Plongée-Onirique émergea du rêve avec un sursaut ; son mouvement fut assez brusque pour à nouveau révulser ses yeux, retourner sa langue et cambrer sa nuque ; heureusement, son réveil avait aussi été assez brutal pour faire bondir Crinière-Saisie.
La chasseresse saisit immédiatement l’oniromancienne par derrière, alignant ses mains puissantes sur les doigts fins que tordait la fureur du songe refusant de lâcher prise. Ensemble, les deux femmes tombèrent lentement sur leur litière de fourrures. Enfin, Plongée-Onirique laissa échapper un hoquet et se mit à pleurer en haletant ; Crinière-Saisie chantonna tout bas à son oreille les Maximes à la Tranquillité. Les mots s’écoulèrent entre les peaux de la tente comme le frisson d’un ruisseau sur des galets. Enfin, sanglots erratiques et mots tranquilles s’évanouirent dans les suppliques lugubres du vent au-dehors, et les mains tremblantes de Plongée-Onirique s’élevèrent jusqu’au visage marqué de Crinière-Saisie.
« — Tu l’as encore vu n’est-ce pas ? »
« — Nous nous rapprochons… Est-ce qu’il fait jour ? »
« — Le soleil ne va pas tarder à se lever. »
« — Levons-nous, les autres ont besoin de nous… »
« — Tu devrais te reposer un peu plus. » L’unique œil de Crinière-Saisie passa de la tendresse à la dureté.
« — Tu ne m’écoutes jamais quand je te dis ça. » Plongée-Onirique rit doucement, tout en faisant bien attention de ne pas bouger sa tête trop rapidement.
Les deux femmes se redressèrent lentement et recouvrirent leurs bracelets et colliers respectifs en s’habillant mutuellement. D’abord leurs fines chausses cousues, puis leurs épaisses parkas à franges, ensuite leurs bottines et leurs coiffes : une face d’ourse pour Crinière-Saisie et une frange de plumes d’aigrette pour Plongée-Onirique. Elles enfilèrent leurs grosses moufles doublées et ajustèrent leurs parures respectives avec une précision aiguisée par les ans, en dépit de leurs mains entravées. De toute façon, il manquait aussi deux doigts à Crinière-Saisie et il y avait longtemps que ceux de Plongée-Onirique n’avaient plus la moindre précision.
« — Notre peuple nous attend. » déclara l’oniromancienne.
« — Non, c’est toi qu’ils attendent. » la fierté débordait largement du soupir de la chasseresse.
Les deux silhouettes trapues s’insèrent avec assurance dans l’ouverture de la tente. Chante-Torrent, l’homme qui avait fait ses enfants à Plongée-Onirique, attendait déjà là dans le froid ; pas de doute, son compagnon intime Arrache-Coque, le contributeur de la descendance de Crinière-Saisie, aurait aussi été là s’il n’était pas mort au cours d’une chasse juste avant le début de leur long voyage. Quelques-uns des jeunes étaient là aussi, y compris certains de leurs fils et certaines de leurs filles : Vive-Nuage, Fleur-Retournée, Assure-Patte… et d’autres convergeaient. Dans quelques minutes, tous les adultes seraient réunis. Inutile d’annoncer quoi que ce soit avant.
Plongée-Onirique avança d’un pas et Crinière-Saisie l’imita, lui tenant fermement le bras pour s’assurer qu’elle ne perde pas l’équilibre sur la roche humide. L’oniromancienne leva les yeux avec précaution.
Dans le ciel, les nuages avaient perdu leur éclat verdâtre changeant, apparemment chassé par l’arrivée prochaine du Soleil qui éclaircissait le levant derrière la falaise de glace. À sa base, la bande de roche nue était pointillée de colonies de phoques et de morses tellement denses que, par endroit, les animaux peinaient à sortir de la mer grise et maussade sur laquelle s’ouvrait l’horizon vers le couchant et le sud.
Après ces cinq jours à se reposer et à attendre un nouveau signe, il allait être temps de repartir sur le Chemin Entre les Deux Morts, cette voie étroite si pleine de nourriture qu’elle endormait la vigilance. Il fallait…
« — Plongée-Onirique, le moment est-il- »
Elle interrompit la question pleine de crainte et de respect de Chante-Torrent en levant le bras. L’oniromancienne savait qu’une manifestation allait avoir lieu, même si elle ne tirait pas ce savoir du rêve. Elle avait simplement appris à suivre son rythme. Tous les adultes étaient dehors à présent, de même que certains enfants. Le ciel allait en s’éclaircissant de plus en plus. C’était toujours le même intervalle… Il allait revenir oui… Maintenant !
Un chant sans notes et sans voix s’abattit sur le Chemin Entre Les Deux Morts, un son intense, total et intangible qui faisait frémir la mer, trembler les glaciers, s’envoler les oiseaux marins épars, hurler les phoques et qui vous consumait jusqu’à la moelle, entre terreur absolue et irrépressible curiosité. L’Appel de l’Esprit De Tous Les Horizons. Ça, le nom, Plongée-Onirique l’avait bel et bien appris dans les rêves. Trois vagues se brisèrent dans leur course avant que l’Appel ne les dépassent.
« — Vous l’avez entendu. Nous devons continuer. »
Il n’y eut pas d’autres mots, seulement des rires d’enfants et des gémissements de vieux ; les tentes furent démontées par toutes les personnes capables d’aider et tout ce qu’ils avaient fut rapidement empaqueté.
Juste avant le départ, Plongée-Onirique inspecta une dernière fois leurs provisions avant de désigner à Crinière-Saisie l’un des plus gros blocs. La chasseresse défit les peaux et exposa la chair de phoque sous le ciel grisonnant tandis que l’oniromancienne s’avançait à pas lents vers l’un des grands rochers plats et dégagés sur lesquels s’étaient dressées leurs cahutes. Là, c’était là que cela devait être déposé, et à aucun autre endroit.
« — Ô tenaces joueuses qui vous riez des Deux Morts, prêtez-nous encore un peu de votre vigilance et de votre légèreté pour continuer à braver le Chemin. »
Les deux vieillardes joignirent leurs mains pour jeter l’offrande quelques pas devant elles ; un tourbillon de mouettes, de goélands et de pétrels se forma immédiatement en déchiquetant la graisse et le muscle. Leurs cris rugueux et l’odeur rêche emplirent le champ de leurs perceptions, rappel de ce qui les attendraient en cas d’imprudence. Les deux femmes se retournèrent, rassérénées et énergisées.
Courage-Dur, ouvrait la marche, le couple de cheffes spirituelles et matérielles juste derrière l’éclaireuse. Elle était de plus en plus nerveuse : le Chemin Entre Les Deux Morts ne cessait de se resserrer. Il n’avait plus rien à voir avec l’immense bande de terre mousseuse gentiment parsemée de mammouths laineux et de rhinocéros roux qu’ils avaient trouvé en quittant l’Épine, la presqu’île qui avait vu se former leur peuple. Même les jeunes lions chevelus solitaires les plus audacieux ne les suivaient plus. Ils étaient loin du lieu qui les avait vu naître ; heureusement, les coquillages des mers du sud, échangés de loin en loin avec les petits hommes et les petites femmes, leur donnaient encore du courage et du réconfort.
Plongée-Onirique gardait la tête levée : le monde par-delà le monde ne pouvait pas l’appeler maintenant, elle devait continuer de confronter ce qu’elle voyait à ce qu’elle savait. Les anciennes disaient que la mer à l’origine allait bien plus loin, mais qu’elle avait reculé et qu’alors les glaciers étaient très lentement arrivés pour tenter de la rattraper. Que se passerait-il si les deux morts se rejoignaient ? L’accès à l’Épine Par-Delà l’Épine serait interdit à tout ce qui vivait, il n’y aurait plus de flux sur Terre… Cela était-ce lié à la venue de l’Esprit ? Plongée-Onirique avait l’intuition que non, et son visage se tordit en une grimace bravache, pleine de jubilation.
Crinière-Saisie la doublait régulièrement pour trouver les meilleurs points d’appui entre les anfractuosités, ne relevant l’œil que pour s’assurer que le cou de Plongée-Onirique ne bascule pas. Les phoques les observaient passer, incertains ; la vieille chasseresse se fit la réflexion qu’ils n’avaient que rarement voire jamais vus d’humains. À quelques roulements de vagues plus blanches qu’attendues du rivage, elle discernait parfois les têtes massives et pleines de replis de rhytines. Une baleine bondit au loin sur la mer, noire sous l’écume. Crinière-Saisie savait que c’était aussi un animal, comme elle et les autres, mais sa vue ne l’emplissait pas moins d’une humilité encore plus grande que le reste.
Tous les autres membres du groupe suivaient lentement et tenacement, sans se plaindre ; les plus forts soutenaient les plus faibles, qui les encourageaient en retour. Même si personne n’avait remis en doute la nécessité du voyage, tout le Peuple de l’Épine n’était pas venu, loin de là, et cela n’avait jamais été le but. Ils voulaient seulement pouvoir fonder un groupe viable là où l’Esprit accepterait enfin de les rencontrer. Enfin, c’était ce que tout le monde avait compris dans les silences éloquents de l’oniromancienne et dans les bravades de la chasseresse ; si ces deux-là étaient confiantes, pourquoi ne pas les suivre ? Leur vie était déjà assez risquée en temps normal, pourquoi ne pas la mettre en jeu pour découvrir quelque chose de plus grand ?
Ils ne s’arrêtèrent pas de la journée, même pour manger ; ils sortaient seulement des morceaux de viande de phoque découpés au préalable de leurs enveloppes et les mâchaient lentement en chemin ; le goût ferrugineux de la chair crue faisait écho à l’aride et morne beauté du paysage : la satisfaction de besoins basiques et perpétuels soutenait leur exploration pionnière. Le printemps se prononçait avec la naissance des premiers oisillons de l’année sur les nids de lichens établis sur le glacier ; le soleil montait plus haut dans le ciel quasi-perpétuellement voilé chaque jour après l’autre ; leur progression serait de plus en plus facile et avec elle…
Courage-Dur leva le bras en se mordant les lèvres et l’ensemble du groupe retint son souffle ; en trois enjambées Plongée-Onirique et Crinière-Saisie se placèrent de part et d’autre de l’éclaireuse pour voir… Un tronc échevelé adossé au glacier, un peu plus loin devant elles. Les deux vieilles femmes indiquèrent au reste du groupe d’attendre et approchèrent prudemment. L’arbre reposait en équilibre contre la paroi de glace, presque à la verticale, ses racines vers le haut. Des pans de son écorce étaient encore en place, mais là où sa croûte externe avait disparu, la sève n’avait pas encore fini de sécher. Le bois était presque tiède et très doux au toucher. Elles se tournèrent de concert vers le rivage, à quelques dizaines de pas de distance à ce point du chemin. Tout convergeait : ce n’était pas la mer qui avait lentement amené cet arbre…
« — Nous bivouaquerons ici. » assena Courage-Dur qui avait bien compris les intentions de leurs guides. De plus, elle ne repérait aucun autre point plus loin sur le Chemin qui put faire l’affaire avant la tombée de la nuit.
Comme ils devaient repartir au matin, ils ne monteraient pas leurs tentes et dormiraient emmitouflés dans leurs vêtements, avec la douceur revenante de la saison. Un petit feu de graisse de phoque réunit la quasi-totalité de la troupe autour de morceaux de viande grillée. Dès le lendemain, il faudrait chasser à nouveau se dit Crinière-Saisie, mais ce n’était pas les proies faciles qui manquaient ici… Plongée-Onirique, dans les ténèbres enveloppantes de la nuit, laissait son regard perçant se perdre sur la suite noyée de ténèbres du chemin. Il y aurait d’autres signes laissés par l’Esprit, avant qu’il ne revienne, elle le savait. L’oniromancienne se coucha sans manger, comme à chaque fois qu’elle voulait des réponses plus claires ; l’ayant constaté, la chasseresse vint se coucher pressée contre elle, en signe de tendresse et de dévotion. Ainsi, elle put dormir.
Dans le rêve, la première apparition de l’esprit lui revint. C’était la fin de l’été sur l’Épine : les dernières fleurs pourrissaient et les premières sternes repartaient. Entre les sapins échevelés, vers le couchant et la petite mer, quelque chose avait crevé le ciel bleu profond du crépuscule. Une forme dorée et un mouvement rougeoyant qu’aucun mot ne pouvait encore décrire ; une chose immense, changeante mais toujours dans la même logique, comme la clé du monde. Elle était devenue un trait et une chute avant de se retourner dans le levant en direction des infinis de glace. Les idées de cercles, de courbes, de cycles et de balanciers s’étaient écoulées dans le lit épuré de sa conscience, aucun écueil linguistique ne pouvant les retenir, les canaliser, y laver l’ignorance. Il fallait qu’elle le comprenne, lui et tout ce qu’il impliquait. Pourquoi me reviens-tu en rêve, Esprit ? Mais la réponse était déjà là : elle approchait.
Les premières lueurs du jour les remirent en marche, et ils trouvèrent effectivement d’autres traces laissées par l’esprit ; des branchages de sapinettes, de pins et d’autres arbres qu’ils ne connaissaient pas, éparpillés entre les phoques oublieux ; de la pierraille concassée trop rouge pour provenir du Chemin Entre Les Deux Morts et de sa roche entière et noirâtre ; le corps disloqué d’un dauphin déposé au sommet du glacier, sa queue arquée vers eux laissant goutter son sang noir encore frais. Certains se demandaient déjà si l’Esprit n’était pas une sorte de monstrueux tourbillon de vent, une version plus menaçante encore de ceux que décrivaient les marcheurs et les marcheuses des grandes steppes qui venaient parfois troquer sur l’Épine. C’était les mêmes personnes qui, quand elles avaient aussi vu l’esprit au loin, avaient dit qu’il devait s’agir de la colère inconnue d’une montagne de feu cachée par l’horizon. Plongée-Onirique était fière de leurs tentatives d’explication, et elle n’avait pas encore les éléments dont elle avait besoin pour les réfuter, mais elle savait que ce n’était pas cela.
L’Esprit sur son passage avait dispersé les colonies de phoques, mais ceux qui restaient étaient manifestement invalidés ; en fait de chasse les actes de Crinière-Saisie tinrent plus de la clémence. Ils purent même tirer à ses souffrances un vieux morse. Les familles étaient sorties de leur nervosité par la perspective prosaïque du travail ; ils auraient plus de viande à manger, plus de graisse à brûler, plus de tendons à filer, plus de peau à tanner, plus d’os à tailler, plus d’ivoire à sculpter qu’ils ne pouvaient l’espérer. Et pourtant, il fallait continuer à avancer coûte que coûte : cela n’avait pas été dit explicitement, mais il ne restait qu’un jour et demi avant que l’Esprit ne retraverse le Chemin Entre Les Deux Morts, un peu plus loin vers le levant. S’ils voulaient le rencontrer à son passage cette fois-ci ils devaient se hâter, car autrement il continuerait de décaler ses passages sur le Chemin…
Repus et chargés de toutes les richesses qu’ils pouvaient porter, les humains replets, heureux et confiants, se remirent en route le dernier jour avant le retour de l’esprit. Le ciel était toujours couvert, ce qui aurait encore empêché presque totalement de voir arriver l’Esprit ; ses traces s’étaient également dissipées sur le chemin, sur lequel plus rien ne semblait… dénoter. Des doutes tus se levèrent au sein du groupe avec le vent du soir, mais Plongée-Onirique restait confidente, et Crinière-Saisie ne pouvait que partager son sentiment. Cela d’autant plus qu’ils tombaient sur une aubaine : pour la première fois depuis des semaines, le Chemin Entre Les Deux Morts s’élargissait entre une timidité du glacier et un recul de la mer. Ce vaste cirque relativement protégé du vent accueillait un semblant de rivière sorti d’une large anfractuosité sous la glace bleutée. C’était parfait.
Ils installèrent leurs tentes, délimitèrent un coin un peu à l’écart pour faire office de toilettes et commencèrent un feu. Leurs rires montaient dans le couchant : ils étaient heureux de faire corps face à l’inconnu. Car l’inconnu venait à eux.
Seule Plongée-Onirique restait silencieuse, elle n’avait pas mangé depuis deux jours ; la continence forcée la gardait alerte, aiguisée et humble. Or, effectivement, elle entendit l’appel de l’Esprit revenir avant tout le monde.
Le son était le même, et il tombait du ciel comme à chaque fois. Seulement, cette fois-ci, il était encore plus fort, au point de leur faire mal aux oreilles. L’oniromancienne pencha lentement son torse en arrière pour scruter le ciel noir au-dessus du glacier… Une pointe incandescente filtra à travers les nuages, un peu en direction du levant, progressant pratiquement vers eux. Ils avaient presque rattrapé l’Esprit ! Crinière-Saisie, Courage-Dur, Chante-Torrent, Vive-Nuage, Fleur-Retournée, Assure-Patte et tous les autres se tournèrent vers le brasier qui se consumait au-delà des nuages, solidement campé sur leurs pieds, modestes et dignes attendant que… La flamme disparut lentement entre les boursouflures grisâtres du ciel, bien avait de couper le Chemin au-devant d’eux. Qu’est-ce que cela pouvait vouloir dire ? Même Plongée-Onirique l’ignorait.
Mais avant que l’oniromancienne ait pu former la moindre hypothèse et annoncer quoi que ce soit, une rafale monstrueuse se leva. La bourrasque semblait provenir de toute la mer à la fois et vouloir soulever toute la glace du monde : leur pauvre feu fut balayé et leurs tentes commencèrent à être emportées une à une dans les rafales d’écume qui faisaient tomber les vieux et glisser les petiots. Tombée à genoux, Plongée-Onirique cria :
« — Tous dans la voie de la rivière sous le glacier ! »
Crinière-Saisie avait déjà passé son bras autour de ses épaules et, les yeux étrécis, elles avancèrent dans le sens du vent jusqu’à la sortie de la rivière. Ici, au moins, aucun gros débris ne leur tomberait dessus… Mais ils n’eurent pas le temps de se réconforter de ce constat, car les rafales changèrent brusquement d’orientation ; elles s’élevèrent au-dehors, soulevant les retardataires avant de repartir en direction de la mer, aspirant jusque dans la gangue de glace qui leur servait de refuge. La rivière se souleva et les fouetta ; Plongée-Onirique fut déséquilibrée et sa tête bascula en arrière.
L’oniromancienne ne savait jamais où allait la conduire la transe, ni quand elle allait en ressortir. Elle ne pouvait que se plier aux méandres de son propre intellect comme elle se pliait à ceux du monde. Tout devait avoir un sens, ou du moins elle devait en trouver un, en tirer quelque chose.
Qu’avait-elle cette fois ? Un moment qui n’existait plus pour personne d’autre qu’elle et Crinière-Saisie ; l’été du début de leur amour, deux jeunes femmes potelées et euphoriques courant nues entre les bruyères et les chardons en faisant détaler les lapins, une oniromancienne en devenir qui pouvait encore tailler des amulettes dont tout le monde s’émerveillait. Elle avait voulu en offrir une à l’ambitieuse chasseuse, mais celle-ci l’avait refusée jusqu’à s’en sentir digne : un tel cadeau appelait un exploit. Il restait alors sur l’Épine, toutes ces saisons auparavant, un géant roux qui menaçait tous ceux et toutes celles qui tentaient de s’aventurer dans la forêt pour y chercher des baies, des champignons et des pignons de pins. Crinière-Saisie s’estimerait digne de l’amulette si elle pouvait faire comprendre au géant qu’il devait partager sa forêt. Elle avait déjà effrayé lions et loups, la tâche paraissait faisable.
Plongée-Onirique, qui n’avait quant à elle même pas encore son nom, voulait demander au géant roux s’il était un esprit, et s’il était un survivant de l’engeance ayant engendré les humains. Ce n’était pas uniquement une excuse pour accompagner Crinière-Saisie, même si elle avait peur pour elle : elle était vraiment curieuse, avide de savoir, de compréhension. Enduites de sang de bouquetin et de pois grise, l’une avec ses armes l’autre avec sa besace, elles s’étaient enfoncées avec la morgue sérieuse de la jeunesse dans les tréfonds de la forêt montant sur le versant levantin de l’Épine. Les pics battaient les troncs, les hermines dans leurs toisons de chaleur chassaient les écureuils aux robes incandescentes. Dans ce triomphe du soleil revenu presque au zénith, elles arrivèrent à la limite des grottes où, disait-on, se cachait l’antre du géant roux. Même les mains de Crinière-Saisie s’étaient serrées sur sa lance au point de blanchir ses jointures sous sa belle peau cuivrée. Elle avait poussé le long hululement puissant qu’elle avait toujours su produire.
Le géant roux était sorti : une masse de fourrure cramoisie ondoyant sur ses jambes courbes, son torse immense, ses bras très longs, sa tête culminant deux fois plus haut qu’elles n’auraient été ensemble si l’une avait porté l’autre sur ses épaules. Seuls étaient nus et gris les doigts et les paumes au bout de ses quatre membres, son pénis à la taille grotesque et sa large face tendue de sévérité. Dans cet instant, la Plongée-Onirique en devenir avait compris bien des choses. Puis le géant roux avait déployé sa bouche, révélant des dents furieuses, et il s’était précipité sur elles à quatre pattes. Crinière-Saisie avait levé sa lance, qui s’était enfoncée dans le flanc du géant qui, dans un mouvement parallèle, balayait l’autre humaine. La partie arrière dextre de son crâne avait heurté un roc et elle avait pratiquement perdu connaissance.
Bien entendu, dans ce rêve chéri et abhorré, Plongée-Onirique ne perdait pas connaissance, elle voyait ce qu’elle n’avait pas vu à l’époque : le géant roux s’effondrait sur Crinière-Saisie ; la lance se brisait, les mains de la chasseuse tentaient de repousser la face du géant qui lui arrachait deux doigts de ses dents avant de s’attaquer à l’un de ses yeux. Déjà éborgnée, la jeune femme saisissait son couteau de silex en hurlant et le plantait dans le cou du géant, qui s’immobilisait et tombait en expirant son sang. Crinière-Saisie était restée piégée un moment sous le corps du géant roux, sans pouvoir voir son amie ni l’entrée de la caverne. À présent, Plongée-Onirique pouvait voir la famille du géant roux qui en sortait et s’en allait plus haut sur la montagne de l’Épine ; une femelle au visage effilé et aux grosses mamelles pendantes qu’un petit duveteux chevauchait, accompagnée de trois autres jeunes petits, tous à quatre pattes. Leurs expressions, peur, chagrin, colère, résignation même et surtout incompréhension paraissaient si humaines…
Il y avait beaucoup à apprendre, mais encore plus à philosopher… Enfin, dans le rêve réminiscent comme dans la réalité, la Plongée-Onirique qui serait et qui était revint à elle-même. La blessure à l’arrière de sa tête lui faisait si mal qu’elle avait le tournis, mais elle devait dégager Crinière-Saisie et soigner ses propres blessures. Au prix d’efforts incommensurables elle parvint à la sortir de sous l’énorme dépouille horriblement lourde puis, luttant contre leurs douleurs elles s’appliquèrent mutuellement des cataplasmes d’herbes médicinales sur leurs blessures respectives. Enfin, épuisées au-delà de toute pensée et ne sachant si elles survivraient, elles firent l’amour sur le corps du géant roux. Ce fut peut-être cela autant que le reste qui leur permis de poursuivre leurs vies.
Leurs blessures les suivirent et les fortifièrent ; Plongée-Onirique pourrait à présent, dès qu’elle le voudrait, en penchant sa tête de la bonne façon et avec parcimonie, avoir des rêves de compréhension ; Crinière-Saisie aurait son sens inné du moment et…
« — Plongée-Onirique ! Plongée-Onirique ! »
L’oniromancienne se réveilla en un hoquet criant. Les reflets de la voûte de glace indigo au-dessus d’elle la terrifièrent un instant, mais heureusement le visage éploré de sa chère Crinière-Saisie la rattacha au monde vivant. Ce visage terriblement durci et assagi par la chasse lui était la plus belle chose du monde ; il leur était arrivé de se battre et d’aller trouver l’intimité avec d’autres, mais ces passades nécessaires n’avaient fait que leur rappeler pourquoi elles étaient si bien ensemble. Elle la saisit dans ses bras mais dut mordre sa langue pour contenir un nouveau hurlement : sa jambe, horriblement douloureuse. Elle avait dû se casser quelque chose.
« — Ne bougez pas plus ! »
Tout ce que le groupe comptait de survivants et de survivantes s’étaient joint à Crinière-Saisie ; Plongée-Onirique dut se plier à leur volonté. Environ un tiers des adultes, un quart des enfants et la moitié des vieux et des vieilles manquaient. Ils étaient tous trempés et les mains vides dans le jour gris qui remontait le lit caverneux de la rivière sous-glaciaire. il n’y avait plus de tentes, plus de nourriture, plus d’outils ; il ne leur restait que leur détermination, leur abnégation… et leur confiance en elle. Oui, de tous leurs beaux visages burinés, ils attendaient ses instructions, la voie à suivre, un sens trouvé à travers le monde qui soit acceptable de tous. Chaque chose en son temps : l’oniromancienne pencha les yeux sur sa jambe, qu’elle vit maintenue droite par des tronçons de lance attachés de part et d’autre par des cordons de tendons, l’attelle de fortune entière couverte d’une croûte coagulée depuis un moment. C’était du beau travail, d’autant plus qu’il avait dut être exécuté dans la panique et le noir.
De sa profonde voix qu’elle se força à maintenir égale, Plongée-Onirique les félicita pour leur courage ; il était inutile de leur demander s’ils avaient cherché ceux emportés par le vent, ils avaient déjà dû le tenter. Finalement, malgré les doutes et le découragement qui menaçaient de l’assaillir entre toutes et tous, l’oniromancienne demanda à Perdure-Écume, son plus grand petit-fils, de la prendre sur son dos ; la force placide et endurante du jeune homme était exactement ce qu’elle avait besoin de sentir sous elle à ce moment. Ils pouvaient encore le faire, et ce fut ce qu’elle leur dit : l’Esprit repasserait légèrement plus loin sur le Chemin Entre Les Deux Morts dans un peu moins de trois jours. Il fallait s’empresser de le rejoindre avant que la faim ne les en empêchent. Ce n’était pas la fin, ils étaient venus là pour une raison, raison qu’ils devaient accomplir.
Ainsi le groupe se remit en route sans questionner quoi que ce soit, forçant le pas malgré les échines courbées sous les blessés, ignorant les incongruités laissées sur le Chemin par le passage de l’Esprit. Il n’y avait plus de phoques, de morses ou d’oiseaux et la nuit trop silencieuse n’appelait pas au repos ; ils dormaient peu, compensant leur vitesse par trop diminuée en poursuivant leur marche jusqu’au cœur même de l’obscurité. Sur le dos assuré de Perdure-Écume, sa tête bien penchée en avant ne pouvant la replonger dans l’univers des rêves si dur à fuir, Plongée-Onirique repensait au sens de son dernier songe mais aussi au sens du moment même. L’Esprit était-il comme le géant roux, dans sa puissance primale au seuil de la compréhension ? Où étaient-ils eux-mêmes comme cet être si similaire et si différent, satisfaits dans leur propre simplicité ?
La vérité se cachait partout ailleurs que dans ces questions qui n’appelaient pas de réponses, car Plongée-Onirique savaient qu’elles n’en avaient pas, n’en méritaient pas. Il n’y aurait pas de révélation, seulement des éclats de faits qui s’échapperaient de l’évidence quasi-impénétrable du monde et qu’elle tenterait de rassembler comme elle le pourrait.
Enfin, au bout de trois jours de marche forcée, Plongée-Onirique les fit s’arrêter. Le Soleil était encore haut vers le couchant aussi voilé que le reste du ciel, quelques phoques timides sortaient de l’eau entre les vagues. Personne d’autre, surtout pas Crinière-Saisie, ne pensait à quoi que ce soit à ce moment-là. Parfois Plongée-Onirique les enviait, mais ce qu’elle avait de compréhension et d’acceptation de leur monde lui revenait de sous sa circonspection et sa confusion de tous les instants.
L’Esprit revenait.
Son appel s’éleva à nouveau en travers du Chemin, et le signe de son arrivée fendit à nouveau le ciel, tombant à leur aplomb avant de se perdre au-delà des nuages et… Enfin, l’extrémité de l’Esprit parut sous les nuages, chassant les lambeaux de brume autour de lui. Sa droiture aiguë n’avait d’égal que sa noirceur absolue et la déchirante extrémité plate de sa troncature terminale, délimitée par des angles précis, identiques et rigoureusement droits.
Toutes et tous se blottirent les uns contre les autres, voyant déjà les vortex de glace pulvérisée se soulever de part et d’autre de l’Esprit fondant sur eux. Il continua de fendre les nuages jusqu’à passer au-dessus d’eux, et alors toutes et tous se sentirent… soulevés au-dessus du sol, lentement d’abord puis de plus en plus vite. Plongée-Onirique saisit au vol la main de Crinière-Saisie et elles se sourirent de ce qu’il leur restait de dents avant de lever les yeux.
L’Esprit n’avait absolument pas le même aspect vu du dessous ; il était encore plus déroutant si cela était possible. Un cercle parfait percé d’une forme tournoyante ; un rectangle pouvait exister sans le mot pour le désigner. Ils s’élevèrent très longuement tandis que l’Esprit poursuivait sa course, le faisant rapidement passer au-dessus de la mer, et pourtant ils ne l’avaient toujours pas atteint. Crinière-Saisie avait sorti son vieux couteau de silex mais Plongée-Onirique resta tranquille en discernant de plus en plus l’ouverture à la base de l’Esprit. Cette chose qui les dépassait tant, qui se déplaçait plus haut que la plus haute montagne et dont l’ouverture dépassait en taille la plus grande harde de chevaux, elle les accueillait en son sein.
Tandis que l’horizon se dérobait sous eux avec le changement d’orientation progressif de l’Esprit, les humains se mirent à filer à l’intérieur de lui. Les quatre parois à la netteté ahurissante portaient des ouvertures comme autant de reproductions rectilignes de l’entrée qui les avait aspiré ; ces… alvéoles étaient remplies d’eaux dont la surface était alignée à leurs rebords, en dépit de tout ce que dictait la logique. Même si leur groupe filait toujours plus vite, Plongée-Onirique vit des marsouins, des orques, des cachalots et des requins sinuer dans ces retenues verticales altérées de vaguelettes… Mais étaient-elles encore verticales ? D’autres ouvertures, vides, accueillaient dans leurs fonds d’autres animaux, terrestres ceux-ci : des mammouths, laineux ou sans poils, des singes comme elle n’en avait jamais vus, une sorte de géant hirsute et griffus, d’immenses oiseaux bizarres aux longs cous, des loups… Chacun se trouvait réparti avec ceux de son genre et tous marchaient, agités mais résolus, au « fond » de leurs loges… Il n’y avait plus de haut et de bas…
D’ailleurs eux aussi humains ralentissaient dans l’immense conduite aux quatre parois et se rapprochaient de l’une d’elle. Comme dans un rêve authentique, toutes et tous se retrouvèrent déposés avec douceur au fond de l’une des alvéoles. Sa surface, même si elle avait l’aspect brillant et impénétrable de l’obsidienne la plus pure, était légèrement moelleuse. Toutes et tous s’enlacèrent en un chaos soulagé. Ils étaient avec l’Esprit ! Plongée-Onirique se serait mise à pleurer de joie et d’émerveillement si Crinière-Saisie ne lui avait pas pressé tout doucement la nuque pour lui faire tourner la tête dans une direction voulue.
Trois autres groupes d’humains se trouvaient dans les recoins de cet espace, car c’était indubitablement d’autres humains ; l’un présentait des traits qui étaient similaires à ceux des nomades des grandes plaines, avec leur pilosité marron et leurs nez acérés ; un autre la peau d’une blancheur maladive, des yeux d’un bleu de cauchemar et des chevelures verdâtres ; le dernier avait un teint brun à la netteté brillante et des boucles capillaires extraordinairement épaisses. Ils étaient tous un peu effrayant, aussi avec leurs tenues au premier abord si bizarres, mais Plongée-Onirique se dit qu’eux-mêmes devaient leur faire le même effet, avec leurs longs cheveux noirs et leur peau presque ocre. Ils avaient dû se retrouver sur le chemin de l’Esprit de la même façon qu’eux, en le voulant.
Dans chacun des groupes des individus lui sourirent, vieilles et jeunes indistinctement. L’Esprit ne les avait pris en son sein pour les y laisser dépérir ; il devait avoir un dessein pour eux, c’était leur première certitude. Leur communion se faisait dans l’étendue décuplée de leur ignorance et de leur incompréhension, mais surtout dans leur désir ravivé d’apprendre et de comprendre.