire de mal. »

« — Je sais. » Il lui fit un clin d’œil. « Ça va, je t’assure. » Et il lui tendit un gobelet réutilisable rempli d’eau fraîche. 

Shirin lui prit le gobelet et se permit de lui hocher la tête. Chris aurait été tellement plus facile à détester s’il avait été aussi arrogant que n’importe quel homme de son intelligence et de son milieu social, mais non il fallait qu’il soit foncièrement gentil, ouvert d’esprit et sincère ; vraiment insupportable. Elle réprima un rire et des dénégations de tête en se retournant, tandis qu’il la suivait sans s’empêcher de la trouver plus belle et charismatique que jamais, tout en s’étonnant également de ne rien vouloir y faire du tout. 

Peut-être que l’étude du « visiteur » allait bien se passer finalement.