Le Phénomène Aberrant Numéro 6

À l’attention de tous les équipages disposant d’une certification de niveau 10 pour opération dans le Nuage d’Oort – le Manuel Encyclopédique de Navigation au niveau du Système Solaire Externe (MENSSE) s’est vu ajouter un nouvel article, adjoint à cette dépêche en pièce-jointe. Prière de le lire et de mémoriser ses recommandations ; tout non-respect ultérieur de celles-ci expose les équipages concernés à des annulations de primes d’assurance et, en cas de récidive, à une révocation de leur certification. 

Article 1347 – Phénomène Aberrant numéro 6

Au sujet de cette entrée dans le MENSSE : Comme tout objet tombant dans cette catégorie, celui-ci y a été classé par défaut. Les institutions interplanétaires et les compagnies d’exploitation, au travers de la Commission De Navigation Du Système Solaire, ont été obligées de statuer sur son cas comme sur celui des autres, face à la recrudescence d’évènements obéissant aux mêmes règles. L’édition de cette somme de connaissances réunie et éditée avec autant de sérieux que possible a pour objectif d’éviter au maximum qu’un nouvel épisode similaire se reproduise. S’agissant d’un type d’évènement sans explication et origine parfaitement transparente, on respectera la nature hypothétique de nos extrapolations et recommandations. 

Sources : Le phénomène aberrant numéro 6 a eu 7 occurrences confirmées, ayant pu être étudiées de façon poussée par la Commission de Navigation du Système Solaire ; 14 autres occurrences sont probables mais n’ont pu être documentées de façon aussi approfondie. Une majorité de celles-ci se sont produites avant que le phénomène ne soit remarqué par les services dédiés (et ne soit considéré comme suffisamment grave par ceux-ci) ; les témoins directs, faute de prise en compte assez rapide, sont décédés avant d’avoir été consultés. Enfin, quelques autres de ces occurrences probables précédentes ont touché des personnes et du matériel (voir l’entrée : IA d’Assistance À la Navigation) n’ayant pas voulu témoigner, ayant préféré voir leurs certifications révoquées plutôt que de se soumettre aux investigations de la Convention. 

Des détails sur les raisons potentielles de ce silence sont donnés plus bas, dans la rubrique « Effets ». 

Lieu de manifestation : Le phénomène aberrant numéro 6 se produit exclusivement sur un vecteur avec référent 210-91, à une distance d’environ 92 Unités Astronomiques du Soleil, dans une zone grossièrement sphérique mesurant environ 200 millions de kilomètres de diamètre. La zone présente peu d’intérêts intrinsèques : aucun corps d’une taille supérieure à quelques dizaines de mètres n’y croise de façon régulière, et aucun objet d’une taille de plus de quelques dizaines de kilomètres ne doit la croiser avant plusieurs dizaines de milliers d’années ; c’est en apparence une zone tout à fait banale et désolée du Nuage d’Oort interne, avec une densité globale en poussières et en particules extrêmement faible. Son intérêt réside dans le fait qu’il est nécessaire aux vaisseaux de convoyage de la traverser afin d’atteindre les comètes du groupe OC-F, cibles de choix du fait de leur richesse en éléments organiques.

Ainsi des équipages aussi bien terrestres que sélénites et martiens voire même vénusiens ont traversé la zone et purent, dans certains cas, rapporter leurs témoignages. 

Temporalité : Le phénomène aberrant numéro 6 ne semble pas s’être produit dès les premiers voyages dans la zone incriminée. D’après les archives, celle-ci a été traversée pour la première fois par des sondes inhabitées en 2092 ; le premier vaisseau avec équipage humain, un appareil d’exploration et d’étude scientifique, y est passé en 2142. Dans les deux cas, aucun fait inhabituel n’a été rapporté. Il en a été de même lors des tout premiers convoyages de comètes, à la toute fin des années 2160. 

Cette activité  ne semble d’ailleurs pas avoir eu un rôle direct à jouer dans la seule et unique catastrophe identifiée comme telle dans la zone : la perte de l’Océan du Ciel, un vaisseau de prospection terrien y ayant connu une dépressurisation catastrophique alors qu’il était en route pour le groupe OC-F en 2185. L’ensemble de son équipage est mort dans les dommages causés par un faisceau de micro-météorites, et le vaisseau, privé d’opérateurs, a continué sur sa lancée ; son épave, sortie depuis longtemps de la zone incriminée, est encore observable à travers les télescopes de contrôle de trafic de Japet. Il dépassera le Nuage d’Oort externe dans environ 585 ans. Ses 5 officiers et officières ont été honorées d’une cérémonie sur la station orbitale Neil Armstrong, où un cénotaphe leur a été dédié. 

En 2213, les sous-groupes numériques d’échanges entre navigateurs sélénites ont commencé à voir poindre des posts isolés faisant état de rumeurs de seconde ou de troisième main concernant un « voyage très étrange à travers le vecteur 210-91 dans les confins ». Aucun autre détail n’est disponible, car les modérateurs des pages en question ont rapidement supprimées ces brefs textes, pensant qu’il s’agissait de pures élucubrations. Désormais, les services de la Convention considèrent ces témoignages comme la première manifestation du phénomène aberrant numéro 6. 

Entre 2220 et 2247, 8 autres évènements du même genre semblent se produire, dont on retrouve également les traces sur des posts en ligne, dans des mémoires romancés et des émissions de variétés sensationnalistes. À nouveau, l’affaire n’est pas considérée avec beaucoup de sérieux par une majorité de navigateurs et d’institutions ; on argue notamment que les officiers et officières opérant dans le système solaire externe veulent faire paraître leur travail (à la fois terriblement dangereux et infiniment morne) comme plus excitant qu’il ne l’est vraiment, ou qu’ils et elles sont victimes des effets psychologiques de leurs longues périodes d’isolation. 

En 2286, le vaisseau 28-28 revient de sa dernière mission de convoyage, ayant pour but de ramener à la Lune dans un voile isolant une comète du groupe OC-F, avec un équipage présentant ce qui semble être un cas de psychose collective avancé et tout à fait particulier. C’est la première occurrence sérieuse du phénomène aberrant numéro 6 ; les cinq sélénites et l’IA du bord sont interrogés et inspectés longuement. Du fait de leurs excellents états de service, leur histoire est considérée avec un certains sérieux et ils se prêtent longuement à une enquête. Fait notable, l’IA du 28-28 au moment des faits se désactivera d’elle-même, et aucun des membres d’équipage du vaisseau ne voudra à nouveau voyager dans le secteur incriminé. 

En 2292, 2295, 2301, 2308, 2314, 2319, six vaisseaux se retrouvent concernés : le 7 Épées immatriculé sur Mars, le Déluge Bénéfique immatriculé sur Vénus, le Dernier Filament du Jour immatriculé sur Terre, le John Caliendos immatriculé sur la Lune, le Tripode-13 immatriculé sur Mars et le Bitter Betty immatriculé sur Terre. Pour chacun on note des similitudes frappantes avec le cas du 28-28 : les équipages sont considérés comme professionnels et peu portés sur l’affabulation, leurs membres présentent des symptômes cohérents avec un syndrome de stress post-traumatique lié à un narratif difficilement croyable au premier abord. Encore une fois, chacun ressent un soulagement manifeste à l’idée de ne plus jamais repasser par le secteur directement incriminé.

5 autres manifestations du phénomène aberrant numéro 6 se sont également produites sur cet intervalle de temps (entre les années 2292 et 2319), mais celles-ci n’ont pu être autant et directement documentées car les équipages craignaient apparemment le ridicule et le fait de ne pas être pris au sérieux. Ceux-ci aussi ont systématiquement refusé de reprendre du service sur une route qui les forcerait à repasser dans la zone incriminée. 

Plusieurs faits ont forcé la Commission a prendre ces évènements au sérieux : le fait qu’ils semblaient concerner chaque vaisseau passant dans la zone en question, le fait qu’en dépit de leur apparente nature purement psychologique et subjective ceux-ci se recoupent et se correspondent entre eux, et le fait enfin et surtout qu’à terme ces évènements diminuaient toujours plus le nombre déjà restreint de navigateurs prêts à s’engager dans les confins, alors que la demande en comètes du groupe OC-F ne cesse de s’intensifier avec les programmes de terraformations vénusiennes et martiennes et l’accélération de la construction de stations géantes. La décision d’étudier en détails ces évènements a été prise le 10 Novembre 2320, et le présent article a pu être publié le 7 Février 2324. 

Éléments tangibles : Le phénomène aberrant numéro 6 n’a laissé que des traces minimes : aucun des vaisseaux concernés n’a présenté de marques directes au-delà des réactions de leurs équipages respectifs ou de relevés problématiques de leurs systèmes informatiques, et leur mission a pu être menée à bien. 

Les témoignages concernant le phénomène aberrant numéro 6 présentent tous le même déroulé, à quelques détails et variations près, qui sont détaillées plus bas si elles s’avèrent significatives. 

La première constante dans les expériences du phénomène aberrant numéro 6 est, évidemment, que les évènements ont toujours lieu sur le vecteur au référent 210-91, à environ 92 UA du Soleil, dans une zone mesurant environ 200 millions de kilomètres de diamètre. Aucun évènement lié ou similaire n’a jamais été signalé en dehors de la zone incriminée.

Cela implique des variations légères entre les expériences vécues à bord de chaque vaisseau mentionné plus haut : ceux-ci ne se déplaçaient en effet ni toujours à la même vitesse ni toujours sur la même trajectoire pour rejoindre le groupe OC-F à travers la zone incriminée. Certains n’ont traversé la région que pendant quelques dizaines heures, d’autres pendant plus de trois jours standards. À chaque fois, les évènements ont eu la durée correspondante. 

Dès l’entrée dans la zone en question, les systèmes embarqués semblent relever un faux-positif : ils signalent la présence, dans l’axe de progression du vaisseau, que celui-ci soit toujours en position d’accélération ou déjà en position de décélération, la présence d’un objet « notable », signifiant une taille supérieure à 50cm. Une inspection plus poussée, comme l’exige le protocole, montre alors un objet oblong, se déplaçant légèrement plus lentement que le vaisseau, de l’ordre de quelques dizaines de mètres/seconde en moins ; un contact rapproché semble inévitable et, comme l’exige le protocole, un spécialiste de sortie extra-véhiculaire (SEV) quitte le vaisseau pour éloigner l’objet en cas de besoin. L’anxiété et l’excitation sont alors élevées : ce genre de rencontre est rare, surtout dans les confins du système solaire. 

Lorsque le membre d’équipage sort, l’objet lui est systématiquement visible à l’œil nu. Ce qui entre parfois en contradiction avec les indications des ordinateurs de bord qui lui donnaient une distance supérieure ; le ou les opérateurs informatiques présents devant les commandes mentionnent alors des variations mathématiques incohérentes sur leurs écrans. Dans tous les cas, à ce moment les théories fusent quant à la nature de l’objet, dont la forme plutôt allongée et l’albédo très élevé suscitent des suggestions matérialistes : on envisage être face à un bloc de glace s’étant retrouvé là par hasard, ce qui n’est pas une explication délirante en soi. On envisage également sa récupération, toute eau étant bonne à prendre dans l’espace, chaque SEV entraînant une perte, certes minime, de molécules critiques. 

Les minutes s’égrènent sur ces réflexions puis, pour les yeux du spécialiste sorti tout comme pour ceux des personnes regardant son flux vidéo, il apparaît progressivement que l’objet est forcément de nature artificielle et de fabrication humaine. La surprise est importante, mais là aussi les navigateurs présents parviennent à l’expliquer par un hasard improbable ; les accidents spatiaux restent relativement fréquents, et les débris peuvent potentiellement se retrouver projetés sur des trajectoires similaires. La récupération d’un débris, surtout dans le cas d’un vaisseau dont le sort n’a pu être clarifié, s’accompagne également d’une prime non-négligeable. 

Arrive alors le moment où chaque membre d’équipage participant à l’évènement, qu’il s’agisse de celui à l’extérieur ou de ceux présents devant la console, affirme ne plus pouvoir avoir de doute : l’objet est un scaphandre. Un scaphandre de série ancienne et dénué des outils de réparation portés lors d’une SEV. Évidemment, en bons navigateurs, les officiers et officières présentes savent qu’il arrive (très rarement) à des spécialistes SEV de se faire arracher à leur vaisseau, et qu’une prime extrêmement importante est garantie à tout équipage pouvant récupérer une dépouille « perdue dans le vide », cas encore plus rare. Cependant les officiers et officières sérieuses opérant sur ces vaisseaux relèvent rapidement des incohérences : l’absence d’outils, évidemment, mais aussi la localisation et la vitesse. Avec leurs capacités bien entraînées au calcul mental, les navigateurs estiment qu’il aurait fallu des siècles pour que ce malchanceux se retrouve à dériver là, un délai plus long que n’a duré la présence humaine dans l’espace. 

À ce moment, l’ensemble des équipages sont au courant de la situation, tandis que « l’objet » se rapproche, et les débats divergent : sur certains vaisseaux on remarque une quasi-unanimité de personnes curieuses de tirer les choses au clair, sur d’autres au moins certaines personnes vocalisent un certain malaise, notamment celle en SEV, et enfin dans quelques cas une majorité de membres d’équipage voudraient laisser passer la chose avant de se faire rappeler aux protocoles par leurs collègues. Ces tergiversations diverses et divergentes, rapportées de façon cohérente, tendent à montrer des réactions psychologiques sinon totalement raisonnables au moins totalement naturelles au regard des sensibilités. On signale également que, tous les témoignages se recoupant parfaitement au sein d’un même équipage, il n’y a probablement pas d’affabulation et ni de supercherie.

Une fois un consensus établi sur la nécessité morale, éthique, juridique et professionnelle de ramener l’objet à bord, le spécialiste SEV se prépare à l’attraper. À nouveau, des éléments étranges sont notés : même si sa trajectoire initialement observée ne le laissait pas penser, le scaphandre va passer précisément à portée de bras du spécialiste. Les relevés des transpondeurs métaboliques, que nous avons pu étudier, gardent systématiquement en mémoires une augmentation du rythme cardiaque du taux d’adrénaline. Les données motrices des assistances de mouvement de la combinaison, elles, démontrent cependant des manœuvres aisées pour des mouvements cohérents avec la récupération d’un scaphandre. Le spécialiste SEV note d’ailleurs quasi-systématiquement que la vitesse de celui-ci, pourtant plus lente et devant donc théoriquement lui imprimer une contre-poussée, s’adapte aussitôt, de façon « inattendue ». De l’aveu de la personne en question, la manœuvre est toujours « trop » facile.  

C’est avec la même facilité que le scaphandre est ensuite ramené vers le sas du vaisseau. Là, il est généralement observé et inspecté par presque tous ceux et toutes celles présentes à bord. À nouveau, les témoignages concordent sur le fait qu’il s’agit d’un modèle de scaphandre très daté et dont, fait étrange, la visière anti-éblouissement est baissée, ne laissant pas voir ce qui se trouve à l’intérieur. Un rapide scanner apprend alors aux membres d’équipage que le scaphandre n’est, comme attendu, pas vide mais contiendrait un corps humain, du moins d’après les relevés alors étonnamment erratiques du scanner. Tous les témoignages concordent également pour dire que le scaphandre déroge à plusieurs réglementations essentielles en matière de SEV et pourtant en place depuis le début de la conquête spatiale : la tenue ne porte apparemment ni le nom de celui qui l’occupe ni le matricule du vaisseau sur lequel il sert. 

Malgré l’incrédulité, l’agacement et l’angoisse qui semble dominer les équipages à ce moment, le respect des protocoles reste primordial et il semble alors que soit systématiquement proposé de placer la trouvaille dans la baie de stockage des outils SEV, l’endroit où devrait être laissé en pareil cas un corps en scaphandre retrouvé dans l’espace ; le but en est évidemment le maintien des protocoles d’hygiène et de quarantaine (à ce sujet, pour rappel, voir les articles dédiés). Cependant, sitôt que cette proposition est faite, là aussi de façon systématique, le scaphandre tout juste trouvé se met à bouger lentement de lui-même. 

Les membres d’équipage décrivent tous de lents battements des doigts, suivis d’oscillations des bras, comme chez un humain qui semble tout simplement se réveiller. La surprise est alors telle qu’aucune personne présente ne cherche à empêcher ces mouvements de se porter vers les jointures du casque pour l’ôter. Alors, avec le souvenir distinct d’un bruit d’ajustement seulement très léger, se révèle aux équipages concernés ce qui occupait apparemment le scaphandre. Une personne jeune, la peau très claire, les cheveux couverts d’une calotte à l’ancienne, les lèvres, les sourcils et les cils presque blancs, qui soupire avec une intensité qui rappelle à tout spécialiste SEV la satisfaction de rentrer dans un habitat pressurisé. 

À ce moment, les équipages restent frappés de stupeur pendant au moins plusieurs secondes. Ensuite, dans ce qui semble être la partie la plus contradictoire des témoignages, des interactions s’ensuivent avec la nouvelle personne présente. Dans une partie des cas, celle-ci répond de façon très basique, seulement par « oui » ou par « non », aux questions les plus simples qui lui sont posées, étant notamment affirmative face à « Vous allez bien ? » et négative avec « Vous voulez boire ? » ou « Vous voulez manger ? » ; aucune autre question ne reçoit de réponse, que cela soit sur la provenance, le temps passé dans l’espace ou le nom. Dans l’autre partie des cas, la personne reste parfaitement mutique et ne répond à rien. 

Après cette phase de rencontre initiale, la nouvelle venue se laisse dévêtir sans résistance par le docteur du bord ; dans tous les cas étudiés sauf un, il s’agit d’une femme. Une femme n’ayant pas souffert d’anoxie, de déshydratation ou de malnutrition. Tous les médecins sont formels sur ce point. De même, étant presque à chaque fois les seuls membres d’équipage à avoir pu toucher la nouvelle venue, les docteurs et doctoresses interrogées se sont montrées formelles : il s’agissait bien d’une personne, d’une personne humaine. Le fait ne semble pas avoir pu faire l’objet du moindre doute pour elles et pour eux. 

À partir de là, la personne « récupérée » ou « sauvée », l’appellation variant selon les équipages et même au sein de ceux-ci, est invitée dans la salle commune du vaisseau, ce qui est accepté sans montrer aucune émotion d’aucune sorte. Elle attend ensuite là, quasi-immobile dans sa sous-combinaison datée, se contentant de bouger les yeux pour fixer chaque personne approchant. L’ambiance à bord est alors, d’après tous les témoignages, particulièrement étrange. Une forme d’embarras, d’incertitude, s’est installée. 

Les témoins décrivent, sans sembler s’être concertés à ce sujet, une conscience partagée mais tacite de l’anormalité de la situation. Celle-ci ne devrait pas s’être produite, ils n’auraient pas dû trouver quoi que ce soit, et encore moins une personne vivante à cet endroit. Alors se produit souvent la seule véritable dérogation au protocole dans ces occurrences du phénomène aberrant numéro 6 : craignant pour leur réputation, face à l’ensemble des éléments improbables associé à ce qui leur arrive, les membres des équipages concernés décident de ne pas rapporter quoi que ce soit, songeant que, de toute façon, la situation pourrait très bien avoir changé au bout de quelques heures, temps qui serait au minimum nécessaire pour faire parvenir un message à un poste de contrôle ailleurs dans le système solaire et se retrouverait doublé pour obtenir une réponse. 

La vie monotone de la première phase de traversée suit donc son cours de façon presque encore plus suspendue, avec la présence restant là où l’on l’a laissée. Les membres d’équipages notent à postériori que, même dans les cas où celle-ci a été présente plusieurs dizaines d’heures, elle n’a semble-t-il jamais dormi ni eu besoin d’aller aux toilettes ou d’absorber quoi que ce soit. Certains équipages ont discrètement mis en place des tours de garde pour l’observer, au sein d’autres certains officiers ou officières ont tout simplement pris l’initiative. Toutes les personnes restées en sa présence concordent de façon très nette sur son regard fixe, inexpressif, légèrement malaisant mais jamais au point de susciter un inconfort extrême, de la nervosité, de la colère ou même de la curiosité. 

On note également la présence à la fois systématique et constamment divergente dans leurs détails de manifestations olfactives inattendues à l’intérieur des vaisseaux dans les heures suivant l’embarquement de la mystérieuse personne. Dans tous les cas, il s’agit d’odeurs qui ne sont normalement jamais présentes à bord d’un vaisseau : certains ont rapporté une odeur de poulet rôti, d’autres selon les cas un fumet de frites croustillantes, de crémeuse de choux, de soupe à la tomate ou encore de gâteau à la crème. Ces manifestations sont généralement reçues avec incrédulité puis négativité par les personnes à bord, avec une sensation de manque de la Terre (ou de tout autre grand environnement), sentiment bien connu des navigateurs au long court (voir les entrées : Mal du Pays dans L’Espace et Stimulus Induisant un Manque d’Autres Environnements). 

Après plusieurs heures, les odeurs et parfums de nourriture finissent par se dissiper sans que personne ne puisse donner le moment exact de leur disparition. À ce moment, à bord d’au moins trois vaisseaux, plusieurs membres d’équipage dont la nervosité n’a cessé de s’accroître demandent à entamer la rédaction d’un message à destination du poste de contrôle le plus proche ; les brouillons de ces messages ont bien été retrouvés dans les archives informatiques des vaisseaux en question, et ils sont cohérents avec les témoignages recueillis de vive-voix, y ajoutant du crédit par leur horodatage correspondant parfaitement avec la chronologie rapportée. 

Arrive enfin l’acmé de ces improbables rencontres : alors que les vaisseaux sont sur le point de sortir de la zone désormais incriminée, la personne « secourue » se met soudain en mouvement, lentement, à la surprise générale. Surprise qui prévient les membres d’équipage d’intervenir, tout comme la douceur des mouvements de la personne. Celle-ci se rend sur la passerelle du vaisseau, et dit alors systématiquement : « Modifiez l’angle de navigation de 0,4° et accélérez à 0,2g pendant 4,1 secondes. Si vous survivez, ne voyagez plus jamais dans l’espace. » Le tout avant d’émettre un son entre le cri et le pleur, élément systématiquement rapportés par les témoins avec une certaine détresse psychologique. 

Tout comme ce qui suit : la personne s’est volatilisée, sans qu’aucun membre d’équipage ne s’en soit vraiment rendu compte. Pris d’une impulsion presque toujours décrite comme « fébrile », le navigateur ou la navigatrice aux commandes décide de modifier la trajectoire et la vitesse de l’appareil avec les données précisées (sans prendre même le temps de calculer que, heureusement, celles-ci ne compromettent pas le déroulement de leur mission). L’IA, qui normalement devrait bloquer au moins une fois ce genre de changement imprévu, le laisse systématiquement passer puis… rien de plus ne se produit. 

Ainsi se terminent systématiquement les évènements principaux du phénomène aberrant numéro 6, même si nous nous attarderons sur ses conséquences à long terme sur les personnes concernées dans la rubrique « effets ». Notons enfin, pour clore cette section « éléments tangibles », que même si des éléments informatiques corroborent l’attitude des membres d’équipage, les données vidéos et audio ne laissent jamais percevoir autre chose que des formes extrêmement floues et du bruit parasite là où devrait se manifester la personne, qui n’a donc pas laissé de traces directes ; son scaphandre disparaît également systématiquement de son lieu d’entreposage, sans qu’aucun navigateur ou aucune navigatrice ne réalise le moment de sa disparition. 

Effets : Le phénomène aberrant numéro 6 a causé une psychose modérée à sévère chez l’ensemble des navigateurs et navigatrices l’ayant vécu que nous avons pu interroger et d’importantes incohérences comportementales rémanentes chez les IA concernées.

Chez l’humain, on note la présence de comportements et d’émotions cohérentes avec un syndrome de stress post-traumatique : insomnie, anxiété, dépression. Évidemment, le symptôme psychologique le plus notable laissé par le phénomène aberrant numéro 6 est le fait, pour absolument toutes les personnes concernées, qu’elles aient accepté de témoigner ou non, de refuser catégoriquement de retourner dans l’espace. Certains et certaines sont prêtes à admettre la peur voire même la terreur que leur a laissée l’expérience du phénomène aberrant numéro 6, mais la plupart des personnes concernées restent mutiques et ne se justifient pas ; ce sont également celles qui se cantonnent aux restitutions des évènements sous une forme très basique et rechignent à donner des détails ou des impressions. 

Les familles et proches des personnes ayant fait l’expérience du phénomène aberrant numéro 6 concordent d’ailleurs à dire que l’ex-officier ou ex-officière n’a rien ou presque rien partagé avec eux au sujet de leur expérience. La majorité de ces membres de l’entourage ont mis ce mutisme sur le compte du prosaïsme de leur connaissance navigante ; il est désormais de notoriété publique que les navigateurs et les navigatrices, contrairement aux marins de jadis, rejettent autant que possible la superstition sous toute ses formes (voir à ce sujet l’entrée : Syndrome de Surcartésianisme Navigationnel). Au moins un conjoint ayant pu deviner que son époux a vécu une expérience troublante a noté, de façon assez remarquable, que son conjoint connaissait un trouble paranoïaque très spécifique : une conviction que personne ne le prendrait au sérieux ni ne pourrait appréhender la nature de son expérience. Les psychiatres de la Commission n’ont pu caractériser une aliénation de ce type, faute de temps et de coopération pleine et entière, mais des comportements concordants ont bien été observés chez une majorité d’autres sujets. 

On note dans tous les cas le refus de suivi d’une psychothérapie ou d’une prise d’assistance médicamenteuse, même quand celles-ci sont couvertes par les services de la Commission. D’une façon générale, nous ne pouvons pas établir de conclusions quant aux capacités intellectuelles et au bien-être émotionnel des personnes ayant subi le phénomène aberrant numéro 6.

Les IA présentes à bord des vaisseaux passés à travers le phénomène aberrant numéro 6 ont également présenté des traces notables. Tout d’abord, beaucoup de leurs programmes étaient corrompus, notamment au niveau des senseurs et des modules de calculs, sans parler d’importantes défaillances concernant le blocage théoriquement automatique de commandes ne figurant pas sur le plan de vol. On retient aussi, encore plus notable, que ces systèmes, une fois le vaisseau enfin revenu à sa destination (Mars, Terre, Lune ou Vénus), échouaient ensuite systématiquement à relancer des opérations de navigation, même relativement simples et pour l’espace proche. Aucune inspection logicielle n’a permis de trouver l’origine du problème, et aucune déprogrammation partielle n’a fonctionné. La seule solution semble être celle, radicale et coûteuse, consistant à vider la mémoire de l’IA, à la rebooter et à la réinitialiser avant de la rééduquer. 

Causes : Le phénomène aberrant numéro 6 n’a pas de cause claire ni d’explication pleinement satisfaisante. Tout au plus avons-nous pu repousser certaines hypothèses et en théoriser d’autres. 

Concernant les causes possibles ayant été raisonnablement exclues, on retrouve en premier l’idée du canular. Nous nous sentons obligés de démonter cette explication potentielle qui a dû, de façon compréhensible, venir à l’esprit des lecteurs et lectrices de cette entrée. Deux faisceaux d’indices permettent de réfuter la thèse de la blague de mauvais goût. Il y a d’abord le sérieux des équipages, dont les profils et les antécédents montrent un sérieux total, sans jamais de propensions à des comportements de nature désopilante. Ensuite évidemment on a la question de la temporalité : il n’existe pas de cas connu de canular ayant été entretenu et même renouvelé pendant plus d’un siècle sans que ne soit relevé aucune incohérence ; or, les divergences entre les témoignages n’ont pas cette valeur et ne dénotent pas d’invention ou d’intention de tromper de la part des équipages ayant connu le phénomène aberrant numéro 6.

Certains spécialistes de psychologie spatiale ont évoqué l’idée qu’il pourrait s’agir d’une forme de rite de passage (à ce sujet, voir les entrée Cérémonie du Passage de la Ceinture et Veillée Neptunienne) mis en place par les personnes passant dans ce secteur désolé ayant connu une tragédie, mais cette explication ne tient pas non plus. La catastrophe de l’Océan Du Ciel n’est plus connue de la majorité des navigateurs et navigatrices ; nombre de ceux et celles que nous avons interrogées n’en avaient même pas connaissance. De même, après inspection exhaustive des dispositifs de communications publics, corporatistes et, lorsque cela fut possible, privés des personnes concernées, aucune n’a montré de concertation en vue de la mise en place d’une célébration ritualisée. D’ailleurs, les passages dans le secteur en question restent trop rares pour se prêter à l’émergence de ce genre de fait social. 

Concernant les explications plausibles, on note d’abord celle du champ de radiations exotiques. L’existence de tels champs en déplacement lent dans les portions extérieures du système solaire est prouvée depuis les années 2110. Ceux-ci peuvent interagir avec le matériel informatique des vaisseaux mais aussi avec les réactions quantiques à l’intérieur des cerveaux humains, suscitant hallucinations et comportements inconsistants ; ce serait des champs de ce type qui seraient à l’origine des phénomènes aberrants numéro 1, 2 et 3 (chacun disposant de sa propre entrée dans ce manuel). Cependant, malgré la mise en place, dès le début de l’enquête liée au phénomène qui nous intéresse ici, de campagnes d’observation de plusieurs mois vers la zone incriminée, donc celle traversée par le vecteur à référent 210-91, aucune trace de ce genre de champ de radiation potentiellement lié n’a été détecté. Évidemment, il n’est pas totalement exclu que l’on fasse face à des radiations encore inconnues et indétectables. 

L’autre explication privilégiée par une partie des équipes ayant étudié le phénomène aberrant numéro 6 est un processus à l’existence encore largement débattue mais également impliqué par certains théoriciens dans les phénomènes aberrants numéro 4 et 5 (ceux-ci aussi disposent de leurs propres entrées dans le présent manuel) : l’hypnose de l’espace. Celle-ci se déclencherait lors des (très) longs voyages monotones dans l’espace profond ; à terme, l’isolation et l’ennui, malgré toutes les mesures prises pour contrer ces impressions (les premières sections du présent manuel les détaillent de façon exhaustive), provoqueraient une dissociation partielle. La ou les victimes pourraient encore mener à bien des tâches habituelles mêmes relativement complexes tout en étant dans un état de conscience altérée qui pourraient induire toutes sortes de perceptions faussées et d’émotions liées, la plupart du temps de nature négative et angoissante. 

Évidemment, nous n’avons accordé aucun sérieux aux théories paranormales et médiumniques qui commencent à abonder sur le sujet, et qui restent aussi ridicules qu’invérifiables, sans compter qu’elles n’offrent aucune solution. 

Recommandations : Le phénomène aberrant numéro 6 pose un problème sérieux ; non seulement sa prochaine manifestation pourrait résulter en un véritable accident aux conséquences potentiellement désastreuses, mais il réduit d’autant plus le nombre de navigateurs et de navigatrices prêtes à s’engager dans des missions dans les confins. 

Notre recommandation principale est d’attendre la prochaine conjonction de Jupiter et de Neptune avec le groupe de comètes OC-F, d’ici 23 ans, et de concentrer les prochaines missions de convoyage sur cette nouvelle trajectoire permettant de se passer d’une traversée de la zone incriminée. La Commission en elle-même est prête à organiser la mise en place de convois en ce sens. 

Évidemment, cette solution serait inapplicable avant et après la prochaine conjonction jovio-neptunienne, ce qui semble destiné à se produire puisque la demande en comètes riches en molécules organiques ne semble pas prête à ralentir, surtout pas sur Vénus et Mars. Nous enjoignons donc aux navigateurs et aux navigatrices devant passer par le secteur incriminé, celui-ci devant se trouver sur le chemin le plus direct vers le groupe OC-F pour les sept prochains siècles, d’adopter les lignes de mesures suivantes : 

1 – Refuser de prendre à bord tout débris, qu’il semble d’origine humaine ou naturelle, dans la zone incriminée. À cette fin, tous les protocoles relatifs des sections 2-Bc et 2-Bd du présent manuel ne s’appliquent plus dans la zone de 200 millions de kilomètres de diamètre à environ 92 unités astronomiques du Soleil sur le vecteur au référent 210-91. Cette dérogation a été entérinée par la commission. 

2 – Si cette première ligne de mesures ne fonctionne pas et qu’une présence semble bien se trouver à bord, il est recommandé de l’ignorer au maximum ; il s’agit manifestement d’une hallucination et rien ne doit ou même peut être tenté à son égard jusqu’à ce que la zone incriminée ait fini d’être traversée. En cas de détresse psychologique trop importante, les protocoles des sections 3-Aa, 3-Ab, 3-Ac et 3-Ad sont suspendus durant le passage dans la zone et tout palliatif médical ou émotionnel disponible doit être pris. 

3 – Si cette autre ligne de mesures échoue, l’équipage est autorisé à effectuer une modification minime de la trajectoire, même sans que celle-ci fasse partie du plan de vol. Les protocoles liés de la section 1-Za sont suspendus. Nous reformulons : dans la mesure ou les modifications induites sont quasi-négligeables et peuvent être rectifiées plus tard, cas préférable au fait d’exposer qui que ce soit à un danger physique ou psychologique, vous avez autorisation de suivre l’instruction de « l’apparition » du phénomène aberrant numéro 6. 

 

Avec Un Grain De Sel remercie J., J., C. et C. pour cette nouvelle qui n’aurait pas pu exister sans leurs suggestions drôles et intelligentes !