… La scientifique et diplomate n’avait pas besoin de répondre à la question. Désormais, envers et contre tout, Annalyse croirait fermement à l’authenticité de la découverte de Vassili, espérant que, un jour, le monde entier pourrait partager son ravissement.
Tels étaient les mots qui clôturaient Le Protocole Pythéas. L’épais roman claqua entre les mains d’Odile et elle releva la tête ; la jeune femme était époustouflée, à la fois agitée par l’émerveillement et tourmentée par ses réflexions. L’œuvre de Ferdinand Voyzand méritait bien tous ses prix, le Victor, le Galaxy et le Revatron, c’était évident ! Enfin, pour autant qu’Odile puisse en juger, elle qui avait renié depuis longtemps son intelligence, sa sensibilité et son sens critique.
Musique passa la tête sous son aisselle et lui souleva le bras pour la forcer à gratter son encolure ; jalouse de la génisse, la jeune chienne Momo jappa bruyamment pour attirer à elle l’attention de sa maîtresse. Odile laissa le beau volume à la couverture brillante sur l’herbe à côté d’elle et caressa énergiquement les deux bêtes. Il faisait bon dans le près, par ce doux matin de la première semaine de Mai. Le reste des vaches paissait tranquillement dans le pré, le bocage frémissait dans la brise et quelques jolis nuages blancs défilaient au loin.
Pour la première fois depuis longtemps, Odile apprécia un instant de son existence, émotion qu’elle savoura confusément.
Mais la jeune femme avait autre chose à faire que de rêvasser. Elle se leva, se frappa vigoureusement les fesses pour en détacher l’herbe qui était collée, saisit son livre et slaloma entre les bouses jusqu’à la sortie de l’enclôt. Musique, qu’Odile avait biberonnée jusqu’à son sevrage, la suivit jusqu’à ce que la barrière se referme devant son poitrail ; Momo nargua gentiment de quelques aboiements la jeune vache et lui lécha le museau avant de repartir en courant.
« — Je reviens te voir cet après-midi Mumu. » lui murmura Odile de sa voix lancinante.
Elle suivit Momo jusqu’à la maison.
« — T’étais encore plongée dans tes billevesées ? » gouailla sa mère en entendant battre la porte.
La fille de Claudine n’avait aucun mal à comprendre ses syllabes hachées de borborygmes, depuis le temps que son attaque l’avait laissée à parler comme ça ; surtout, Odile avait appris à endurer sans réagir les sarcasmes de sa génitrice. Sans répondre, la jeune femme alla poser le livre sur la desserte de l’entrée avant d’aider sa mère à s’asseoir et de lui amener ses ustensiles et ses aliments pour son petit-déjeuner. De son œil valide enchâssé dans son visage à demi-affaissé, elle la fixait avec sa sempiternelle expression inquisitrice et frustrée, celle qui voulait dire, dans ce genre de moment, à la fois t’as fait tout ce qu’y avait à faire à la ferme ce matin j’espère et si je pouvais je préférerais le faire moi-même. Odile parvenait parfois à comprendre l’esprit tortueux de sa mère et elle lui pardonnait souvent.
« — Je vais au village toute à l’heure. Dis-moi si t’as besoin de quelque chose. » coassa Odile, sans arrières-pensées.
« — Nan. Pars un moment, vas-y. J’essaierai de tout ranger moi-même sans rien casser et d’aller aux toilettes seule sans rien salir. » Ironie ou honnêteté, ou alors un mélange des deux ? Odile n’en avait rien à faire et ne roula même pas des yeux.
Odile ressortit en ayant pris les clés de leur vieille camionnette Citroën et, après avoir chargé les bidons de lait et les boites d’œufs à l’arrière, s’installa derrière le volant. Elle roula doucement le temps de sortir de la ferme et de s’assurer que Momo ne se mette pas en travers de son chemin et elle accéléra, très modérément. Une prudence qui se justifia ce matin-là : un camion de déménagement s’engageait sur l’allée menant à la ferme mitoyenne, évènement qui ne s’était pas produit depuis des années. Est-ce que la vieille bâtisse et les arpents attenants avaient enfin trouvé preneur ? Odile, qui s’était arrêtée le temps de laisser l’engin traverser les ornières de la voie mal entretenue, n’y réfléchit pas plus ; son tempérament placide tout comme la platitude de son quotidien avaient presque entièrement éradiqué en elle ce genre de curiosité.
Lorsque le camion fut passé, Odile reprit sa route. Elle n’aimait pas vraiment conduire, mais elle trouvait à se motiver avec ce qu’elle pouvait faire une fois à destination. Certes il fallait d’abord passer par le magasin de Madame Pichon pour lui vendre sa production et laisser la commerçante plaindre sa mère, puis la plaindre elle en une tentative désespérée de trouver des racontars à colporter… Mais ensuite elle pouvait passer par la maison de la presse de Mademoiselle Annie. Odile aimait bien Mademoiselle Annie ; même si sa pitié l’agaçait par certains côtés, ce sentiment malvenu justifiait aussi des ristournes appréciables. Les revenus de la ferme n’étaient pas très élevés, pas plus que la réversion de papa et la pension d’invalidité de maman, alors il fallait faire attention avec les petits plaisirs.
Débarrassée de la corvée de passage chez Alimentation Pichon, Odile se gara devant la maison de la presse et s’empressa d’entrer dans la petite échoppe avant que quelqu’un trouve à ricaner d’elle. Mademoiselle Annie lui sourit de son sempiternel air désolé et Odile lui répondit d’une mimique à la fois gênée et reconnaissante. Elle s’empressa de regarder si la marchande de journaux avait reçu d’autres romans de science-fiction mais, hélas, il n’y avait rien qu’elle n’eut pas déjà en sa possession. La jeune femme se détourna donc vers les magazines : comme c’était le début du mois, les nouveaux numéros de Réponses Imaginatives et surtout de Mystères! étaient disponibles ! Quatre nouvelles inédites et des articles sur les prochains films épiques dans le premier, et dans le second un dossier… Le Protocole Pythéas : tout parait si vrai… Et si ça l’était ? Odile sentit les battements de son cœur s’accélérer.
Elle s’empressa de saisir les deux magazines sur le présentoir et farfouilla maladroitement dans son cabas pour mettre la main sur son porte-monnaie. Seize francs quarante centimes, comme d’habitude ce n’étaient pas les magazines les moins chers, mais au moins elle pouvait aussi écouler sa petite monnaie. Mademoiselle Annie lui souhaita d’une voix presque mielleuse de bien s’amuser et sa cliente balbutia des platitudes avant de se précipiter au dehors.
Conduisant fiévreusement, les mains crispées sur le haut du volant, Odile réalisait : si Le Protocole Pythéas l’avait tant émue ce n’était pas uniquement par la promesse onirique de son sujet, ni par l’humanité de son personnage principal, ni même par la douceur de sa sous-intrigue romantique impossible… Non, c’était parce qu’il semblait si vrai ! Enfin, elle arrivait à mettre le doigt dessus : Le Protocole Pythéas parlait du monde comme on en parlait à la télé qu’Odile avait acheté à Claudine pour lui faire plaisir (et aussi pour avoir plus souvent la paix…). Les paroles combatives du président américain Ronald Reagan, les sondes soviétiques… Alors le reste ? Si tous ces gens tellement plus intelligents, érudits et délicats qu’elle chantaient les louanges du livre, ce devait aussi être parce que ses extraterrestres…
Un coup de klaxon retentit et Odile pila.
André Crozier, le facteur, vitupéra à son attention avant de remonter dans son véhicule jaune ; elle marmonna d’inaudibles excuses en regardant partir le vieux ronchon étroit d’esprit. Son passage indiquait cependant qu’il y avait du courrier… Sous les aboiements joyeux de Momo, Odile gara la voiture et marcha vers la boîte aux lettres. Si elle n’avait pas peur de rater sa demande, de perdre de l’argent et surtout de se sentir bête, elle pourrait aussi se faire livrer Réponses Imaginatives et Mystères! directement à la maison, ce ne serait pas les jérémiades et les moqueries de maman qui l’en empêcheraient… Mais autrement, elles ne recevaient jamais rien, à part les impôts, et ce n’était pas la saison, alors…
Trois lettres. Le lieu-dit La Cochonnerie lui sauta immédiatement aux yeux. Odile et Claudine vivait à La Vacherie. Ces missives étaient donc destinées à leur nouveau voisin du nom de… Gaëtan Voyzand ? Quelle coïncidence, ce nom de famille tout de même. Odile ne voulait pas se montrer indiscrète mais elle ne put s’empêcher de vérifier les entêtes des enveloppes, portant la mention des expéditeurs. L’une provenait d’un cabinet de notaires, une autre d’un hôpital et la dernière… des éditeurs Agrafe d’Or. Ceux qui avaient publié tous les romans de Ferdinand Voyzand. Odile sentit sa tête tourner légèrement.
La jeune femme retint son souffle et se dirigea à pas raides vers La Cochonnerie mais s’arrêta à la limite de la haie délimitant l’entrée de la propriété. Son manque de confiance en elle et son sentiment d’inadéquation l’avaient rattrapée et, plutôt que de risquer de se couvrir de ridicule en débarquant à l’improviste, elle décida d’épier rapidement ce qui se passait à travers le feuillage. Les déménageurs étaient encore en train de décharger le camion, emportant meubles emballés de draps et cartons couverts de chatterton dans la grange. Deux grosses camionnettes étaient également arrivées entre-temps, celles d’une entreprise de rénovation d’intérieur dont les nombreux employés allaient et venaient à l’intérieur de la ferme. Personne n’avait l’air d’être le nouveau propriétaire, et elle ne put également que remarquer que, pour l’instant, La Cochonnerie n’avait pas de boîte aux lettres.
Odile repartit pensive vers sa propre ferme décatie. Personne ne savait qui était vraiment Ferdinand Voyzand. Aucune photo de lui n’avait jamais été publiée, il n’avait même jamais donné d’interview et il n’écrivait même pas d’avant-propos ou même de remerciements dans ses livres… Mais là, le même nom de famille, le même éditeur…
« — T’as pas ramené de pain ? » lui jeta sa mère en parvenant à surmonter les exclamations de son téléachat.
Sa fille ne répondit pas et, après avoir caché ses achats personnels, alla préparer le déjeuner dans un état second. Avant qu’elle en soit vraiment consciente, les assiettes ébréchées, les couverts patinés et les pots de moutardes réemployés en verres étaient sur la table, autour de la charcuterie qu’elle avait sortie du frigo et des crudités du jardin qu’elle avait épluchées par automatisme. Sa mère la rejoignit de son pas claudiquant, ne lui adressant pas la parole afin de tenter de suivre son émission, ayant monté le son de la télévision à fond. Elles mangèrent face à face dans la cuisine et repartirent chacune de leur côté, l’une vers le salon, l’autre vers sa chambre.
Odile força sa porte à s’insérer dans son cadre déformée, comme elle en avait l’habitude, et elle se laissa tomber sur la chaise grinçante devant le petit bureau de son enfance. Elle ouvrit le dernier de Mystères! et tira vers elle son vieux dictionnaire, anticipant la présence de mots qu’elle ne connaîtrait pas. Le dossier s’intitulait Ferdinand Voyzand essaie de nous prévenir ! et Odile ne s’interrompit que pour vérifier certaines définitions. D’abord, le journaliste comparait de façon frappante les rebondissements du Protocole Pythéas avec les mensonges colportés par les américains et surtout les secrets de leurs principaux rivaux. Ensuite, il exposait avec beaucoup d’effets de langue que tout ce qui était décrit dans l’œuvre, depuis les engins spatiaux soviétiques jusqu’aux extraterrestres, auraient très bien pu exister puisqu’ils étaient parfaitement réalistes à en croire des scientifiques préférant rester anonymes. Pour finir, il soulignait également que, dans la même veine, le roman avait beau être captivant et prenant, il ne faisait pas dans les effets faciles et la surenchère, augmentant encore son réalisme troublant.
Tous ces arguments convainquaient Odile, qui estimait mieux comprendre le fonctionnement du monde avec les articles simples et pleins de verve de Mystères! qu’avec les livres qu’elle empruntait parfois à la bibliothèque. Ferdinand Voyzand savait quelque chose… Mais comment ? Et pourquoi les prévenir à travers un roman ?
Odile releva les yeux vers sa (petite) collection de livres et en sortit le premier roman de Ferdinand Voyzand qu’elle avait lu, La Transfiguration d’Aristarque. La couverture, avec sa silhouette humaine noire et sa colonnade grecque découpées sur un immense soleil orange était toujours aussi belle neuf ans après ; sa vue lui avait donné envie de dépenser d’un coup tout l’argent de poche que papa lui avait donné, dans un moment de sobriété, de douceur et de culpabilité, en l’envoyant chercher un paquet de cigarettes pour lui. Elle venait d’obtenir son permis de conduire…
Il y avait ensuite eu Les Troyens Dans Leur Ciel, Olympie De L’Espace-Temps, Charon Et La Mort De L’Univers, Opération Perséphone puis, évidemment, Le Protocole Pythéas. À chaque fois, Odile avait été emportée par l’intensité dramatique des intrigues et l’attachement suscité par les personnages, transportée par les parallèles entre mythologies et futurs possibles, transfigurée par la simple crédibilité scientifique des éléments présentés et la poésie des descriptions et des scènes… Cela sans jamais se sentir (trop) bête, sans jamais avoir le sentiment de ne pas être à sa place. L’exaltation la reprit un instant, instant qu’elle laissa volontairement s’étirer pour former un long moment de paix, d’adéquation.
Ces derniers jours, Odile s’était souvent imaginée à la place d’Annalyse, l’héroïne du Protocole Pythéas : séduisante, intelligente et charismatique, à tomber amoureuse d’un beau cosmonaute passé à l’ouest et à découvrir dans son esprit une présence extraterrestre spirituelle que les soviétiques embarrassés tentaient de cacher et les américains de décrier (avec leur programme de dénigrement donnant son titre au livre !). Avant même de lire le dossier de Mystères! elle s’était déjà prise à adhérer à la révélation du livre : il y avait quelque chose de tangible, quelque part au dessus de leurs têtes, qui pouvait mieux tout comprendre, donner un meilleur sens à tout et les apaiser, eux humains, les aider à s’élever…
L’un des petits réveils d’Odile sonna : elle avait manqué sa sieste et il était l’heure de retourner s’occuper des bêtes. La jeune femme alla effectuer ses corvées de l’après-midi, Momo sur les talons sauf dans le poulailler, et passa un peu de temps assise dans le pré avec Musique couchée à côté d’elle.
Odile était persuadée que tout était vrai, et elle n’avait peut-être même pas à se contenter de sa conviction personnelle ; par hasard (ou par la volonté d’êtres cosmiques ?) la jeune femme pourrait peut-être même savoir comment la révélation avait été créée et la partager en profondeur. En l’espionnant un peu, elle pourrait savoir comment Ferdinand Voyzand contactait les extraterrestres ou les agents secrets… Si c’était bien lui son nouveau voisin. Et puis sinon, cette opération lui permettrait au moins de savoir quand remettre son courrier à leur nouveau voisin. Ce n’était pas trop indiscret, nan ?
Elle repartit entretenir le verger et le potager et traire les vaches avant de leur servir le dîner et de nourrir Momo avant de doucher sa mère pour la mettre au lit. Enfin débarrassée de toute responsabilité, Odile sortit de la ferme sans faire de bruit, par la porte de derrière pour ne pas se faire remarquer par Momo, et rejoignit la haie qui les séparait de la ferme d’à côté. Les buissons venaient d’être taillés, sans doute par des prestataires venus dans la journée, et elle pouvait bien voir La Cochonnerie à travers, pleine d’appréhension et mais aussi d’excitation à l’idée de ce qu’elle pourrait entrevoir.
Le camion de déménagement était reparti, tout comme les camionnettes des rénovateurs, mais un autre véhicule était garé dans la cour, une berline de taille moyenne ornée d’un logo qu’Odile n’était pas sûre de reconnaître, sans doute une marque anglaise ou italienne. Il y avait aussi de la lumière qui passait par les fenêtres encore presque toutes dénuées de rideaux, à travers la nuit presque entièrement tombée. La jeune femme repéra des mouvements dans ce qui devait être la salle à manger et étrécit les yeux avant d’étouffer une grande inspiration. Le nouvel occupant de La Cochonnerie, car ce ne pouvait être que lui, avait peut-être dix ou quinze ans de plus qu’elle et était à peine entré dans la quarantaine, pas plus. Surtout, il était de stature athlétique, délicatement coiffé et rasé de près, bien habillé avec sa chemise sombre et avec un beau visage… Rien à voir avec les hommes de environs, qui déjà n’avaient jamais pris Odile au sérieux pour quoi que ce soit.
La jeune femme se sentit immédiatement terriblement intimidée. L’idée d’être séduisante pour le nouveau venu ne lui traversa même pas l’esprit, à elle qui s’était plus ou moins consciemment résignée au célibat, mais elle se trouvait surtout et déjà tellement… vulgaire et banale en comparaison. Odile se contentait de porter les amples robes raccommodées de son adolescence, ses cheveux gras toujours attachés en queue de cheval, son visage flasque systématiquement indifférent… Et elle n’avait pas la moindre éducation, le moindre sens de quoi que ce soit. Par les fenêtres, elle pouvait aussi voir que certains des multiples cartons avaient déjà été ouverts et que des étagères toute neuves étaient déjà garnies de livres. Des dizaines, des centaines, peut-être des milliers de livres, qui ridiculisaient sa petite collection. Odile eut presque envie de pleurer, mais ce qu’elle vit ensuite lui redonna un peu de sa contenance.
L’homme avait saisi deux boîtes oblongues dans son entrée et sortait de chez lui ! Odile s’accroupit et marcha en canard le long de la haie en essayant de faire le moins de bruit possible. Son nouveau voisin s’installa au coin de sa maison et sortit des boîtes un trépied et… une lunette astronomique ! Est-ce qu’il allait communiquer avec les extraterrestres ? Allons Odile, ne te fais pas plus bête que tu n’es, si c’était aussi simple, plus de gens l’auraient fait ! Elle secoua la tête pour se remettre les idées au clair et scruter avec encore plus d’attention. Il ajusta longuement l’angle du télescope puis plaça son œil contre l’opercule de l’appareil. Odile était hypnotisée, et elle observa longuement tandis que la nuit tombait définitivement. Le ciel ne tarda pas à se parer de milliers d’étoiles et le ruban diffus de la Voie Lactée s’y dessina ; l’homme changea plusieurs fois l’orientation de sa lunette et soupira une ou deux fois. Était-il déçu ? Avait-il raté quelque chose ? Au final, il se redressa, rangea l’appareil et rentra chez lui, où il ne fut plus visible aux fenêtres, sans doute parti vers les chambres de l’autre côté de la maison.
Odile repartit à tout petits pas, plus passionnée et embrouillée que jamais, et elle eut un mal fou à trouver le sommeil. À son réveil, la jeune femme se sentait très agitée, sans trop savoir pourquoi. Elle réagit immédiatement à la sonnerie de son réveil et s’habilla nerveusement. Certaines vaches meuglèrent fortement pendant la traite, signe qu’elle était plus brusque que d’habitude, et Odile les calma d’excuses à la douceur forcée. Même les poules semblaient sentir quelque chose de bizarre chez elle, car elles la fuyaient beaucoup plus que de coutume. Enfin au petit-déjeuner la jeune femme se contenta de grognements inarticulés pour répondre aux sempiternelles questions de sa mère sur la tenue de la ferme, qui finit par restée silencieuse tant ce pseudo-retour aux rébellions de la puberté la surprenait.
Avec un bel à propos, Momo se mit à aboyer au-dehors avant que la Mère Vacherie ne reprenne ses esprits et ne se mette en colère ; Odile se releva si vite que ses grosses cuisses heurtèrent la table, renversant leurs vieux bols en grès. Elle les immobilisa précipitamment et se dirigea à grands pas vers la porte ; Momo avait déjà mordu un colporteur et elle ne voulait pas avoir les mêmes soucis cette fois-ci. Heureusement, la chienne cessa de japper et de grogner dès que sa maîtresse ouvrit la porte et garda ses yeux rivés aux siens en venant se poster à côté d’elle. Avant qu’Odile ait relevé la tête, une voix grave entonna :
« — Bonjour ! … Ahem… Je suis votre nouveau voisin… Gaëtan Voyzand. Je m’excuse de vous déranger… Euh… Je me demandais… Vous n’auriez pas reçu mon courrier par hasard ? Je n’ai installé ma boîte aux lettres que ce matin mais j’ai peur que certaines lettres importantes que j’attendais soient déjà arrivées entre-temps et… »
Odile n’écoutait déjà presque plus ce que disait l’homme devant elle. La gêne de celui-ci ne lui était même pas perceptible ; d’autres pensées se bousculaient dans sa tête. Surtout, elle voulait absolument se montrer polie et faire bonne impression mais, avant que son esprit ait pu s’arrêter sur une formule sensée, elle éructa presque, tout en s’empressant de lui presser la main entre les siennes :
« — Moi c’est Odile ! J’adore vos romans je les ai tous lus ! » Le visage contrit de Gaëtan Voyzand se défit et passa par plusieurs brèves phases : stupeur, confusion, lassitude, confusion puis encore stupeur. Odile réalisa que son approche avait eu quelque chose d’incongru et elle s’empressa d’ajouter : « Je vous amène vos lettres tout de suite ! »
Et elle trottina dans la maison, allant chercher les précieuses missives sans se préoccuper des questions inquisitrices de sa mère. Elle ressortit et retrouva son nouveau voisin planté au même endroit tandis que Momo le reniflait avec précaution. Il saisit les lettres en étouffant un soupir de soulagement.
« — Merci beaucoup… Pardonnez-moi pour le dérangement. Bonne journée ! »
Odile le regarda partir en restant coite, incapable d’assimiler ce qui venait de se produire. Elle avait (peut-être) rencontré Ferdinand Voyzand ! Il l’avait remerciée pour sa manifestation d’appréciation ! … Ou alors c’était seulement pour le courrier ? Maman gouailla en disant que ce Gaëtan n’était pas le nouveau voisin le plus poli et qu’il aurait pu proposer de venir boire un verre (même si elle n’aurait pas pu répondre positivement à l’invitation) ; mais et si c’était Odile qui n’avait pas eu la correction de le convier à manger avec elles pour lui souhaiter la bienvenue ?
Odile répéta mentalement sa rencontre avec le mystérieux étranger pendant toute la journée, ajoutant à chaque itération une nouvelle interprétation toujours plus négative. Et s’il la voyait comme une vulgaire bouseuse, comme les gens d’Alençon quand elle devait aller en ville pour le suivi de maman ? Et s’il la prenait pour une imbécile, comme son ancien professeur de physique-chimie quand elle avait tenté de lui demander à quel point ce qu’elle lisait était crédible ? C’était vrai que le voisin avait l’air assez satisfait de lui même et distant et… Et s’il était cynique, s’il ne croyait pas ce qu’il écrivait ? La jeune femme sentit son ventre se tordre à cette idée. Non, c’était impossible ; elle se gratifia d’une gifle bien sentie.
Pendant les jours qui suivirent, la routine d’Odile reprit son cours : accomplir les corvées de la ferme, s’occuper de maman pour tout ce qu’elle ne pouvait plus faire seule, aller au village trois fois par semaine, sans oublier le pain… Ferdinand, ou plutôt Gaëtan Voyzand n’avait pas reparu ; il avait installé sa boîte aux lettres bien à l’entrée de son allée dès l’après-midi ayant suivi leurs présentations « formelles ». En désespoir de cause, Odile relut avec une surprenante rapidité l’ensemble de l’œuvre de Voyzand, y compris ses multiples nouvelles qui n’avaient jamais été publiées ailleurs que dans des magazines. Non, il était impossible qu’une personne capable de la faire rêver et réfléchir à ce point ne croit pas à ce qu’elle écrivait… Et ne tire pas tout cela d’une puissance supérieure.
N’y tenant plus, Odile s’abandonna à son indiscrétion et recommença à espionner son voisin après la tombée de la nuit. Le mois était déjà bien avancé, il faisait bon et quelques lucioles virevoltaient au son des criquets. Elle s’était assise dans l’herbe derrière la haie, à l’affût, mais il n’y avait pas grand-chose à voir cette fois-ci ; d’épais rideaux avaient été tendus sur toutes les fenêtres, et surtout le voisin ne sortit pas de chez lui ce soir-là. Odile attendit longuement dans le noir, ses genoux ramené sous son menton et ses bras autour de ses jambes pour maintenir sa robe vers le bas. Quel genre de choses incroyables et merveilleuses pouvaient bien se produire dans cette maison si longtemps abandonnée ? Et s’il savait qu’elle l’espionnait et ne voulait plus sortir ? Non elle avait été… Odile fut prise d’une révélation et leva la tête : le ciel était en grande partie couvert ! Bien sûr !
Deux soirs plus tard, aucun nuage n’obstruait le ciel et Odile saisit l’occasion pour repartir observer ; elle faillit crier de joie en voyant le voisin sortir avec son télescope. Il commença à l’installer et… Tourna subitement la tête dans sa direction. Odile sursauta et se leva d’un bond, trébucha et bascula à travers la haie. Quelle gourde ! La tête rentrée dans les épaules, elle releva lentement les yeux en serrant les dents, comme une petite fille prise à faire une bêtise.
« — Odile… C’est bien ça ? » Est-ce qu’elle rêvait ou est-ce qu’il avait l’air aussi embarrassé qu’elle ? Leur silence se prolongea, se rompant finalement lorsque Gaëtan déglutit et reprit la parole : « Vous voulez regardez les étoiles avec moi ? »
Odile sursauta et bégaya quelques secondes ; Gaëtan s’écarta un peu de l’appareil et tendit une main accueillante vers le dispositif. La jeune femme s’approcha à pas raides : elle avait soudainement très peur. Peur de ce qu’elle pourrait voir… Et peur de se sentir complètement idiote. Gauchement, elle se pencha pour poser son œil à l’objectif du télescope et resta bouche bée.
Une forme blanchâtre et vaguement translucide se détachait du reste du fond noir du reste du ciel, moucheté de petites étoiles scintillantes. Ce n’était pas particulièrement impressionnant ou significatif… Mais après un petit temps d’adaptation elle y voyait de la beauté.
« — C’est une nébuleuse, un nuage de gaz et de poussière très lointain. » Odile n’aurait pas voulu poser la question, mais de quel droit partait-il du principe que…
« — Je sais ce que c’est qu’une nébuleuse. » Gaëtan se mordit la lèvre. « Mais je n’aurais pas été capable d’en reconnaître une en vrai… Merci. »
Pourquoi est-ce qu’il fallait qu’elle fasse la fière pile avec la première personne qu’elle ne voulait vraiment pas froisser ?
« — Vous voulez qu’on observe un autre objet céleste ? »
Odile se doutait qu’il y avait d’autres choses à voir, il y en avait toutes les nuits, mais la peur de montrer son ignorance et sa bêtise reprenant le dessus, en plus de sa conviction qu’elle allait refaire un impair si elle ouvrait la bouche, alors se contenta de hocher la tête.
Gaëtan saisit un petit livret, l’ouvrit à une page marquée d’un coin et, après avoir consulté une carte du ciel, modifia l’orientation du télescope. Il s’y pencha le premier, avant de la laisser essayer à son tour. Une belle grosse étoile bleue, très brillante. Odile se surprit à sourire très légèrement et Gaëtan, avec plus d’assurance, pointa d’autres points du ciel. Un groupe de petites étoiles blanches très rapprochées, qui lui fut présenté comme un amas globulaire ; un ovoïde jaunâtre, en fait une galaxie lointaine ; un orbe doté de protubérances effilées sur ses côtés… Ça, elle savait ce que c’était !
« — C’est Saturne ? Avec ses anneaux ? » s’exclama-t-elle, heureuse d’être quasi-certaine d’avoir vu juste.
« — Oui ! » son instructeur baissa immédiatement la voix, comme s’il voulait cacher… sa joie ? Elle avait peut-être une opportunité à saisir à ce moment…
« — Je suis devenue familière de ces choses en lisant vos œuvres, Monsieur Voyzand. » coassa Odile en essayant de formuler sa déclaration avec le plus d’exactitude possible.
« — Je ne suis pas la personne que vous croyez Odile… » La voix de Gaëtan était blanche, mais cet aspect de sa brève tirade n’avait pas marqué son interlocutrice.
Qu’est-ce que ça voulait dire ça, « Je ne suis pas la personne que vous croyez » ? Et qu’est-ce que lui croyait savoir de ce qu’elle pensait elle, d’abord ? En fait, cette phrase cryptique prouvait bien une chose : il avait quelque chose à cacher à une personne avertie comme elle !
« — S’il vous plait… » reprit Gaëtan de sa voix défaite. « Ne dites à personne à côté de qui vous pensez habiter. »
« — Oh non rien de ça surtout ! » Odile était parfaitement sincère : comme si elle allait laisser d’autres profiter de la première chose vraiment excitante et réjouissante qui lui arrivait. Son voisin parut légèrement soulagé, quoi qu’encore un peu méfiant, même s’il essayait de le cacher, tout cela elle l’avait noté. Elle devait davantage montrer sa bonne volonté… Et se donner d’autres occasion d’investiguer : « Il se fait tard et j’ai du travail demain à la ferme, comme d’habitude… Est-ce qu’on pourrait refaire ça, observer les étoiles ? »
À sa propre surprise, il lui répondit qu’elle était bienvenue, qu’il serait toujours dehors en début de nuit, chaque fois que le ciel serait bien dégagé. Sur ce, l’air contrit, il se détourna d’elle et se mit à ranger son matériel. Odile se retourna, saisie par une prise de conscience : en fait Gaëtan était un peu comme elle, timide et gauche (enfin à sa façon plus détachée).
Odile repartit chez elle plus heureuse qu’elle l’avait été depuis des années. Le printemps toucha à sa fin et l’été défila. La vie à La Vacherie se poursuivit de façon routinière, avec toutes les tâches plus ou moins agréables liées aux poules et aux vaches, qu’Odile n’accomplissaient plus que par quasi-automatisme, sans se préoccuper des quolibets de sa mère, de la pêche aux ragots de Madame Pichon ou des attentions mielleuses et un peu trop insistantes de Mademoiselle Annie. Au moins trois ou quatre nuits par semaine, elle rejoignait le voisin et ils regardaient les étoiles et les planètes, la plupart du temps dans un silence un peu gêné car toute les tentatives de (sincères) flatteries d’Odile s’étaient heurtées à de vagues dénégations qui n’en étaient pas vraiment non plus.
Cela lui ôtait à la fois l’envie d’en demander plus tout en attisant son désir d’en savoir plus. Au fil des semaines, Odile s’était décidée à correspondre secrètement avec d’autres lecteurs et lectrices de Mystères!, bien sûr sans jamais nommer Monsieur Voyzand ni donner leur localisation. Elle en apprit beaucoup de ces autres enthousiastes qui comprenaient à leur façon « toutes les choses que cachaient les gouvernements » : ils et elles lui expliquèrent tout ce qui se disait et était peut-être vrai au sujet des missions confidentielles, des installations cachées, des engins volants non-identifiés, des abductions par des êtres venus d’ailleurs, des visions d’autres mondes… Cependant personne ne parla de quoi que ce soit de directement lié à l’astronomie en amateur ; durant toutes ces semaines, rien ne produisit, sauf observer de belles choses lointaines.
Si Gaëtan, ou Ferdinand ou quel que soit le nom par lequel il voulait être appelé, avait su ou vu quelque chose, ce n’était pas par le biais de son télescope. En septembre, Odile relut une fois de plus Le Protocole Pythéas, et même si elle se laissa plus d’une fois happée par l’émotion, elle réfléchit systématiquement à tout ce qui avait conduit Annalyse à ses découvertes puis à ses conclusions : les observations de la navette soviétique inconnue, les rapports sur le long séjour dans l’espace d’un cosmonaute, les comptes-rendus d’interrogatoire avec Vassili, les documents américains secrets, les tentatives d’assassinat du fugitif, sa candeur pour tout lui dire, ses explications limpides au sujet de choses restées inexpliquées pour la science, l’impression de réel que dégageait ce qui parlait à travers lui, sa mort volontaire pour l’empêcher de tomber entre de mauvaises mains… Ce n’était pas d’observer le ciel qui donnerait à Odile l’occasion de mettre la main sur une preuve pareille, si tant était qu’elle puisse la comprendre.
Il lui fallait un autre moyen (détourné, puisque l’approche directe ne donnait rien) d’obtenir les preuves qu’avait Voyzand ! Heureusement, celle-ci se présenta avec l’arrivée de l’automne et sa fraîcheur de plus en plus piquante : un soir au ciel très pur mais au vent particulièrement froid, le voisin proposa à l’agricultrice de venir chez lui pour boire un chocolat chaud. Odile hésita un instant avant d’accepter : allait-elle enfin être intronisée ? Son esprit serait-il offert en pâture à des êtres de l’espace qui la changeraient à jamais ? L’excitation lui donna la chair de poule tandis que, penaud, Gaëtan lui demandait d’attendre deux minutes sur le pas de la porte pour lui permettre de mettre un peu d’ordre dans la maison. Elle réprima ses frissons, plus causés par les rafales froides s’engouffrant sous son vieux manteau aux coutures éclatées, et s’efforça d’entrer lentement quand on l’y invita.
L’intérieur était beaucoup plus propre et ordonné que chez elle et maman, et il y avait aussi bien plus de livres. En fait il y en avait partout, sur absolument tous les sujets possibles : l’espace et la physique bien sûr mais aussi l’histoire, notamment celle des civilisations anciennes. Prise d’une relative audace, Odile se permit de parcourir les étagères des yeux dans l’assentiment silencieux de son hôte. Elle avait envie de lire tout cela, d’en apprendre toujours plus, de comprendre toujours mieux. Même si ce n’était pas ça qui lui confirmerait l’existence d’extra-terrestres supérieurs. De toute façon, les preuves de Voyzand ne devaient pas être laissées à traîner n’importe où, et il était hors de question de fouiller, sans compter qu’elle n’y comprendrait sans doute rien, si tant était que ce fut en français et…
Tiens, c’était bizarre, il n’y avait que trois cadres en tout dans la pièce, et tous étaient couchés sur leurs supports, guéridons ou tables basses, pour masquer leur contenu.
Odile sursauta en entendant tinter une cuillère contre une tasse : Gaëtan lui tendait la boisson promise. Son chocolat chaud était bien meilleur que celui qu’achetait maman, peut-être parce qu’il était de meilleure qualité ? Le voisin lui demanda si l’un des livres l’intéressait et elle avala de travers en voulant répondre « tous ».
Pendant toute la mauvaise saison, Odile passa l’essentiel de son temps libre à lire des livres qu’elle n’aurait jamais osé ne serait-ce qu’ouvrir ; surtout, renonçant au peu d’amour-propre qui lui restait, elle s’était décidée à demander des explications à Gaëtan quand elle ne comprenait pas ce qu’elle lisait. Il ne jugeait jamais son ignorance… ou son excitation. Lui-même semblait un peu plus à l’aise… Et heureux ? Il osa même lui demander si elle pouvait lui vendre directement quelques œufs et du lait, requête qu’elle accepta avec le plus grand sérieux, comme si c’était l’œuvre de sa vie.
Un semblant d’amitié s’était noué entre eux : semblant, parce que, même si Odile ne voyait jamais personne d’autre pour se détendre, et même si Gaëtan ne sortait jamais et ne recevait presque jamais de visite, aucun d’eux ne parlait de lui-même ou d’elle-même. Pendant un moment, Odile avait même été vexée qu’il ne lui dise rien de plus à son sujet, mais elle avait presque immédiatement réalisé qu’elle n’avait rien à partager sur sa propre vie… Un frère méchant et ingrat parti sans donner de nouvelles, une mère poly-handicapée, un père mort depuis un moment, une famille élargie introuvable, aucun ami… À l’exception de ses relations avec ses animaux, de ses lectures (et de sa nouvelle entente de voisinage), Odile n’avait rien de réjouissant à partager à son propre sujet, et cela n’avait rien de vraiment excitant ou d’intéressant. Peut-être que Gaëtan n’avait pas eu une vie heureuse non plus, ce qu’elle interprétait comme la raison de ces cadres systématiquement couchés à chacune de ses visites.
Cependant Voyzand devait avoir la connaissance. Odile avait toujours envie de croire… et d’être dans la confidence, de faire partie de ceux qui savaient.
Alors que l’hiver arrivait, et avec lui des pluies qui la forçaient à réduire la fréquence de ses visites, Odile se demanda si elle n’avait pas manqué sa chance : l’univers lui avait envoyé son auteur préféré, celui qui connaissait tout, et elle n’avait pas pu avoir les confirmations qu’elle voulait, dont elle avait besoin. Elle ressassait encore une fois cette idée alors qu’elle quittait l’étable après une dernière vérification de l’état des vaches par une froide soirée de la fin Novembre ; tandis qu’elle s’éloignait en pataugeant dans la boue laissée par une sempiternelle averse, elle entendit distinctement le moteur d’une voiture. Une grosse voiture qui s’engageait clairement sur l’allée de La Cochonnerie ! Quoi qu’entravée par ses bottes en caoutchouc, Odile se mit à courir tant bien que mal vers la haie.
Une grosse berline inconnu était garée à côté de celle, plus petite, du voisin. Ce logo rond divisée en quatre parties, deux blanches et deux bleues, Odile l’avait déjà vu sur des voitures conduites trop vite par des gens qui avaient l’air de se penser au-dessus du lot… Mais celle-ci était déjà vide, sa ou son propriétaire était déjà rentré dans l’ancienne ferme. Il devait être environ six heures. Gaëtan ne lui avait pas dit qu’il allait recevoir du monde ce soir-là, non pas qu’il lui devait de lui dire ce genre de choses mais… Odile rajusta la capuche de son ciré jaune et se pencha en avant. La plaque d’immatriculation était française, mais le département n’était pas le même. Si elle se souvenait bien de ses cours élémentaires, celui-ci sur la voiture correspondait à Paris. Odile réalisa soudain que c’était peut-être des contacts secrets qui venaient enfin s’entretenir d’affaires importantes avec Voyzand !
Son sang ne fit qu’un tour et Odile décida de se faufiler le plus discrètement possible jusqu’à la maison, se pensant à moitié accroupie mais en fait à peine courbée. Elle se jeta presque sous la fenêtre du salon et attendit sans même savoir à quoi s’attendre ; entre les battements de son cœur et le goutte-à-goutte de la pluie, la jeune femme crut entendre des éclats de voix. Elle s’immobilisa, tétanisée : elle ne saisissait aucun mot, le son était trop étouffé, mais l’une des deux voix était bien celle de Gaëtan, elle en était certaine. Et si cette personne n’était pas là pour partager des découvertes avec Voyzand mais pour le faire taire ?!? Odile réfléchit à toute vitesse : elle ne savait pas se battre, elle n’avait pas d’arme sur elle, et le temps qu’elle rentre chez elle pour appeler la police… Mais… Et si la police était de mèche avec ces bandits ? Prenant son courage à deux mains, elle commença à longer le mur en direction de la porte d’entrée…
« — … Allons, Gaëtan, tu ne vas pas me faire repartir à cette heure ! »
« — Disparais Serge je te dis ! »
« — Bon… Bon… Tu as encore du mal… mais si tu changes d’avis, notre offre- »
« — Fous le camp tu m’entends ! Je ne veux plus jamais te voir ni aucun de tes collègues ! »
Le dénommé Serge haussa les épaules d’un air magnanime et remonta dans sa voiture ; Odile eut à peine le temps de repartir derrière le coin de l’entrée avant que les phares ne la balaient, et elle entendit le vrombissement du gros moteur se perdre au loin. Tombée le derrière dans la boue, la jeune femme ne bougeait pas, consciente que la porte était toujours ouverte. Qu’est-ce que tout cela voulait dire ? Est-ce que ça avait un lien avec…
Elle retint son souffle : Gaëtan Voyzand pleurait. En fait il pleura longuement avant de pousser un grognement et de claquer la porte. Odile se releva doucement et se risqua à jeter un coup d’œil au coin de la fenêtre du salon, dans un petit interstice laissé entre le rideau et le cadre. Gaëtan marchait de long en large dans la pièce en remuant les mains, en proie à une terrible colère. Les cadres n’étaient pas retournés, et Odile put voir que tous portaient des photographies du voisin aux côtés d’un autre homme, un homme qui n’était pas Serge, un homme aux traits orientaux ou métis qui posait sa tête sur l’épaule du voisin tandis que sa main était passée derrière sa taille… Gaëtan saisit l’une de ces photographies pour la regarder, ce qui l’immobilisa tout en le submergeant de découragement.
Odile se sentait gênée, non pas parce qu’elle avait enfin réalisé que son voisin était gay (contrairement à bien des gens du coin, la notion d’homosexualité ne lui causait ni dégoût ouvertement moqueur ni fascination maladivement inavouée, juste une profonde indifférence), mais parce qu’elle avait vraiment l’impression d’avoir été trop loin, d’avoir violé son intimité. Pour un peu, elle n’aurait presque plus rien voulu savoir, rester à jamais avec ses simples convictions, sa seule envie de croire en quelque chose de mieux… Elle repartit courbée vers sa maison.
« — Bah alors qu’est-ce que t’attends on a failli crever de faim ! »
Odile faillit insulter Claudine, mais la fille vit au dernier moment que sa mère souriait. Cette fois, elle essayait juste de la taquiner. Elle leur prépara leur dîner, gratin d’œufs durs sauce béchamel, entre rire et larmes, se forçant à ne pas penser.
Le lendemain matin, Odile utilisa le prétexte des œufs et du lait pour passer à La Cochonnerie. Elle toqua à la porte comme elle en avait l’habitude, mais personne ne vint lui ouvrir. En désespoir de cause, la jeune femme abandonna sa livraison sur le pas de la porte ; elle y était encore le lendemain, et le jour suivant. Au bout de trois jours, plus attristée qu’énervée, Odile ramena chez elles le lait et les œufs que le froid de novembre avait conservés.
Sa mère la fixait, ayant parfaitement remarqué que quelque chose n’allait pas, mais elle ne chercha pas à savoir. Odile ne se sentait pas brisée à l’idée d’avoir potentiellement perdu sa raison de croire à autre chose, sa raison de se trouver spéciale ou ses sources de divertissements ; tout cela elle l’aurait encore dans ses propres livres, dans son imagination et dans ses convictions… Non, elle se sentait dévastée à l’idée d’avoir perdu cette présence bienveillante qui éclairait véritablement sa vie…
Elle reprit sans entrain ses corvées à la ferme ; seule les affections combinées de Momo et de Mumu l’empêchèrent de céder complètement à la déprime. Ce fut toujours morose qu’elle repartit vendre ses œufs et son lait à Madame Pichon avant de passer chez Mademoiselle Annie au moins pour les sorties de début décembre.
Cependant la jeune femme avait un autre projet en tête, attendant fiévreusement qu’aucun autre client ne se trouve dans la maison de la presse avant d’y entrer. Réprimant ses tremblements nerveux en prenant une profonde inspiration, Odile proféra tant bien que mal la demande floue qu’elle s’était répétée sans trop savoir comment la formuler :
« — Je voudrais savoir… Si vous aviez… des… euh… des magazines… homosexuels. »
« — Ah, cette fois ça y est ! J’en étais sûre… » Mademoiselle Annie lui jeta un regard de connivence et se pencha sous son comptoir. Elle en sortit une revue dont la couverture arborait deux femmes maussades aux cheveux courts, vestes en cuir et casquettes assorties, sous le titre Le Minou Farouche. « … Je t’en fais cadeau, pour cette fois… »
« — Non ce n’est pas de ça que je parlais… » bégaya Odile en comprenant lentement. « Je voulais dire… Pour les homosexuels… mâles… enfin hommes. »
« — Oh. Excuse-moi, j’ai compris ce que je voulais comprendre. » Mademoiselle Annie roula des yeux, plus à sa propre intention qu’à celle de sa visiteuse et partit dans un grand rire avant de ranger Le Minou Farouche et de sortir trois autres magazines étonnants de sous le comptoir.
Guêpier, avec des colosses ciselés comme des sculptures grecques enlacés en poses lascives, Chichi et Fricotin, avec un éphèbe élégamment habillé coupe de champagne à la main, et Vie Joyeuse, avec une rose de noël blanche enserrée d’un ruban rouge. Odile ne savait absolument pas quoi choisir, en fait elle n’était même plus sûre de ce qu’elle cherchait. Une vieille 2CV pétarada devant la boutique et la jeune femme s’empressa de pointer Vie Joyeuse.
« — C’est… pour mon cousin. Je n’en parle pas parce que… Il est très timide. » Odile n’avait pas préparé la moindre justification, mais elle se sentait obligée d’en inventer une.
« — Hunhum hunhum. » Mademoiselle Annie ne releva pas l’improbabilité du propos et, sans se départir de son calme, rangea les autres magazines avant d’emballer celui d’Odile dans une innocente enveloppe de papier kraft.
La 2CV avait été garée, et il en sortit une vieille ronchonne qui se précipita dans l’échoppe pour acheter son tabloïde préféré et son programme télé. Odile la laissa parler avec la tenancière des lieux en faisant le tour des autres rayonnages. Elle saisit évidemment le dernier numéro de Mystères! avec son dossier spécial sur Les Secrets Du Solstice D’Hiver avant de chercher des yeux le dernier numéro de Réponses Imaginatives. Lorsqu’elle le trouva enfin, l’un des gros titres, au milieu à droite, lui sauta immédiatement aux yeux : Ferdinand Voyzand n’écrira plus. Sa main tremblait en attrapant le magazine, qu’elle porta jusqu’à la caisse.
« — Ça va Odile ? » la vieille venant de sortir, Mademoiselle Annie se permettait un élan de considération.
« — Je ne sais pas. » Odile paya dans un état second et sortit.
De retour dans sa chambre avec un peu de temps libre devant elle, Odile s’empressa d’ouvrir Réponses Imaginatives à la page voulu, la seizième, pour y lire : Ferdinand Voyzand mettrait fin à sa carrière littéraire, annonce Serge Letellier, éditeur en chef L’Agrafe D’Or, qui n’a pas donné d’autres précision. Du côté des jurys littéraires et des maisons d’éditions internationales, certains parlent déjà d’une manœuvre pour alimenter l’attente au sujet de son prochain roman. Le précédent, Le Protocole Pythéas, a été un succès phénoménal et… Elle continua à lire sans vraiment suivre. Confusément, elle savait que c’était vrai, qu’elle n’aurait plus jamais autre chose pour penser plus loin, rêver d’autre chose.
Odile déchira l’emballage anonyme de Vie Joyeuse et ouvrit le magazine en un claquement. La revue portait très mal son nom : on n’y exprimait que de la colère et de la tristesse. Ou alors le but était de faire un peu de cynisme ? On y parlait surtout beaucoup d’une terrible infection qui n’avait guère été qu’évoquée dans les sources d’informations généralistes (principalement la télévision) auxquelles Odile avait accès : le sida. Même si elle n’avait clairement pas accès à tous les éléments dont elle avait besoin pour tout bien saisir, la jeune femme arrivait à voir que la maladie avait un impact terrible sur ces hommes et dans l’indifférence des services de santé. Elle comprit soudain (ou du moins crut comprendre) : le compagnon de Voyzand était mort de cette maladie, et c’était désabusé par le chagrin et l’état du monde qu’il s’était retiré ici et avait décidé d’arrêter d’écrire.
Elle se précipita chez le voisin, et seule la vue de plusieurs enveloppes frappées de l’entête de L’Agrafe D’Or dépassant de sa poubelle l’interrompit dans sa course gauche. Qu’allait-elle lui dire ? De ne pas abandonner l’écriture ? Quelques condoléances désespérément plates ?
« — Odile ? »
Gaëtan était là face à elle, d’autres courriers de L’Agrafe D’Or à la main.
« — Je sais tout Gaëtan. »
En fait, elle ne pensait pas savoir grand-chose, ni même savoir pourquoi elle avait lancé cette déclaration par trop dramatique. Il la regarda, d’abord confus, puis triste, puis embêté, puis réconforté, puis enfin magnanime.
« — Entre, on va se faire un chocolat chaud. Je suis désolé pour le lait et les œufs de l’autre jour… »
« — C’est rien… »
Odile entra dans la maison en ressentant un intense soulagement. Cette fois-ci les cadres n’étaient pas retournés.
« — Alors dis-moi, Odile, qu’est-ce que tu sais… » soupira-t-il en lui tendant une tasse.
« — Je sais que tu es Ferdinand Voyzand. Je sais que ton mari, enfin ton ami, ou ton compagnon, est mort du sida. Je sais que tu es horriblement triste et que tu ne veux plus écrire à cause de ça. Mais on sait tous les deux qu’il y a quelque chose de meilleur, très loin, qui nous dépasse et… »
Odile s’interrompit : le visage de Gaëtan avait adopté une expression indéchiffrable. Elle réalisa à quelle point ses suppositions étaient simplistes, unilatérales, potentiellement blessantes et très indiscrètes ; elle s’attendit à se faire envoyer se faire voir mais…
« — Tout n’est pas aussi simple… ni aussi compliqué. » Gaëtan roula des yeux et s’humecta les lèvres pour se donner le temps de trouver ses mots.
« — Excuse-moi. Je suis une grosse maladroite et je suis trop simple d’esprit. Je ne vais plus t’embêter… » Odile se leva, sentant les larmes lui monter.
« — Je ne suis pas Ferdinand Voyzand. Il n’y a jamais eu de Ferdinand Voyzand. » Elle se retourna vers lui. « Il y avait moi, Gaëtan Voyzand, qui trouvait une partie des idées des livres, surtout tout ce qui était référence à la Grèce antique, et ensuite c’est moi qui relisais et corrigeais. Et il y avait Ferdinand Phuc. C’est lui qui écrivait tout. » Odile se rassit, coite, et Gaëtan continua, le débit haché : « C’était l’amour de ma vie… Mais il n’est pas mort du sida. Il a juste… eu un putain d’accident de scooter. Au moins le sida nous aurait pris tous les deux, et je serais pas seul comme un con. J’ai jamais pu écrire aussi bien que lui… Et c’est lui qui inventait tous les éléments réalistes des livres. Je ne saurais pas créer quelque chose qui ait l’air si vrai… »
« — Mais ça doit l’être ! » s’est-elle écrié. « Sinon… »
« — Tu es la première personne que je rencontre qui y croit Odile… Mais c’était juste le talent de Ferdinand. Cela venait uniquement de lui : avec son grand cœur il arrivait à trouver des idées qui nous touchaient, et avec son doctorat d’astrophysique, il arrivait à les rendre crédibles. Pas réalistes : ce n’est pas réaliste de se dire qu’on pourrait cacher des missions au long cours dans l’espace, ou l’existence d’extra-terrestres. Si ça se produisait vraiment, il y aurait trop en jeu pour que nous puissions le cacher Odile… » Gaëtan étouffa un sanglot avec un petit rire sans joie et son interlocutrice releva la tête, les yeux humides : elle se serait attendue à une sorte de jouissance de sa part, à détruire ses croyances idiotes et stériles mais…
« — J’aurais tant voulu que ce soit vrai… » lâcha-t-elle.
« — Je pense que Ferdinand aurait été très heureux d’avoir pu te transporter, toi entre toutes et tous… »
« — Dans notre trou paumé… » Tous deux éclatèrent de rire et elle ne put s’empêcher d’ajouter : « Pourquoi t’es venu à La Cochonnerie ? Tu devais bien avoir d’autres choix. »
« — Ça m’a fait rire. Et ça aurait fait rire Ferdinand. On voulait s’installer à la campagne une fois qu’on aurait eu assez d’argent avec les livres… »
« — Ah… »
Gaëtan finit sa tasse et Odile l’imita.
« — Tu sais… Des fois le soir je m’imagine aussi que c’est vraiment vrai, tout ce qui se passe dans Le Protocole Pythéas et tous ses autres livres… Et… Même si je sais que c’est pas la réalité… Ces livres ont des fonds de vérité tu sais… »
Odile se préparait à rire mais s’interrompit en réalisant que Gaëtan était parfaitement sérieux, et elle se pencha en avant pour mieux l’écouter.
« — C’est moi qui ai suggéré d’utiliser Pythéas. C’était un Massaliote… Un homme de culture grec qui a vécu dans l’Antiquité… Il a été le premier de son peuple à explorer l’Europe du Nord et il a découvert plein de choses inconnues pour les méditerranéens, comme les marées et la formation de la banquise. On sait maintenant que la mer peut monter et descendre sous l’effet de la Lune et que sa surface peut geler quand il fait très froid, mais tout ça était parfaitement inconcevable et incroyable pour les autres grecs, et beaucoup l’ont dénigré, au point que pendant des siècles personnes n’a pris Pythéas au sérieux… »
Odile n’était pas sûre de voir où il voulait en venir, mais Gaëtan poursuivit.
« — Reflet, l’extraterrestre qui a réussi à littéralement vivre à travers l’intellect de Vassili dans le roman, est une métaphore de l’esprit de curiosité, d’ouverture et de bienveillance que Ferdinand voulait que chacun fasse vivre en lui ou en elle… Des sentiments qui sont rarement pris au sérieux sur Terre… Comme l’a été le récit de Pythéas en son temps. »
Gaëtan le voyait : Odile comprenait bien mieux.
« — Il faudrait peut-être que des extraterrestres purs esprits, comme Reflet, nous soufflent plus cette idée… » renifla-t-elle.
« — Je ne suis pas physicien mais… » il se moucha brièvement. « Ça reste possible, aucune loi de la physique ne semble l’interdire. Même si tu dois reconnaître que ça pourrait ne jamais être vrai, rien ne t’empêche de continuer à rêver. »
Cela ressemblait un peu à la fin du Protocole Pythéas. Les deux amis échangèrent un rire et se mirent à parler de la prochaine livraison d’œufs et de lait ; Gaëtan fit même promettre à Odile de faire paître ses vaches sur ses propres arpents inutilisés, une fois le printemps venu.