L.d.É., p. 4244, l. 39 : Certains d’entre nous s’occupent des autres, d’autres sont indépendants, mais il y a toujours de l’envie d’être les uns avec les autres. trad. de Shirin Mohandes / Dans notre société il existe des personnes dépendantes et d’autres autonomes, mais tout le monde est très sociable. trad. de Janice Honanie / Ceux qui ont besoin d’aide comme ceux capables de la prodiguer aiment se retrouver ; telle est notre société. trad. de Wang JingEn

Accoudé à son bureau, Chris se massait les tempes en regardant les monceaux de documents éparpillés sur le pupitre. Il y avait bien sûr les derniers rapports de LSIOC, qui avait officiellement fini d’étudier l’enveloppe et les plaques sous tous les aspects possibles. Il y avait aussi des reproductions, reliefs compris, des planches qui le fascinaient le plus, avec leurs diagrammes quasi-incompréhensibles que certains, Yuv en tête, s’évertuaient à décrire comme des représentations semi-tridimensionnelles des expéditeurs.

Anar dormait tranquillement dans son panier, à côté de sa chaise. La petite chienne, qu’il avait élevée avec son ex-femme et qu’il lui avait laissée lors de leur divorce, n’aurait jamais supporté de rester avec qui que ce soit d’autre pendant que sa maîtresse était en vacances avec sa pupille. À la suggestion timide de Shanaz, Shirin leur avait réservé un séjour pour aller voir des aurores boréales en Alaska. L’animal choyé était trop vieux et frêle pour l’avion et le froid sur place… Le cœur de Chris se serra et il gratta doucement derrière les oreilles d’Anar, dont la respiration se fit encore plus profonde et tranquille. Elle avait toujours plus aimé Shirin, mais elle aimait tous « ses » humains à la folie de toute façon… 

L’ingénieur astronautique reprit le diagramme supposé être une représentation anatomique d’un expéditeur. Yuv en avait créé une supposée représentation « ajustée » aux perceptions visuelles humaines, qui avait rencontré un certain succès sur les réseaux sociaux, mais l’interprétation personnelle de son créateur la rendait… trop… humainement effrayante ? En regardant les cercles et courbes du diagramme original, Chris arrivait à voir l’élément qui mettait deux tiers des gens d’accord : six protubérances au bout desquelles apparaissaient six appendices réunis deux par deux, comme des sortes de mains à trois paires de doigts opposés… Le glyphe pointé vers ces « mains » sur la planche « anatomique » était le même que l’un de ceux associés à la « poignée du coffre au trésor » sur le schéma qui représentait presque certainement l’enveloppe. Ces « bras » avec des « mains » se réunissaient deux par deux à chaque pointe du « corps » triangulaire, mais il y avait six autres « protubérances » répartis sur chaque côté de « l’abdomen » isocèle aux angles arrondis, protubérances qui n’avaient que deux « appendices ». Peut-être des sortes de « jambes ». Le reste ressemblait à des… cercles onduleux, avec un luxe de reliefs. Certains disaient que c’était la tête des expéditeurs, d’autres que c’était leurs organes internes, d’autres que c’était des ganglions dépassant de très haut leur corps, d’autres encore les motifs sur leur supposée « couche externe »… Mais on ne savait même pas si l’ensemble était une vue ventrale ou dorsale (au moins le consensus était qu’il ne s’agissait pas d’une vue latérale)… Tout au plus, en se référant à la taille de la « poignée de l’enveloppe », et en imaginant qu’elle soit proportionnelle aux « mains » sur le diagramme, pouvait-on dire que les expéditeurs faisaient peut-être douze mètres de diamètre environ.

Ted toqua à l’encadrement de la porte, laissée ouverte :

« — Je te dérange Chris ? »

« — Non du tout. » Il retira ses lunettes et se frotta les yeux.

« — Simonanne vient de faire envoyer ça de D.C. »

« — Ah cette chère Simonanne et son goût des lettres papiers pour les choses importantes. »

« — J’espère que les bureaucrates de Washington sauront mieux se faire comprendre que nos expéditeurs à nous. » tenta de blaguer le nouveau venu en observant momentanément la planche sur le bureau. 

Chris ouvrit l’enveloppe : certains sénateurs, en fait surtout certaines sénatrices progressistes, voulaient financer une sorte de « centre culturel » de la « lettre céleste », et il revenait à Chris, en tant que responsable de LSIOC devenue de moins en moins utile, de réfléchir à la mise en œuvre de ce projet… Une bonne idée tient, même s’il n’avait pas de bagage très solide en médiation culturelle et en vulgarisation scientifique. Surtout pour un sujet sur lequel même les spécialistes se cassaient les dents… 

« — Oh Anar… » Ted s’était penché vers elle et, après lui avoir laissé renifler sa main, il la caressa doucement. 

« — Ça te passionne pas les manœuvres politiciennes hein ? »

« — Tu penses… » Et il rit à la boutade de Chris avant de se reprendre : « J’y connais pas grand-chose aux chiens mais… Elle a l’air fatiguée nan ? »

« — Oui… Elle est plus en très bonne santé et sa maîtresse lui manque. »

« — Shirin et Shanaz rentrent quand ? »

« — Demain soir. »

« — Hmmm… »

Ted se redressa et regarda les images créées par Yuv, affichées à l’écran, et Chris ne put s’empêcher de lui demander : 

« — Tu te portes garant de cette mise en perspective ? »

« — J’en fais encore des cauchemars. Yuv a mis des photos de coquilles d’oursin et de fossiles édiacariens partout dans la maison pendant des semaines pour avoir « la bonne inspiration ». »

« — Faut croire que ça n’a pas complètement marché… Où est-ce qu’il a eu l’idée de lui faire des pattes télescopiques comme ça ? »

« — Et cette… Tête qui ressemble à une grosse éponge… J’en sais rien. Au moins il en est content ! »

« — Tu crois qu’il pense vraiment que les expéditeurs ressemblent à ça ? »

« — Je crois qu’il est surtout très content de pouvoir refaire des illustrations spéculatives… »

« — À certains égards, elle est réussie. Elle va sûrement fasciner les gens qui seront pas révulsés. Yuv devrait essayer d’en faire un livre complet. »

« — Je t’interdis de lui donner cette idée ! »

Les deux hommes éclatèrent de rire. 

Anar se leva avec raideur et geignit en urinant du sang. 

« — Anar ! » Chris avait sauté de sa chaise pour l’attraper. 

« — Oh merde… » ne put que bafouiller Ted. 

« — Je suis là… On va aller à ta clinique vétérinaire habituelle, j’ai l’adresse. »

« — Tu veux que je prévienne Simonanne que tu dois t’absenter ? »

« — Oui s’il te plait. Je nettoierai en revenant. Il faut faire vite là… »

Chris prit la chienne dans ses bras et sortit de son bureau en trombe. Heureusement, il était encore trop tôt dans l’après-midi pour que les routes de Pasadena soient embouteillées et, Anar roulée en boule sur le siège passager recouvert d’une vieille serviette, il fut à la clinique vétérinaire en dix minutes. Il envoya son message à Shirin tout en portant l’animal vers l’accueil. 

« — Oui, je vous ai appelés pour une urgence… Anar… »

La chienne était déjà connue de l’institution, et fut rapidement prise en charge. Chris resta à côté d’elle pour tous ses examens, la rassurant et lui souriant tandis qu’elle se laissait prélever du sang et coucher sous les appareils d’échographie. Enfin, tandis qu’elle somnolait dans ses bras, soulagée par les médicaments indiscriminés qui lui avaient été administrés, il écouta le verdict de la vétérinaire : 

« — Ce sont ses reins. Ils ne fonctionnent plus correctement… Pour ne pas dire plus du tout. »

Chris déglutit et battit des paupières pour empêcher ses yeux de s’embuer. 

« — J’imagine qu’il n’y a plus grand chose à faire, surtout avec son passif et à son âge… »

« — Je suis désolée… »

« — Est-ce qu’elle souffre beaucoup ? Combien de temps peut-elle… rester comme ça ? »

« — Les médicaments la soulagent… Mais son état va se dégrader très vite. »

« — Sa maîtresse -je gardais Anar pour la semaine- revient demain soir. Est-ce qu’on peut attendre jusqu’à ce qu’elle soit là ? »

La vétérinaire ferma les yeux et se frotta le menton.

« — On pourrait la mettre sous perfusion et sous dialyse… Ça pourrait aider quelques temps… »

« — Faites-le s’il vous plaît. Sa maîtresse voudrait la revoir. » 

« — Il va me falloir au moins une preuve- »

« — Je vais lui dire de vous appeler. »

« — -et une avance financière… »

« — Je vais payer l’ensemble des frais. Peut-on commencer ? »

« — Oui, bien sûr. »

« — Est-ce que… je peux rester avec elle jusqu’à ce que la clinique soit fermée aux visites ? Et revenir demain matin à la première heure ? »

La jeune doctoresse hocha la tête. 

Chris avait la main sur le flanc d’Anar tandis qu’on lui posait la perfusion et les tubes de la dialyse. 

« — Tu as toujours été un si bon petit chien Anar… »

Et les souvenirs refluaient… Quand Shirin et lui avaient été à l’élevage de sa cousine Ashleigh, la seule personne de sa famille à avoir réagi à ses fiançailles avec une jeune fille d’origine iranienne par un haussement d’épaules. Quand ils lui avaient pris le seul chiot qui n’avait pas trouvé preneur, car sa couleur était « trop banale ». Cela paraissait si niais, d’aimer autant un chien et pourtant… pourtant… Chris embrassa Anar entre les yeux, tout doucement, et elle lui lécha le menton en retour, avant qu’il doive repartir pour la nuit… 

Le brillant ingénieur n’arriva pas à dormir avant le petit matin, alors il passa plusieurs heures à observer d’autres planches de la lettre céleste sur sa tablette pour essayer de garder tous ses sentiments au loin. Son attention se perdit sur les cercles concentriques de ce que certains, lui compris, pensaient être un schéma du système stellaire des expéditeurs, avec de petites listes pointées d’éléments chimiques et des indications temporelles ; compositions et vitesses orbitales. Un système stellaire très différent du leur, avec une géante gazeuse très près de leur soleil et une succession de grandes planètes telluriques jusqu’à celle, plus petite que les autres, des expéditeurs. Une planète qui pourtant, selon les données déchiffrables dans la lettre, et sous réserve que celles-ci soient bien converties, devait être plus grande que la Terre. Aucun système comme le leur n’avait jamais été observé… On ne connaîtrait peut-être jamais « l’adresse de départ » de la lettre…

Après s’être relevé et fait un bon thé au jasmin, Chris erra à travers sa maison, trop grande pour un célibataire, pleine de choses que les années rendaient de plus en plus banales et futiles. Une cuisine, une chambre, une salle de bain mais aussi un bureau, une salle pour les films, séries et jeux vidéo, un bureau, une salle de sport… Est-ce que tout cela le rendait aussi heureux que les heures passées à élever Anar à devenir un animal bien élevé avec Shirin ? Ressentirait-il autant de souffrance en perdant tout cela ? Qui avait besoin d’autant de choses ? Il était suffisamment tôt pour qu’il fasse son sport et visionne un court documentaire sur un sujet au hasard, comme il en avait l’habitude chaque matin avant d’aller au travail… Mais il n’irait pas au travail. Nouveau message à Simonanne et… Un autre de Shirin : On a réservé un avion qui part plus tôt. On arrive le plus vite possible

De retour à la clinique vétérinaire, Chris s’approcha tout doucement d’Anar encore perfusée. Elle ouvrit son œil tourné vers lui et sa petite queue touffue s’éleva brièvement, une fois. 

« — Oh Anar… »

Il se tira une chaise pour pouvoir se pencher sur la table où était posée la chienne et enroula ses bras puissants autour d’elle tout en enfouissant sa tête dans son pelage doux. Ni lui ni Shirin n’avaient jamais manqué une occasion de la brosser… Et elle avait toujours, malgré l’hospitalisation, cette odeur chaude et douce, organique et réconfortante pour qui y était habitué. Le poids dans la poitrine de Chris, au creux de ses pectoraux, se fit plus envahissant encore. Ils attendirent. 

« — Anar. »

À la voix de sa maîtresse, la petite chienne parvint à relever la tête. Shanaz avait l’air d’avoir pleuré, elle avait les yeux rouges, mais Shirin se tenait là, avec un sourire d’apparence figé, une prouesse de maîtrise d’elle-même pour rassurer autant que possible la petite animale mal en point. 

Chris se redressa et, après une œillade infiniment reconnaissante à son intention, Shirin se pencha à son tour sur Anar et murmura quelques vers persans au creux de son oreille ; sa queue battit un peu l’air et sa maîtresse rit, un tout petit peu.

Chris avait reculé, se plaçant derrière Shanaz tandis que la vétérinaire entrait. Son farsi classique était rouillé, mais il avait cru comprendre quelques allusions aux paradis, à ses fontaines et à ses grenades bien rouges, pleines de pépins sucrés et acidulés… 

« — Je t’aime tellement Anar… Tu es un chien si gentil, si mignon, si sensible… » La chienne releva la tête encore une fois tandis que Shirin contenait un premier sanglot. « … Non bébé, tu n’as pas besoin de me réconforter, tout va bien… tout va bien… là, là… »

Shanaz s’était repliée dans un coin, contre les murs, la bouche couverte. Shirin, toujours son sourire le plus réconfortant aux lèvres, faisait signe à la vétérinaire de commencer. 

« — Ça va aller mieux petiote, tu vas te sentir bien… Je t’aime… »

Et Shirin la serra dans ses bras tandis que les analgésiques puissants passaient dans les tubes transparents.

« — Je t’aimerai toujours Anar… Tu seras à jamais notre seul bébé… »

À nouveau, les murmures de très beaux vers persans sur les retrouvailles qui se produiraient, un jour, quand… Chris laissa ses larmes dévaler ses joues, en silence.