Version stylisée d'un dessin pariétal de mammouth

La petite n’arrivait plus à dormir, mais ce n’était pas à cause de la faim qui la tenaillait : elle sentait, conviction pesant au fond d’elle-même, que le moment était venu. Un signe l’indiquait plus que toute autre chose : la couche de Mémé était vide. La fillette se redressa dans la demi-pénombre musquée et cendrée de la caverne. Sur les parois, les dessins faits par les ancêtres inspirés s’animaient au-dessus du feu frémissant ; les coureurs sur leurs pattes fines, les portes-branches avec leurs têtes élancées, les tapes-cornes trapus et même les massifs et surtout terrifiants trompes-herbes couraient avec le va-et-vient des flammes frémissantes mais tenaces qu’alimentait régulièrement sa Mama. 

Elle se leva, ajusta sa tunique de peau et, sans faire le moindre bruit, se jeta sur son dos en refermant ses mains devant son cou ; la femme la saisit immédiatement par les épaules et la fit tomber devant elle en retenant son habituel grognement bourru et doux. Elles se fixèrent du regard un instant, constatant à quel point l’une avait vieilli et l’autre grandi au cours de ce dernier hiver. Sans qu’elle sache trop pourquoi, la petite sentit un sanglot lui monter, mais le ventre de sa Mama émit brusquement un fort gargouillement, et elles durent se plaquer mutuellement la main sur la bouche pour étouffer leur fou-rire. 

Une fois que leurs respirations eurent retrouvé leur rythme régulier, la femme mit la fillette sur ses pieds et s’assura que sa tunique et ses chausses étaient bien en place avant de lui enfiler les mocassins et la cape de cuir qu’elle venait de finir ; enfin elle rabattit la capuche fourrée sur son visage juvénile et plaça sa propre lance à pointe de silex, le manche fraîchement retaillé, dans sa main. Après un dernier sourire, elle lui fit signe de la suivre vers la sortie de la grotte. 

Elles traversèrent le boyau connectant le monde des esprits pour arriver à l’espace où dormait le reste du groupe ; des hommes et des femmes d’âges variés, parfois estropiés, parfois simplets, tous épuisés par l’interminable saison froide et, surtout, leurs mauvais résultats à la chasse au cours des dernières semaines. Il y avait peu de risques que l’un d’eux ou l’une d’elles se réveille à leur passage mais, prise d’une angoisse subite, la petite pressa le pas.

Une lueur très pâle lui parvenait déjà depuis les derniers coudes conduisant à l’extérieur et, lâchant la main de sa Mama, la fillette se faufila entre les pans de peau masquant l’entrée. Dehors le ciel bleuissait à peine entre les cimes des arbres festonnés de neige et, au pied de ceux-ci, la vieille se tenait immobile, assise sur son rocher habituel. Elle ne détourna pas la tête à leur approche, se contentant de hocher le menton avec un grand sourire lorsque la petite entra dans son champ de vision. Ça voulait dire que le moment était idéal, que Mémé avait bien repéré que le temps allait rester clair jusqu’au soir suivant… La petite prit son air le plus déterminé, agrippant fermement sa lance, et son aïeule rit avec admiration avant de faire courir son regard de Mama à la cache.

La cheffe suivit cette indication silencieuse en se retenant de pester, déplaçant plusieurs lourdes pierres avant de creuser délicatement le sol encore gelé jusqu’à atteindre les enveloppes de peau contenant leurs dernières maigres réserves. Mémé s’était approchée et, après avoir observé le contenu de la cache quelques longues secondes, elle pointa spécifiquement l’un des paquets. Mama se renfrogna et faillit clairement protester avant que Mémé ne lève la main en fermant les yeux : elles auraient besoin de ces victuailles-là pour le trajet, c’était ainsi. Ne retenant plus son expiration, Mama souffla un nuage blanc dans la fin de nuit tout en lui tendant le paquet ainsi que son plus beau couteau de silex taillé. La petite s’empressa de les aider à passer ces précieux biens dans la besace rapiécée de Mémé. 

La vieille et la fillette se postèrent côte à côte, face à la cheffe qui se contenta d’un regard résolu pour leur indiquer de partir. Ce qu’elles firent immédiatement, s’enfonçant dans la forêt pleine de bruits tus. 

Mémé mettait de la jubilation dans chacun de ses pas, qu’elle interrompait régulièrement pour tendre l’oreille ou jeter un coup d’œil aux alentours. Des volants hululaient dans la canonnée tout autour et, parfois, au loin, de la neige tomba d’un branche, mais c’était tout. La fillette suivait avec attention, copiant chacun des gestes de son aïeule au point de marcher dans ses pas ; en revanche, lorsqu’elles arrivèrent au guet de la source, la vieille lui indiqua de passer devant elle et de lui tenir la main pour l’aider à tenir en équilibre sur les pierres glissantes. Une fois le ruisselet traversé, elles prirent le temps de s’agenouiller à son bord, de le remercier, d’y ôter leurs souffles et d’y boire plusieurs coupes de leurs mains. Mémé rota et gloussa avant de se relever d’une traite et de longer la berge en suivant le sens de l’eau glougloutante. 

Le ciel s’éclaircissait de plus en plus au-dessus d’elles, et la futaie cessa petit à petit de n’être qu’un entrelacs d’obscurités et de congères. Le cœur de la fillette, que la lumière du jour réchauffait déjà, se serra lorsqu’elle crut entendre des craquements derrière elle et se retourna d’un coup, sans pour autant voir quoi que ce soit. Elle attrapa la vieille par le coude en balbutiant ce qu’elle avait cru voir, mais Mémé se contenta de battre l’air de sa main gantée. Si Mémé n’avait pas peur… D’ailleurs, elle venait de s’accroupir, avec difficulté, pour faire pipi. La petite l’imita et elles se remirent en route. 

Elle se dit que des arcs et des flèches auraient très été utiles, mais Mémé lui enjoignit de presser le pas. Les grandes filles comme les garçons suffisamment en forme du groupe auraient tout le temps de partir en chasse dans les heures à venir, si ce n’était pas déjà fait. Elles deux, elles avaient quelque chose d’autre à ramener, quelque chose d’encore plus important. La vieille et la fillette cessèrent de longer le ruisseau pour s’engager vers le levant, là où l’astre du jour scintillait de plus en plus fort entre les troncs de moins en moins nombreux. La fillette se raidit. 

Sur la steppe pelée et givrée, se tenait une harde compacte de trompes-herbes, immobiles dans les vapeurs blanches qu’exsudaient le bout de leurs têtes si étranges. La petite faillit se retourner et partir en courant, mais Mémé saisit doucement son poignet et l’entraîna avec elle. La vieille s’appuya d’ailleurs fermement à son épaule sitôt qu’elles eurent quitté le couvert des arbres et eurent commencé à traverser la pierraille séparant la forêt encaissée de la lande en pente douce, forçant sa petite-fille à se concentrer sur le sol aussi inintéressant que traître. Les trompes-herbes avaient forcément remarqué leur présence, mais avaient choisi de ne pas bouger. 

Mémé la guida jusqu’à un tronc laissé à la lisière du chaos pierreux et s’assit dessus en riant du contact froid sur son postérieur. La petite, elle, resta un temps debout sans pouvoir s’empêcher de trembler, le regard figé sur les trompes-herbes. Ils étaient gigantesques, faisant plus de six fois sa hauteur, quatre fois celle de Mémé, avec leurs pattes incroyablement épaisses, leur trompe puissante repliée sur elle-même, leur corps couvert d’un pelage dru dont perçaient seulement une paire d’immenses défenses courbées et pointues. Que feraient-elles si ces masses décidaient de les tuer ? Jamais sa petite lance ne pourrait dissuader même le plus petit trompe-herbe. Elle comprenait enfin, viscéralement, pourquoi papa et moyen-frère avaient échoué la dernière joute pour la survie et comment ils étaient morts. Et dire qu’elles devraient gravir la pente douce de la steppe d’une manière ou d’une autre… 

Le défaitisme n’eut cependant pas le temps de l’emplir, car Mémé la tira vers elle pour la forcer à s’asseoir avant de lui tendre un petit morceau de viande séchée tout juste coupé à l’aide du couteau en silex. La petite fronça les sourcils, feignant d’ignorer la nourriture offerte, mais son ventre se mit à gargouiller, et en un demi-grognement aigu elle se résolut à lâcher la harde des yeux pour manger. Le soleil était déjà assez haut dans le ciel uniforme et, à travers ses fines peaux retournées cousues avec précaution, elle eut presque le sentiment d’avoir chaud. Une aile noire volait en cercles lâches loin au-dessus d’elles, cherchant une charogne. La petite souffla en silence et mâchouilla longuement son morceau de viande séchée enrobé de baies concassées. 

Bien que la fillette savourait avec délectation cet aliment qu’elle adorait et qui lui donnait tant d’énergie, son esprit ne parvenait pas à repousser ses inquiétudes, et elle se demandait combien de temps elles devraient attendre, et surtout quelle était la chose qu’elles attendaient… Elle jeta des œillades dérobées à Mémé : la vieille avait les paupières closes, sa face sombre tannée par les saisons pointée vers le zénith, tournant et retournant à travers ses moufles élimées la dent acérée d’oreille-pointue qu’elle gardait en pendentif. Est-ce qu’elle essayait d’entrer en contact avec les esprits ? Ou alors est-ce qu’elle tentait de ressentir comment le temps allait tourner avec l’un de ses sens délicats ?

Ayant probablement senti le regard posé sur elle, Mémé se fendit d’un grand sourire et s’étira longuement, ses rhumatismes un temps apaisés par la relative chaleur. C’était peut-être juste pour ça qu’elle s’était tenue tranquille un moment… Et ce moment devait continuer : elle intima à sa petite-fille de faire une sieste sur le tronc d’arbre. En dépit de son inquiétude face aux bêtes et de sa résolution à protéger son aïeule, la petite s’endormit sitôt qu’elle se fut couchée à demi. 

Elle se réveilla en sursaut mais n’eut pas le temps de penser à s’en vouloir : trois trompes-herbes se tenaient juste devant elle ! Mémé !!! Elle pivota, déjà paniquée, uniquement pour voir que… La vieille avait un sourire ravi, enfin, encore plus ravi que de coutume, et Mémé extatique : la petite ne l’avait jamais vue comme ça. Déstabilisée, la fillette tomba à la renverse sur le permafrost, sa chute n’étant amortie que par l’épaisseur de ses vêtements et sa rudesse seulement oubliée par la proximité des mastodontes. Pourquoi est-ce que Mémé ne bougeait pas ? Le plus proche des géants déployait sa trompe vers la vieille et… Mémé non !!!

Le pachyderme approcha l’extrémité de sa trompe de la capuche fourrée, tâtant d’abord tout doucement le visage de la grand-mère avant de poser son appendice sur son épaule… Qu’est-ce que… Mémé se mit à rire et plaça sa main sur la trompe laissée à côté de son cou tandis que les autres trompes-herbes commençaient à la toucher et à la renifler de la même façon que leur meneuse. Qu’est-ce que ça veut dire ? Question idiote : comme tout ce que faisait Mémé, il y avait un sens à tout ça, et puis… AH !

Mémé s’était tournée vers elle, l’air très sérieuse et, comme si elles avaient suivi son regard, les trompes-herbes relevèrent leur trompe vers la fillette. D’accord… Je dois rester réfléchie comme Mémé… et être forte comme Mama. S’il vous plaît… ! Elle dut quand même fermer les yeux à cause de la peur, mais les rouvrit au bout de quelques secondes en sentant les contacts très attentionnés qui se faisaient sur son front, ses joues et son menton. Le pelage sur le bout des trompes était plus court et souple, presque aussi doux que de la fourrure de petit-sauteur, et chacun des souffles qui sortaient des puissants appendices la réchauffait plus encore que le soleil qui descendait déjà derrière elles… Le plus grand des monstres laineux recula de quelques pas, et ses deux acolytes se mirent à marcher précautionneusement sur la caillasse démarquant la forêt. Mais Mama m’avait dit que les trompes-herbes détestaient marcher sur les pierres !

Les deux pachydermes n’y firent que quelques pas, à peine assez pour atteindre les branches les plus proches du bout de leurs trompes et en arracher quelques-unes bien vertes, couvertes d’épines. Revenues devant la vieille et la petite, elles tendirent les rameaux à la plus grande trompe-herbe qui s’empressa de les balancer longuement autour de sa tête massive avant de… les en caresser, grand-mère et petite-fille, puis de leur laisser dans les mains. La fillette réalisa alors confusément mais instinctivement, et se leva presque avant la vieillarde pour s’agenouiller et s’épancha en un long remerciement ingénu. Ce que disait toujours Mémé était vrai : même si les trompes-herbes étaient la plupart du temps d’apparence placide, leurs possibles colères méritées n’avaient d’égale que leur profonde sagesse, qui ne se révélaient qu’aux grandes clairvoyantes.

Mémé fit relever la fillette avant que ses génuflexions ne s’éternisent : elles avaient encore du chemin à faire. Brandissant chacune leur branche, elle se frayèrent lentement un chemin à travers la harde, se faufilant avec respect entre les trompes-herbes. Parfois, avec la petite sur les talons, la vieille se détournait de leur chemin ascendant et, se courbant lentement, observait le sol givré et pelé avec attention ; il y avait bien quelques nouvelles pousses, mais elles étaient aussi rares que le temps restait froid et sec… Elle finit par abandonner ces arrêts et leur fit presser le pas. Derrière elles, le soleil descendait déjà vers la forêt et ses massifs de pierre, et devant elles les pachydermes s’écartaient à leur passage. La journée avait été longue et fatigante, et la petite commençait à se demander si elles allaient bien trouver ce qu’elles cherchaient. Quelle autre confirmation attendre du printemps si ce n’était le grand retour des brins verts ? Et il n’arrivait toujours pas… 

Le duo de bipèdes efflanqués arriva à la limite de la harde, atteignant les abords d’un promontoire à la pente plus forte, et une seule trompes-herbes les suivit sur cette courbe de terre encore plus couperosée, celle qui leur avait donné leurs branches un peu plus tôt. La petite n’était toujours pas totalement tranquillisée par son énorme proximité, mais Mémé en paraissait plus réjouie que jamais alors… Enfin, elles atteignirent le bord du plateau, une falaise en à-pic donnant sur…

La petite inspira son ébahissement, Mémé lâcha un petit rire et surtout la matriarche de la harde émit un barrissement sourd qui fit frémir le monde autour d’elles. Au loin, semblant flotter au-dessus de la plaine que finissait d’engloutir les brumes crépusculaires en contrebas, les sommets des montagnes de feu resplendissaient dans le soleil rasant, des fumées ondulantes s’échappant de leurs courbes à la tranquillité trompeuse. Mémé s’assit sans manières sur le rebord de la falaise, précautionneusement imitée par la petite, et la mastodonte s’immobilisa complètement. 

La nuit tomba comme tout d’un coup, et sur les pentes de la plus haute montagne, la fillette distingua l’écoulement de rigoles rougeoyantes. C’était un spectacle terrifiant et magnifique, absolument fascinant, et… Son aïeule posa une main sur son épaule et, de l’autre, lui indiqua de lever les yeux vers le ciel. 

Toutes les petites lumières apparaissaient déjà… Le ciel paraissait encore plus profond ici. La petite frissonna, mais c’était peut-être le froid mordant soulevé par le vent de la nuit bien installée. À côté d’elle, Mémé avait retiré ses moufles ; elle se gratta d’abord les trois touffes de longs poils blancs festonnant le bout de son menton puis étendit ses dernières phalanges valides, beaucoup ayant dû être amputées à cause des engelures, vers l’horizon. Là, quelque part à côté de ces montagnes menaçantes et chaleureuses, devrait apparaître… Oui ! La vieille tressauta de joie et saisit le poignet de sa petite-fille pour dévêtir brièvement sa main et déployer ses doigts et… Oui ! Elle la vit aussi : une belle étoile bleutée surgissant nonchalamment de l’horizon à cinq doigts étendus de la plus haute montagne de feu !

« — C’est l’Étoile du Printemps ! » coassa Mémé tout en renfilant ses moufles et en aidant la petite à remettre les siennes. « Elle n’émerge qu’à la toute fin de l’hiver, invariablement. Je le savais… Les feuilles ne sont qu’un peu en retard… Les coureurs et les tape-cornes ne vont pas tarder ! » La vieille se releva d’une traite, laissant la fillette face aux montagnes de feu et aux lumières du ciel, et alla claudiquer vers la mastodonte matriarche dont la trompe se referma sur elle tandis qu’elle l’étreignait : « Nous n’aurons pas besoin d’une nouvelle joute cette saison… Les vôtres pourront repartir sans qu’on en prenne un autre, et nous sommes saufs nous aussi… »

La petite n’écoutait qu’à moitié, suivant seulement des yeux l’étoile qui, très lentement, semblait rouler d’un lointain sommet à l’autre, ne s’élevant presque pas au-dessus de l’horizon dans sa course tranquille vers le couchant. Dans sa poitrine son cœur battait comme un tambour de fête ; à cet instant elle était si heureuse que Mémé l’ait choisie pour hériter de ses savoirs et de ses perspectives… 

« — Viens bébé. » lui enjoignit Mémé, que la trompe-herbes avait libérée de son embrassade. « Il faut qu’on rentre, qu’on partage avec le reste du groupe. Allumons-nous une torche et repartons ! » Ce qu’elles firent, étreintes dans leur énergie et leur fatigue. En chœur, l’une chevrotante mais excessivement joviale, l’autre tonitruante quoiqu’un peu mélancolique, elles entonnèrent une fois de plus les vers secrets qui chaque fois devenaient plus signifiants, ces paroles par lesquelles s’ouvrait le grand dessein des choses :

« — Si les signes à tes pieds ne disent rien… Alors lève la tête et regarde le ciel… Ses mouvements suivent ceux du monde… Et le monde suit les siens. »