Robert Williamson était plus pressé de rentrer chez lui ce jour-là. Frémissant légèrement sur son siège, il fit mine de pianoter sur le volant braquant et contre-braquant de sa VooltZ ; la voiture électrique autonome était enfin alignée devant le garage. N’y tenant plus, l’homme déverrouilla fébrilement sa portière et, ignorant le discret son d’alerte, posa le pied sur l’allée bétonnée. L’homme trébucha en se redressant, ayant sous-estimé le mouvement de la berline. Trop obnubilé par ses pensées désordonnées, il ne prit même pas la peine de jeter un bref regard sur la rue résidentielle pour s’assurer que personne n’avait été témoin de sa maladresse : il s’élança, d’un pas résolu et raide, vers la porte d’entrée de sa maison.
Le lourd cadre de bois garni de vitraux dépolis pivota sans bruit, précipitant vers lui l’odeur douillette du domicile : cire à parquet, savon naturel à récurer les murs, fleurs fraîches dont un bouquet garnissait un vase sur la console laquée de l’entrée. Il y jeta nonchalamment sa casquette réglementaire de coordinateur de navigation et sa carte d’accès au centre de contrôle, qui émit un très léger tintement en rebondissant contre l’objet cristallin plein d’eau et de tiges à peine coupées, manquant de tomber au sol au passage. Mais Robert ne s’en occupait pas, aucun mouvement ni aucun son ne traversait le champ de sa concentration oblitéré par sa fixation. Il s’adossa de guingois à la porte, qui claqua sous son poids, et défit ses chaussures vernies avec des gestes désordonnés avant de les jeter dans le couloir. D’un mouvement brusque, il ouvrit en grand la porte du second placard et y prit ses chaussons du jour, leur forte odeur de lessive fine manquant de lui arracher un éternuement qui, seul, interrompit la séquence de ses habitudes rendues frénétiques.
L’homme s’agrippa aux montants de l’arche ouvrant sur le salon, et se tira de ses bras à l’intérieur de la pièce aux trois canapés, à la large table basse de bois précieux et à l’immense téléviseur ultra-haute-résolution et ultra-fluide. Où avait-il laissé la télécommande déjà…? Ah oui elle avait été ramenée sur l’accoudoir droit du canapé principal, bien entendu. Plutôt que de contourner le grand meuble à l’épais doublage de velours bleu-roi et ses guéridons attenants, il se laissa basculer contre le dossier pour s’écraser inélégamment sur les coussins placés avec goût entre l’assise et le dossier. Il saisit immédiatement le petit contrôleur revêtu d’aluminium et y pressa son pouce, son empreinte digitale étant la seule reconnue par l’onéreux appareil. L’écran suspendu au mur s’anima, et Robert s’empressa de sélectionner le seul canal sur lequel serait diffusé le Live.
Une photographie de Koos Van der Knaap apparut, sourire simple sur ses lèvres si fines qu’elles étaient à peine visibles, des lunettes aviateur vintage couvrant ses yeux, sa peau ferme luisant au soleil, ses cheveux drus et blonds rejetés en arrière, sans doute par un jet expérimental quelconque décollant derrière le photographe ; il était cool, Koos, il était maître de tout, il ne faisait pas du tout ses quatre-vingt-dix-huit ans et, même s’il n’avait jamais eu la chance de le rencontrer et ne partageait absolument pas le même cercle social, Robert le considérait sincèrement comme un véritable ami.
Début du Live Spécial Surprise dans 2mn14 ! se surimposa au visage figée.
Robert, qui voulait se sentir parfaitement à l’aise, défit sa ceinture et tira sur son pantalon d’uniforme avant de le jeter de côté, sens dessus-dessous ; les enfants devaient s’être fait dire de faire leurs devoirs dans leurs chambres à l’étage pour deux ou trois heures, comme d’habitude. Il se pencha de côté et ouvrit le tiroir du guéridon ; sans surprise, la boîte de chips faites maison avait été remplie de nouveau, parfait. Il l’ouvrit et, sans se préoccuper des miettes qui allèrent se loger dans les plis de sa chemise encore amidonnée, il s’en fourra une grande poignée dans la bouche. Tout était parfait, Robert était prêt, plus que jamais prêt… Et s’il avait raison, et si Koos annonçait bien que…
« — Bonjour c’est Koos ! »
Un sourire rayonnant sur le visage, Robert ne put s’empêcher de répondre :
« — Bonjour Koos !! »
Koos se lança dans une de ses présentations dont il avait le secret :
« — Comment ça va mes amis ? Ça fait un petit moment que je vous ai rien annoncé de nouveau avec VooltZ, TwootZ ou BoonkZ… Mais là, comme vous le savez déjà, ce que je vais vous dire aujourd’hui va concerner OorbitZ. Et comme certains d’entre vous l’ont déjà deviné, la nouvelle va concerner Starliner… Eh bien… Le premier exemplaire de notre nouveau vaisseau-amiral est prêt ! »
Robert laissa pendre sa mâchoire ; une larme coula sur sa joue.
« — Pour la première fois, nous avons enfin un vaisseau ultra-rapide, pour joindre différents endroits du système solaire dans des temps jamais vus ! Une ère nouvelle est en train de s’ouvrir pour l’exploitation spatiale, la diplomatie inter-planétaire et l’exploration. » Koos marqua une pause et sourit, dévoilant l’émaille de ses dents parfaites. « À ce sujet, j’ai de grands projets pour le voyage inaugural de Starliner. Ce sera un voyage sans précédent, et qui sera d’ailleurs totalement transparent : chacun pourra suivre à tout moment ce qui se passe à bord du vaisseau à travers une diffusion ininterrompue sur TwootZ. » >/p>
Robert se pencha en avant et la boîte de chips glissa de ses cuisses pour tomber mollement en répandant le peu de contenu qui lui restait sur l’épais tapis. Koos poursuivit, avec toute la jubilation que pouvait encore afficher son visage excessivement raffermi :
« — Starliner va se lancer dans un voyage de sept ans, qui le mènera de la Terre au Soleil puis à Jupiter et enfin jusqu’à Chioné, l’ultime planète, et ses occupants seront les premiers à explorer ces confins. Mais ce ne sera pas n’importe qui… » Robert retint un geignement : « Vous tous, passionnés d’aérospatiale comme moi, vous savez sans doute qu’au cours des derniers siècles seuls des scientifiques et des pilotes liés à des instances étatiques ou internationales ont pu se lancer dans pareilles missions, une… élite. » Koos avait insisté ironiquement sur ce dernier mot, et Robert partagea son mépris pour les gouvernements passés comme présents. Cependant il fut rapide à retrouver son excitation et son impatience : « Cela est à présent révolu. Le vaisseau sera dirigé par mon fils, JML/K-N-O-W-1212, et les sept autres places sont à pourvoir : n’importe qui peut postuler dès maintenant pour espérer devenir un membre d’équipage du Starliner. »
Le spectateur sauta de joie et, toujours sourd et aveugle à toute autre chose, il hurla un grand :
« — Oui !! »
De la cuisine, Grace avait cessé d’appeler Robert et de tenter de lui demander comment s’était passé sa journée au travail. En fait, le son beaucoup trop fort de la diffusion l’ayant rendue incapable de se concentrer sur le récurage de l’évier, elle avait fini par relever la tête pour elle aussi écouter les annonces. Celles-ci lui avaient arraché un sourire moins extatique qu’amusé, et l’enthousiasme de Monsieur Williamson dans le salon la troublait, sans qu’elle sache encore bien pourquoi, elle qui était pourtant si sûre de tout, d’habitude. Elle retira ses gants de caoutchouc et, machinalement, saisit son alliance, laissée de côté le temps d’accomplir sa corvée ; la gravure R&G brilla un instant dans son champ de vision. Oh Mon Dieu…
***
« — Bob. »
Grace l’avait entendu entrer enfin dans la cuisine. Elle l’avait d’abord laissé s’enfermer dans son bureau (que, par considération, elle appelait « le musée des modèles réduits de fusées » en sa présence) comme il le faisait parfois après le travail. Cependant, au lieu de venir la retrouver directement après, il avait été interrompre les enfants dans leurs devoirs, partageant avec eux une session de jeu qu’elle n’aurait pas permise ; Grace s’accommodait d’être le parent strict au sein de leur couple, alors elle n’avait pas eu à cœur de rompre leur moment de complicité cette fois-là. Cependant, entre-temps, son trouble s’était changé en inquiétude.
« — Robert. »
Toujours pas de réponse. La ménagère releva les yeux du ragoût en fin de cuisson qu’elle touillait doucement et tourna lentement la tête ; son mari s’était saisi d’une tranche de pain à la française bien moelleuse dans la corbeille dédiée et, la bouche déjà pleine, la fixait comme un gosse couard pris en train de faire une bêtise. Il avait été un temps où elle avait trouvé ce caractère un peu timoré très attachant, et elle tirait une inconsciente satisfaction de la (relative) soumission qu’il avait pour elle. Pourtant, à ce moment…
« — Robert, tu n’as pas postulé pour le voyage du Starliner, n’est-ce pas ? »
Il se courba, les yeux plissés par l’amusement, et s’enfuit lentement, les genoux fléchis, à grandes enjambées. Grace laissa la cuillère en bois cogner le rebord de la casserole et s’humecta les lèvres. Non, bien sûr qu’il ne l’a pas fait, bien sûr… Mais quelque chose en elle, moins instinct que la connaissance au quotidien de son mari depuis tant d’années, lui intimait de s’en assurer vraiment, sur-le-champ. Elle transvasa le ragoût dans le plat de service, saupoudra la purée de noix de muscade râpée, ajouta un filet de crème fraîche sur les épinards, enfonça une cuillère de service dans chaque plat y compris la salade mixte et enfin se dirigea vers la salle à manger avec le lourd plateau argenté portant leur dîner.
Cassie, Casey et Cory étaient déjà à table, riant des blagues de leur père, mais ils se turent en la voyant arriver chargée, prenant son air troublé pour de l’agacement. Tous sursautèrent, Grace y compris, lorsqu’elle posa le plateau un peu trop brutalement au centre de la table et qu’il tinta un peu fort. La mère de famille défit son tablier mais, plutôt que de retourner l’accrocher à la cuisine, elle le laissa simplement sur le dossier de sa chaise et s’assit en s’épongeant le front.
« — Cassie, récite le bénédicité s’il te plaît. » dit Grace en se forçant à sourire, tentant de rompre la tension qui s’installait.
L’adolescente leva les yeux au ciel, ne supportant plus la moindre manifestation d’autorité venant de sa mère, entraînant d’ailleurs avec elle ses plus jeunes frères qui semblaient également s’agacer, et jeta un regard implorant à son père, qui lui sourit avant de se lancer dans la prière à sa place. Grace, plutôt que de saisir sa main au-dessus de la table comme elle le faisait d’habitude, serra les poings sur ses cuisses à l’abris des regards, ayant pris soin d’attraper les plis de sa jupe pour que ses ongles délicats ne percent pas la peau de ses paumes. Son « amen » se limita à un murmure lorsque la prière fut achevée, et la mère de famille commença à remplir les assiettes qu’on lui tendait par habitude.
« — Dis-nous Bob, comment s’est passée ta journée au centre de contrôle ? »
« — Je sais plus trop… » gloussa-t-il. « En fait j’ai quelque chose de plus important à vous dire. Papa va enfin aller dans l’espace ! »
Grace laissa échapper la cuillère qu’elle avait dans la main, et celle-ci fit un salto sonore contre un verre en envoyant une motte de purée sur l’épaisse nappe. Le temps s’était comme ralenti : l’excitation pointant sur les visages encore juvéniles de Casey et Cory, le respect renouvelé transparaissant immédiatement sous les airs blasés de Cassie et surtout… La jubilation enfantine, primale même, que Robert ne contenait absolument plus. Grace ignorait elle-même de quoi elle avait l’air à cet instant, car trop de pensées se bousculaient dans sa tête.
Mais Robert réfléchis un peu même si les processus de sélection de OorbitZ ne sont pas vraiment draconiens je ne crois pas que tu puisses les passer souviens-toi comme j’ai dû t’aider pour que tu passes ton master et qu’ensuite tu obtiennes ta certification chez Young Space Corporation et puis d’ailleurs les Young ne toléreront peut-être pas qu’un employé de leurs domaines partent chez la concurrence et c’est un voyage tout de même dangereux si jamais tu ne reviens pas même si la paie est bonne même pour la famille à charge et les primes de risques garanties et puis avec d’autres gens qui seront peut-être des dévergondés pour attirer plus d’audience ce sera en fait une grande télé-réalité là-haut qu’en pensera le pasteur qu’on se retrouve séparés comme ça et puis et puis et puis… Les méandres congestionnés de son esprit cloisonné par tant d’années de vie domestique docile lui avait fait oublié le plus important :
« — Comment est-ce que tu peux m’abandonner comme ça, après toutes ces années et tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai sacrifié pour toi ? » Elle regretta immédiatement cet éclat en présence des enfants.
Robert, quant à lui, baissa les yeux et sourit avec tout ce qu’il avait encore de naïveté adolescente.
« — C’est mon rêve. Et c’est mon destin. » trouva-t-il à dire pour une fois, lui qui autrement se contentait de hausser les épaules quand elle se permettait, si rarement, un reproche, une réponse.
« — Faudra que tu nous ramènes des cailloux de Chioné ! » piaillèrent en chœur Casey et Cory, et leur sœur ajouta :
« — On sait à quel point c’est important pour toi Papa, on supportera de devoir rester ici avec maman. »
Grace se leva si vite et avec une telle force que ses jambes heurtèrent la table ; des verres se renversèrent en répandant leur contenu, mais elle se dirigea directement vers la cuisine. Elle coupa le four à une minute de la fin de la cuisson du gâteau mais, ses mains tremblants de plus en plus, elle se mordit la langue pour s’empêcher de hurler et courut vers la porte d’entrée, qu’elle ouvrit brutalement avant de la faire claquer derrière elle. S’oubliant elle-même, ou plutôt l’image qu’elle voulait donner au voisinage et au monde, Grace se mit à hurler en battant l’air de ses bras tordus, ses doigts pris de mouvements syncopés.
Enfin, elle se mit à pleurer, ou plutôt même à brailler, sa face congestionnée vers le ciel, les larmes et la morve coulant facilement sur sa peau avant de rejoindre ses épaules ou ses longs cheveux noirs et raides.
Ce fut une petite voix douce, suave, en fait même mielleuse qui canalisa à sa crise de nerf :
« — Grace oh Seigneur, qu’est-ce qui vous arrive ? Les enfants vont-ils bien ? Dois-je appeler une ambulance ? »
« — Non Madame Hanson ce n’est rien… » La crise n’était pas totalement finie, car elle se laissa aller à s’essuyer le nez du revers de la main, pour la première fois depuis qu’elle était arrivée dans l’Enclave Young, en fait pour la première fois depuis son enfance loin, si loin de cet endroit… « … Ce n’est rien, vraiment… » Elle secoua la tête et détourna les yeux, sentant la honte lui brûler les joues.
« — Allons, Grace, vous pouvez me dire, ça vous fera sans doute du bien… » son ton était si rassurant, si réconfortant… Grace se laissa aller :
« — Robert a postulé à la sélection pour la mission mise sur pied par Koos Van der Knaap… Sans même me demander mon avis… »
« — Quoi ? Sans même vous demander votre avis ! Ni même celui du pasteur ? A-t-il au moins écrit un message aux contremaîtres pour leur demander si les Young le permettraient ? Non, ce n’est pas bien vraiment… »
Et voilà, Grace regrettait déjà amèrement d’avoir dit quoi que ce fut à la vieille commère qui habitait de l’autre côté de la rue.
« — Non ce n’est pas bien… » pleurnicha-t-elle en contenant tant bien que mal sa tristesse, sa colère, ses regrets, son émotion. Madame Hanson attendit qu’elle ait repris son souffle pour relancer :
« — Quand est-ce arrivé ? Juste après l’annonce ? Les enfants sont au courant ? Avez-vous tenté de raisonner Robert ? Comment a-t-il réagi ? »
Soudainement, Grace fut prise de l’envie presque irrépressible de lui décocher une gifle, un maigre acompte pour tous les ragots qui se répandraient bientôt dans le quartier puis dans toute l’enclave par sa faute. Cependant un tel geste aurait causé encore plus de problèmes à l’épouse flouée, des problèmes sans doute encore plus graves que ceux qu’elle traversait à ce moment précis… Elle se permit donc seulement mais très consciencieusement de siffler :
« — Je n’ai rien de plus à vous dire madame Hanson, mais merci pour votre soutien. Si vous-même n’avez rien de plus pour moi, je vous prierai de rentrer chez vous. Je vais faire de même. »
La vieille femme resta coite tandis que sa jeune voisine lui tournait le dos.
Grace contourna la maison et alla s’agenouiller au bord de leur petite piscine. Elle resta longtemps immobile, le regard perdu, les oreilles bourdonnantes, et ne sortit de sa sidération que pour enlever ses jolis souliers et tremper ses pieds nus dans l’eau si chauffée qu’elle lui paraissait fiévreuse. Elle releva les yeux : entre deux rubans de poussière ocre qu’éclairaient du dessous les villes Young, quelques étoiles pâles scintillaient ; un gros vaisseau croisait aussi en orbite basse, se signalant seulement par ses clignotements. Si elle s’était concentrée, Grace aurait pu identifier son armateur dans les rythmes et les couleurs de ses lumières intermittentes. L’idée de ce petit exploit inutile lui tira un soupir nasal cynique. Robert n’aurait pas pu y parvenir, mais c’était lui qui avait le master, lui qui avait la certification… Elle serra les dents et souffla longuement pour tenter de faire le vide.
Ses fesses commençaient à s’engourdir et elle avait envie d’aller aux toilettes ; cela devait bien faire deux heures, peut-être trois, qu’elle était seule ici. Personne n’était venu, mais cela au moins elle n’en tenait pas rigueur à qui que ce fut : elle préférait encore gérer ses états d’âme seule.
Sur la pointe des pieds, ses souliers à la main, elle retourna dans la maison. À en juger par les éclats de rire étouffés provenant de l’étage, les enfants y compris l’aînée devaient jouer à un jeu vidéo avec leur père ; après tout on était vendredi, et on ne savait pas combien de temps ils pourraient encore passer ensemble avant que… La table de la salle à manger avait été quittée telle quelle : ils avaient fini leur repas, gâteau compris, et avaient abandonné toute la vaisselle en plan, sans rien laisser à l’exception de miettes et de traces de sauce. À nouveau, la jeune femme se permit un geste ressorti des limbes de son enfance refoulée : elle laissa pendre sa mâchoire en avant, ses dents du bas mordant sa lèvre supérieure.
Grace abandonna tout sur place, y compris ses chaussures, et monta très doucement l’escalier pour ne pas se faire entendre. Toujours en prenant soin de ne pas émettre le moindre bruit, elle saisit ses affaires dans la salle de bain parentale, une chemise de nuit dans son armoire et sa tablette personnelle dans son petit secrétaire. Les bras ainsi chargés mais le pas toujours aussi léger, elle se dirigea vers la chambre d’amis, qu’elle referma à clé une fois qu’elle y fut entrée. Elle se soulagea, se doucha brièvement, revêtit sa tenue de nuit, se brossa les dents et but un peu d’eau du robinet avant de s’asseoir lestement sur le lit et de déverrouiller son appareil.
Par saccades de l’index elle referma les dizaines d’onglets qu’elle avait d’ouverts sur son navigateur : trucs et astuces pour le récurage des robinets ou le repassage des rideaux de tulle furent engloutis dans les fondus de l’animation de suppression. Enfin, table rase était faite, alors elle tapa dans la barre de recherche : « Postuler équipage Starliner Koos Van der Knaap ». Il était là, en premier dans les résultats. La jeune femme cliqua, et fut d’abord accueillie sur la page par un compte à rebours ; il restait sept heures quarante-neuf minutes pour déposer sa candidature, sur un délai total de douze heures. C’était bien un coup de Koos l’impulsif, le communiquant abrasif et instable que sauvaient, le plus souvent, sa fortune, ses employés et les nuées de fans qui l’idolâtraient. À nous deux Koos… Et elle cliqua sur le bouton : « Je veux postuler. »
On lui demandait d’abord ses informations personnelles : Grace Williamson, âgée de trente-cinq ans, résidante de la ville nouvelle d’Alexander-City au sein de l’Enclave Young aux États-Unis de Nouvelle Angleterre, née à Oulan-Bator de parents inconnus et ayant grandi dans l’orphelinat local de l’ONU sous-géré par les Évangélistes Younguiens avant d’être sélectionnée pour… La suite s’égrena dans sa tête et sur le clavier, dans le plus grand détachement. Elle n’avait pas de diplôme à proprement parler, mais avait tellement aidé son mari à réviser pour obtenir les siens qu’elle connaissait un sujet pertinent. De plus elle était une dirigeante discrète mais habile et une ménagère accomplie. Est-ce que ce n’était important, dans un vaisseau, d’avoir le sens du chez soi propre ? Elle pressa le bouton « Suis-je qualifié ? » et attendit… Oh, on la faisait passer à la page suivante.
Catégories… Les seules avec lesquelles elle pensait avoir un semblant de familiarité étaient « spécialiste de navigation » et « spécialiste de management », et elle les cocha toutes les deux. Aussitôt, des questions techniques concernant la mécanique stellaire et des calculs liés aux voyages spatiaux s’affichèrent. Elle y répondit sans avoir trop à réfléchir, ses excellentes capacités mathématiques étant enfin mises à profit pour autre chose que la gestion des stocks de la maisonnée, et elle n’avait rien oublié des livres de cours de Robert ou des cas compliqués au sujet desquels il lui demandait ses solutions de temps en temps. Vinrent ensuite des questions portant sur la gestion de certaines situations humaines et, ne prenant pas vraiment le test sérieusement dans tous les cas, Grace fut caustique dans ses réponses : elle admit se savoir sans charisme ni capacité à rallier les gens à une cause donnée, mais elle se gaussa aussi de savoir parfaitement faire entendre raison à des adolescentes ou de jouer à la perfection des susceptibilités et des fiertés de voisines vaines et frustrées quand on déchargeait sur elle l’organisation de quelque évènement scolaire ou très local. « Suis-je qualifié ? » à nouveau et, toujours à sa propre surprise, on la laissa accéder à la partie suivante.
« Félicitations ! Tu as fini de remplir le formulaire de candidature ! » Déjà ?!? Koos risque pas de sélectionner autre chose que des bouffons avec un processus pareil… « Outre les réponses que tu as fournies, le temps que tu as mis à répondre sera également pris en compte par l’intelligence artificielle du Starliner pour évaluer tes capacités. Il faut toujours agir et réagir vite ! » Il lui avait fallu moins de trente-cinq minutes pour remplir le questionnaire, alors que Robert devait avoir mis quoi… deux, trois heures ? La commisération de Grace à l’égard de son mari se mua subitement en mépris. Je ne serai pas prise, mais toi non plus… Et dire qu’on l’avait convaincue, qu’elle s’était convaincue, qu’elle ne pouvait rêver mieux, qu’elle était incroyablement chanceuse… Alors, pour achever sa vengeance, pas seulement sur son mari minable mais aussi sur son destin dont elle réalisait à peine la bizarrerie, la cruauté et l’hypocrisie, elle se décida à finir le processus : alors que cinq minutes avant elle n’était toujours pas certaine de le faire, Grace pressa le bouton « Valider la Candidature ».
Une chaleur agréable lui emplit la poitrine, pour la première fois depuis longtemps, ou peut-être pour la première fois tout court : elle se sentait vraiment satisfaite. Grace se fichait de Koos et de son vaisseau, mais elle avait fait quelque chose pour elle-même et par elle-même, elle s’était prouvé qu’elle avait des capacités qui pouvaient théoriquement l’emmener loin de son univers domestique étriqué. Elle se coucha et s’endormit un sourire aux lèvres. Personne ne vint la déranger.
***
Hmmmm comme on est bien dans un grand lit aux draps bien frais hmmm… Son aigu, lointain. Hmmm et surtout toute seule, pour se tordre et étendre les bras et les jambes hmmm… À nouveau ce son bref et strident, suivi d’une résonance désagréable. Ah il doit faire beau dehors je sens le soleil sur mon visage… Comme ça fait du bien de rester au lit jusque tard… Encore une fois, la sonnette retentit.
« — Madame Williamson ! Madame Williamson ! » Entendit-elle crier sous la fenêtre, côté jardin. « Venez nous ouvrir nous avons des questions pour vous ! »
Que… Qu’est-ce que c’est que ça… L’esprit encore embrumé, elle se leva précipitamment et, peinant à se remettre les idées en place, elle prit à peine le temps de renfiler ses vêtements de la veille. Sortie dans le couloir, elle aperçut Casey et Cory qui se frottaient les yeux à la sortie de leurs chambres respectives, chacun portant des pyjamas dépareillés. Ils avaient dû veiller jusque tard et ne pas être supervisés pour se coucher, mais bon à respectivement 10 et 12 ans, ils auraient pu se…
« — Madame Williamson ! Nous savons que vous êtes là ! »
« — Voilà, j’arrive ! » hurla-t-elle en retour, plus irritée qu’elle ne l’aurait voulu. Les enfants attendraient.
Revenue dans l’entrée, Grace fit seulement un bref crochet par la salle à manger à l’atmosphère rancie par la vaisselle sale laissée à l’air libre et renfila ses souliers avant d’arriver à la porte. Elle pouvait voir, à travers le vitrail dépoli, qu’au moins trois hommes se tenaient devant la porte. Qu’est-ce que c’est que ça maintenant… Elle entendit les pas lourds de Robert dans l’escalier derrière elle mais ne l’attendit pas pour ouvrir.
Le flash d’un drone caméra l’aveugla un instant et elle eut un mouvement de recul.
« — Grace Williamson ! Mauvaise nuit ? C’est le contre-coup de ce qu’a fait votre mari ? Vous vous sentez trahie ? »
« — Que… » commença à balbutier Grace, qui s’interrompit en sentant la main large et molle de Robert qui se posait sur son épaule. Ce dernier s’écria avec une incrédulité totale :
« — Qui êtes-vous ? »
« — Nous sommes des info-investigateurs pour Young World Today. Un article compte-rendu sera publié sur le site ce midi et vous êtes en flux vidéo direct à ce moment-même ! »
Grace rouvrit grand les yeux et scruta la rue derrière les trois auto-proclamés journalistes : le contremaître assigné à Robert et le pasteur du quartier se tenaient en retrait, encadrant… Madame Hanson, ses mains fripées ramenées sur son sautoir en perles de nacre artificielle. Évidemment, c’était elle qui avait rameuté le pire tabloïde de l’Enclave Young.
« — Robert, est-il vrai que vous n’avez rien dit à Grace de vos intentions concernant votre candidature ? »
Casey, Cory et même Cassie, les yeux étrécis par le soleil déjà haut entre les rubans de poussière dérivant dans le ciel, s’étaient faufilées par l’embrasure de la porte et s’étaient amalgamées devant leurs parents, cherchant le contact rassurant de leurs mains et bras au-dessus d’eux. Les doigts de Robert se resserrèrent sur l’épaule de Grace et elle fut incapable de ne pas avoir un spasme de dégout que, dans son enthousiasme, il ne remarqua même pas :
« — J’ai toujours rêvé d’aller dans l’espace, alors j’ai saisi l’occasion… » Ce ton d’enfant pas très malin, tout heureux de trouver quelqu’un en apparence prêt à l’écouter innocemment parler de sa lubie. Arrête-toi Robert, tu te jettes en pâture aux séides des Young, aux autorités religieuses, à tous les cyniques mesquins qui peuplent l’enclave… Mais il poursuivit : « Grace me connait mieux que moi-même et elle a toujours tout fait pour moi. J’étais surpris de sa réaction, mais je lui pardonne, car je sais que je peux lui faire confiance. »
D’un bond, Grace se défit de l’étreinte de Robert et trébucha en arrière ; seul l’un des piliers du perron l’empêcha de tomber. Tout en se redressant, elle se mit les mains sur la tête et s’ébouriffa les cheveux en se laissant passer un rire nerveux ; tant pis pour les enfants, tant pis pour la réputation de la famille, tant pis pour la tranquillité du quartier, tant pis pour le mode de vie classique et théoriquement parfait qu’on s’attachait à préserver dans les Enclaves et tant pis pour Robert.
« — Ah parce que c’est à toi de me pardonner, c’est à toi de me faire confiance ? C’est pas à moi de te pardonner quand tu laisses tout dans un état de crasse pas possible, même tes sous-vêtements, car t’as aucun sens de l’hygiène la plus basique ? C’est pas à moi de te pardonner de ne même pas me remercier pour les heures que je passe aux fourneaux à faire des plats raffinés pour que tu t’empiffres en en foutant partout ? C’est pas à moi de te pardonner pour… » Non, ça, sa manière misérable et méprisable d’user d’elle quand bon lui semblait dans l’intimité de leur chambre tout en lui répétant mécaniquement qu’il l’aimait, ça elle ne pouvait pas en parler car, enfin, elle ne pouvait plus l’accepter pour elle-même. Les larmes aux yeux, le débit haché, elle continua en tremblant : « C’est pas à moi de choisir de te faire confiance, alors que je t’ai été purement et simplement attribuée à peine adolescente ? C’est pas à moi de choisir de te faire confiance, alors que tu es un tel imbécile que n’importe quelle femme née ici refuse de t’avoir pour mari ? C’est pas à moi de te faire confiance, alors que je dépends entièrement de toi pour ma survie financière ? Je ne peux même pas rêver d’exister sans toi… Alors que sans moi… Sans moi t’aurais rien. Comment ça a pu te venir à l’idée que t’avais ta chance dans l’espace, et que tu pouvais te permettre de me laisser… De nous laisser en plan ? »
L’un des info-investigateurs, les yeux rivés à l’écran de téléphone, donna un coup de coude à l’un de ses collègues en ricanant : le live avait dépassé le cercle des consommateurs assidus de Young World Today et faisait le buzz dans le reste du pays et même à l’international ; les rumeurs dans les commentaires en direct prétendaient que Koos lui-même faisait partie des spectateurs. À l’image, les quelques secondes d’immobilité des protagonistes donnèrent un tableau singulier : une femme métisse d’allure hargneuse mais volontaire, son mari blanc et avachi en état de choc, deux petits garçons pleurant et une adolescente confuse mais aussi vaguement amusée. Ah ça, le spectacle doit être distrayant et édifiant ! Grace ferma les yeux et eut un autre rire nerveux en entendant des pas approchants ; ce devait être le pasteur, qui prescrirait sans doute devant la Terre entière et le reste de l’humanité au-delà de la soumettre à un exorcisme commençant dès ce moment avec une prière stupide et humiliante. Cependant en rouvrant les yeux elle put constater que c’était le contremaître qui approchait, son téléphone à l’oreille, peut-être en ligne avec l’un des Young… Bon, je préfère encore me faire retirer mon permis de résidence plutôt que de subir la torture mentale et physique supposée religieuse.
« — Quoi ?!? » s’exclama au même moment l’un des pseudo-journalistes : « La liste des nominés pour le voyage du Starliner est déjà disponible ? »
Robert sortit immédiatement son téléphone de sa poche et l’ouvrit fébrilement tandis que les enfants se serraient autour de lui pour scruter l’écran.
« — Madame Williamson… » Le contremaître, mal à l’aise, venait de terminer son appel. « Les Young se sont entendus avec Koos Van der Knaap… Vous devez absolument accepter. »
« — Accepter ? Accepter que… que Robert ait été sélectionné et qu’il doive partir ? » Elle se tourna vers l’intéressé, mais son visage se tordait déjà, la bouche comme retournée et les yeux serrés tandis qu’il laissait échapper un beuglement.
« — Non… Vous devez accepter votre place à bord du Starliner. »