Les deux hommes se toisèrent une fois de plus, chacun sentant sa propre incertitude s’approfondir à la vue de celle de l’autre. Entre eux, sur la pierre de taille faisant office de table, les rayons du jour naissant semblaient enflammer de leur éclat ardent et purificateur la lettre ouverte de l’Abbé Bernardien. Son destinataire l’avait lue à haute voix sitôt descellée, mais l’autre avait déjà une bonne idée de la teneur de son contenu : Mon vieil ami, je vous fais envoyer quelques biens qui sauront enrichir votre retraite, en échange de quoi je voudrais que la prometteuse quoi qu’inexpérimentée recrue par laquelle je vous fais livrer ces trésors puisse accéder à vos sagesses.

Père Amédée fit quelques grands pas en direction du mur blanchi dont la grande trouée lui servait de fenêtre. Le temps était clair, comme en chaque début d’été ; sous la très légère brise les oliviers épars, les vignes coriaces et les parterres de seigle attendaient ses attentions. Tout comme ses ouailles qui, vêtus de leurs seuls pagnes effilochés, se mettaient déjà au travail. L’homme chevelu et barbu dans la force de l’âge prit une profonde inspiration et rajusta la fibule maintenant sur son épaule droite sa toge à la mode antique avant de se retourner vers son visiteur inattendu. 

Jeune freluquet encore délicat et impressionnable malgré sa motivation, Frère Irénée baissa les yeux et fit mine de défroisser sa cape pourpre et sa soutane noire que l’écume et le sel avaient tachées. La traversée jusqu’ici, qui lui avait fait découvrir l’existence du mal de mer, l’avait mis au supplice, l’idée d’être sur une île isolée et rude ne le rassurait pas, et surtout se retrouver parmi les saints et simples hommes de l’ermitage de Giannutri l’intimidait profondément. Au milieu de sa peau douce et à peine duveteuse, ses lèvres fines se tordirent en une moue embarrassée, mais avant qu’il ait pu balbutier quoi que ce fut d’autre, le chef des cénobites et gardiens des anachorètes s’exclama avec découragement : 

« — J’ignore complètement ce que je peux vous apporter mon fils. Votre tête est déjà bien pleine de toutes les connaissances qu’il faut pour être utile à l’Abbaye de Trois Fontaines, là-bas sur le continent, et je doute que la simplicité et la pureté que permet notre isolement vous y soit d’une quelconque utilité… » Père Amédée étira ses bras et ses jambes noueuses et puissantes en grognant.

« — Peut-être le découvrirons-nous ensemble si vous me laissez prendre part à vos activités profanes comme sacrées jusqu’au retour du bateau, dans trois jours… » bafouilla Frère Irénée. 

« — Ce cher Bernardien a peut-être bel et bien vu quelque chose en vous… » Le supérieur de l’île se retourna d’une traite et se précipita sur les biens que le nouveau venu avait apportés : entre les traités d’astronomie somptueusement reliés, les liasses de feuillets vierges du meilleur vélin, les flacons remplis de sépia très pur, les superbes plumes d’oie biseautées, les blocs de cire à cachetage et les bougies, il se saisit directement de l’énorme cristal de roche à découpe arrondie et au polissage parfait pour le fourrer dans un repli bien assuré de son vêtement drapé. Son visage racorni par le travail sous le soleil se plissa en un sourire cryptique. « Suivez-moi mon enfant, vous me donnerez les dernières nouvelles du monde et je vous ferai découvrir comment nous parvenons à rester si proches de Dieu. »

Sur ces derniers mots, le Père Amédée écarta le pan de tissu qui isolait sa stalle dépouillée du reste des ruines de la villa impériale et passa dehors. Frère Irénée se précipita à sa suite, mais s’interrompit aussitôt dans son mouvement car le chef spirituel de l’île s’était accroupi tout d’un coup : un chevreau solitaire s’était approché de lui en bêlant, réclamant ses caresses. Le nouveau venu tressaillit en croisant le regard si étrange de l’animal, mais quelque chose dans sa douceur le réchauffa de l’intérieur… 

« — Dites-moi mon fils, le successeur de Charlemagne a-t-il validé les droits de Trois Fontaines sur l’île de Giannutri ? » Père Amédée s’était redressé et remis en marche. 

« — Oui ! L’Empereur Louis le Débonnaire a renouvelé les droits exclusifs de l’Abbaye sur votre… domaine. » confirma le jeune homme, en fait presque encore un adolescent, en rattrapant son interlocuteur à grandes enjambées. 

« — Les relations de la papauté avec Constantinople doivent donc être toujours aussi exécrables… »

« — J’ignore le ton des relations entre sa sainteté l’Évêque de Rome et l’Empereur d’orient et son patriarche… » dut admettre Frère Irénée, pris de cours par les connaissances encore vastes et la perspicacité étonnamment affutée de Père Amédée.  

« — Et qu’en est-il de la progression des mahométans ? » lui demanda-t-il sur un ton égal en descendant le sentier rocailleux, le chevreau sur les talons. 

« — Ils viennent de conquérir la majorité de la Sicile et s’en prennent régulièrement à la Sardaigne… N’avez-vous pas peur qu’ils se tournent désormais vers Giannutri, du fait de sa relative proximité avec Ostie, et cherchent à en faire une base de laquelle attaquer le Latium et surtout le cœur même de la chrétienté ? » s’enquit le nouveau venu d’un ton geignard incontrôlable, soudainement inquiet pour sa propre personne. 

« — Comme vous avez pu le constater par vous-même en arrivant, notre île n’a pas de mouillage adapté à une flotte de guerre, et ses maigres ressources sustentent à peine notre existence frugale. Et puis, quoi qu’il advienne, nous sommes déjà libérés des tracas et des fracas, nous sommes avec Dieu. » Et il poursuivit son chemin en saluant sur son passage les autres cénobites à demi-nus travaillant deux par deux en se tenant parfois par la main. 

La réponse empreinte de mysticisme du Père Amédée laissa quelques instants pensive son ouaille du moment, mais les manies bizarres des reclus locaux raccrochèrent rapidement son attention. Chaque paire se manifestait une sorte de tendresse touchante, qui l’intriguait plus qu’elle ne le choquait, aussi Frère Irénée se risqua à lui aussi poser une question, qu’il tenta de formuler de façon amicale plutôt qu’inquisitrice : 

« — Pouvez-vous m’en raconter plus sur les raisons d’exister de votre communauté ? L’Abbé Bernardien m’a dit de vous réserver mes questions à ce sujet. » Son interlocuteur s’était arrêté à la limite d’un chiche potager à demi-ombragé dans lequel poussaient pêle-mêle oignons jaunes, carottes noires et fenouils parfumés ; il s’agenouilla et palpa la terre meuble avec douceur, mesurant son humidité du bout des doigts. À nouveau, un sourire mystérieux, vaguement teinté de taquinerie, plissa son visage harmonieux rendu plus charismatique par sa tranquillité que par sa sagesse, bien que celle-ci devint de plus en plus difficile à nier. 

« — Vous savez peut-être que Giannutri était un lieu d’exil du temps des derniers empereurs païens de Rome, et qu’elle a été complètement abandonnée avec l’arrivée des peuplades germaniques en Italie… » Il commença à se relever mais s’interrompit en un accroupissement assuré pour humer le parfum piquant d’une fleur d’oignon bleutée. « Le prédécesseur de Bernardien vit un symbole dans l’attribution de notre petite île : il décida d’y recréer un ermitage à l’antique, un lieu de tranquillité pour ceux dont les conditions intellectuelles comme l’innocence des mœurs insultent les profanes toujours plus frustres mais glorifient éternellement Notre Seigneur dans Sa clairvoyance et Sa bonté… »

« — L’isolement de ce lieu… » souffla Irénée, qui n’avait pas saisi l’allusion. Il essuya son front humide de sueur sous son petit chapeau à large bord et laissa son regard parcourir les falaises et les plages frangeant la côte ouest de l’île, qui s’étirait sur à peine quatre lieux : « … Il convient bien aux simples, loin des soucis temporels et plus proche du monde spirituel, oui… »

Amédée s’était redressé et remis en route, parlant désormais plus pour lui-même, bien que sa voix grave resta portée par la brise emplie de ses propres murmures mystiques : 

« — Bernardien et moi-même avons aussi reçu la bénédiction de pouvoir former entre nous une amitié gracieuse, mais… Plus en prise avec les réalités de la vie abbatiale et surtout du monde extérieur, il a décidé de protéger ma liberté d’esprit en m’envoyant ici. Je prie souvent pour lui, et j’ai poursuivi mon serment de permettre aux autres, dans l’isolement, ce que les préjugés du monde nous ont retiré, à moi et à mon… bon ami. » La voix du Père Amédée était égale, pleine de réconfort même. Le même sourire taquin plissait ses lèvres pleines, invisibles à son interlocuteur… 

Frère Irénée, qui dans son ingénuité ne connaissait que l’amour dépassionné tourné vers Le Tout Puissant, n’attribua à la brève histoire du chef des cénobites que la pureté qui lui était due. 

Aux abords de la falaise en bonne partie effondrée, le guide spirituel s’arrêta pour parler à deux de ses disciples, les frères Donatien et Jonathan, et leur demander comment se portaient les ruches que tous deux avaient à charge d’entretenir. Mains jointes, les deux jeunes hommes lui assurèrent que les abeilles étaient aussi besogneuses et amicales que de coutume, après quoi, le plus grand accoudé aux épaules du plus petit, ils baissèrent la tête en une prière silencieuse que leur indiqua de faire leur supérieur. Quoi qu’il fut incertain ce à quoi elle était dédiée, le nouveau venu ferma les yeux et partagea leur communion. 

Une note profonde monta subitement entre les grognements étouffés des vagues en contrebas. Frère Irénée se sentit étreint par cette clameur monocorde, décharnée de tout sens, chœur mystique à une seule voix. 

« — Une extase à ce moment, comme c’est à propos ! » s’exclama le Père Amédée d’un rire léger. « Frère Donatien, Frère Jonathan, allez chercher quelques vivres frais et rejoignez-nous rapidement. Venez Irénée mon fils, allons retrouver notre vieux béni. »

Et sans plus d’explication, il s’engagea sur le semblant d’escalier naturel abrupt et poussiéreux qui descendait vers la mer. N’approchant aucunement son étonnante agilité, son suiveur en fut réduit à soulever délicatement de ses mains les pans de sa soutane tout en secouant les pieds à chaque pas pour éjecter de ses sandales les cailloux qui s’y glissaient. Arrivés sur la plage de galets ceignant la majorité de l’île, Amédée obliqua sur sa gauche, vers le sud, d’où s’élevait le chant sans note ni mot, et Irénée le suivit en se triturant les mains, nerveux sans savoir exactement pourquoi. Plus loin, la falaise tenait encore et la grève s’engloutissait à la base de sa verticalité ; la voix venait pourtant de plus loin.

D’un geste vif et joyeux, Père Amédée dégrafa sa fibule et laissa glisser sa tunique au sol, ayant seulement pris soin d’en ressortir le cristal de roche, qu’il garda en main en entrant complètement nu dans les creux de l’écume. Son suiveur trépigna un instant, les embruns se déposant à ses pieds : l’eau arrivait à peine à la taille du chef des cénobites, il n’y avait pas besoin de nager, et surtout il n’y avait personne aux alentours pour s’offusquer d’une quelconque nudité. Pris d’un rire innocent, Irénée se défit de son chapeau, fit tomber sa cape derrière sa tête, dégrafa sa soutane et jeta ses chaussures de côté avant d’entrer dans l’eau tiède. 

Le lieu d’où s’élevait la voix pleine des mystères de Dieu se révéla à un bref détour de la falaise : une petite grotte à l’entrée à demi-submergée ; les échos amplifiaient le chant vieilli et épuré qui se formait dans ses tréfonds. Amédée s’y engagea sans la moindre hésitation, mais Irénée se sentit pris de peur : et si la grotte s’effondrait sur eux ? Comme s’il avait senti ses considérations matérielles, son guide lui fit signe de le suivre avec tranquillité : Dieu était avec eux, en cet endroit plus encore qu’aux alentours. 

Le son avait décru avant de disparaître. Il faisait frais dans la pénombre de la grotte, mais elle avait une douceur insoupçonnée : son sol n’était pas tapissé de galets mais de sable, un sable satiné, incroyablement fin, sous une voûte mamelonnée et lisse qui allait lentement en se resserrant. Père Amédée se précipita, et Frère Irénée put voir, entre les clapotis rebondissant sur le fond de la caverne, un vieillard agenouillé dans l’eau dans le plus simple appareil, ses yeux révulsés commençant à se refermer lentement, sans aucunement diminuer la puissance évocatrice de son sourire extatique…

« — Je crois que nous arrivons au bon moment… » murmura le Père Amédée tout en saisissant le vieillard qui tombait lentement à la renverse. 

« — Un authentique anachorète… » Frère Irénée n’avait pu s’empêcher de murmurer sa conclusion à voix haute. 

« — Nous autres cénobites, vivant encore en communauté et produisant la pitance pour toutes les âmes de l’île, nous sommes à terme appelés au même destin, si nous trouvons vraiment Dieu… ou si nous perdons notre ami cher. » Et sur ces mots il étreignit doucement, en toute innocence, le vieil homme qui le saisit en retour. 

Des clapotements retentirent derrière eux : Donatien et Jonathan les rejoignaient, dévêtus et joyeux, l’un portant une petite amphore et l’autre des grappes de raisins. Sans mots et le sourire aux lèvres, ils firent boire le vieux avant de lui donner à manger quelques grains. Finalement, celui-ci grogna, émit quelques borborygmes ineptes, et se releva pour quitter lentement la grotte. Les trois cénobites le regardèrent sortir lentement, et le nouveau venu les fixait en retour, ne trouvant pas à comprendre leurs propres sourires. Il s’en enquit auprès du chef spirituel de l’île, qui lui répondit : 

« — Nous avons partagé un peu de La Grâce Divine, car nous étions avec lui, mais aussi car nous étions en ce lieu. Si vous n’avez pas été touché… Restez un peu ici mon enfant… Gardez ceci quelques temps, il ne m’appartient pas plus que quoi que ce soit d’autre. » Et Amédée laissa le cristal de roche dans la main d’Irénée, qui fixa l’objet précieux au creux de sa paume. 

À quoi pourrait bien lui servir cette pierre transparente qu’on utilisait pour lire plus facilement les manuscrits recopiés trop petits, ici ? Le jeune homme la plongea dans l’eau et s’y assit lui-même, se laissant un temps distraire par l’intense et simple plaisir physique du flux tiède pressant sa peau. Le temps lui parut suspendu, et il se crut somnoler jusqu’à… Le jeune homme sursauta et releva la tête en pointant le cristal devant lui : tout y était d’un bleu très pur, plus ardent et plus épuré que celui du plus dégagé des ciels, du fond sableux jusqu’au plafond caverneux et, soutenu par l’eau étale, au milieu, le monde au-dehors n’était que lumière. Il ferma immédiatement les yeux, pris d’un vertige subite tandis que les vagues forcissantes, en s’engouffrant dans la grotte étroite, l’agitaient amplement d’avant en arrière. Il était saisi par sa petitesse mobile et frêle, et la majesté immobile de tout ce qui l’entourait, ainsi qu’enfin et surtout la beauté de cette retrouvaille… 

Irénée revint à lui-même au bout de longues minutes et se releva d’une traite, serrant le cristal contre sa poitrine creusée, avant de se précipiter vers l’extérieur de la sublime grotte bleue. Le soleil, le vent et l’eau sur sa peau lui faisaient un effet merveilleux, fruit de sa rencontre avec Dieu. Il ne prit même pas le temps de se rhabiller complètement, nouant seulement lâchement sa cape autour de sa taille et, le reste de ses affaires sous le bras, se lança à l’assaut de la section de falaise effondrée.  

« — Père Amédée ! je l’ai reçue, l’illumination ! » il gouttait encore, sur le seuil de la stalle du guide qui venait de se relever d’une sieste. 

« — Cela ne vous a même pas pris si longtemps ! Bravo ! » s’amusa-t-il sans méchanceté en se saisissant d’un des traités d’astronomie et en reprenant le cristal de roche que l’arrivant lui tendait. « Parlez-moi de votre expérience. »

« — Oh c’était… c’était… Je… Nous sommes… C’est… » Bien entendu, Frère Irénée n’aurait rien pu formuler. Plutôt que de persévérer, au risque de se frustrer, il se découvrit la sagesse d’arrêter ses vaines tentatives de traduire en mots son expérience mystique. 

« — Il faut parfois un peu de temps avant de pouvoir faire sens des révélations du Seigneur. » Conclut fort à propos le Père. « Restons à l’intérieur pendant les heures les plus chaudes. Êtes-vous intéressé par l’astronomie, mon fils ? »

Et, sur ces mots, ils se firent à tour de rôle la lecture du dernier traité sur le mouvement des planètes et des astres. L’un comme l’autre avaient le goût dépassionné des choses du ciel, et ils se mirent en tête d’utiliser les éphémérides du traité pour déterminer les positions qu’auraient la Lune et Vénus le soir venu, afin de les observer. 

« — Bien, le soleil est descendu ! Que diriez-vous de venir travailler la terre avec nous, mon fils ? »

Ce qui suscita des hochements de tête. Toujours légèrement vêtu, Frère Irénée rejoignit les autres cénobites pour les aider à vérifier l’état des arbres, désherber les lopins de seigle et les potagers et traire les chèvres ; le Père Amédée quant à lui prenait part aux tâches de telle sorte que seuls ses conseils avisés, donné sans supériorité, le distinguaient du reste de la communauté. Le travail agricole se poursuivit jusqu’à ce que l’astre du jour embrasse la mer. À ce moment, les cénobites repartirent vers les ruines des villas d’exil où ils avaient leurs cellules et, à l’aide d’un four antique remis en état, se firent cuire des pains qu’ils farcirent de miel, de fromage de chèvre et d’oignons grillés avant de les saupoudrer de graines de fenouil et de sel tout en sortant de leurs caves quelques amphores de vin vieilli qu’ils coupèrent avec l’eau du seul puits dont ils disposaient. 

Le repas se fit autour d’un petit feu, au milieu des colonnades désossées, dans un silence contemplatif. Trois anachorètes mutiques, attirés par les effluves alléchantes, vinrent sporadiquement chercher quelques pitances que les quatorze convives, y compris Irénée, donnèrent et de bonne grâce. Le vent du soir se leva avec le crépuscule tombant, et chaque membre des couples de cénobites se blottit plus près de son partenaire en un tableau émouvant. Seuls le Frère Irénée et surtout le Père Amédée étaient esseulés, mais tandis que le premier se perdait dans ses pensées, l’autre se fascinait du feu dansant qu’il observait à travers le cristal de roche. Rendu très légèrement ivre par le vin, il marmonna à l’intention de sa nouvelle recrue, avec encore un peu de rire dans sa voix si grave : 

« — Et si le feu était un autre de nos liens au Seigneur ? »

« — Je doute que beaucoup d’abbés partagent ce point de vue… » lui murmura en retour la voix fluette. 

« — Que valent les règles données par les hommes, quand nous pouvons trouver en nous-mêmes et dans le monde celles données par Dieu ? La Sainte Bible elle-même n’est pas un code de loi, seulement un début possible pour notre cheminement intellectuel et spirituel. »

Frère Irénée ne releva pas cette dernière saillie à l’abord pourtant fort hétérodoxe, pour la bonne et simple raison qu’il en reconnaissait le bien fondé. À côté de lui, Père Amédée avait profité que le ciel se soit assombri pour lever son cristal et admirer les astres à travers son effet grossissant. Après quelques minutes, il ne retint plus son admiration, qui s’épancha en un autre chant sans notes et sans mots. 

« — Puis-je regarder aussi ? » demanda doucement Irénée, et Amédée lui tendit le précieux objet. 

« — Ces aspérités sur la Lune semblent projeter des ombres, elles ressemblent à… des montagnes ? Et ces tâches… Est-ce que ce serait… des mers ? On croirait… Un autre monde… » Il s’interrompit, plongé dans d’intenses réflexions. « Père Amédée… Si je demande à l’Abbé Bernardien de pouvoir me joindre à votre communauté, et d’y amener quelques autres frères amis qui y trouveraient leur place, l’accepteriez-vous ? »

« — Quelle a été la nature de votre révélation dans la grotte bleue, pouvez-vous à présent la traduire en mots ? »

« — Que nous sommes petits… Que Dieu est Grand… Comme il est beau que nous puissions nous apprécier, nous qui sommes d’une insignifiance si triviale quoi que rassurante, et comme il est beau que nous puissions apprécier Sa Création, elle qui nous dépasse tant par sa grandeur et sa beauté… Nous devons la célébrer en vivant tranquilles, aimants et en paix… »

« — Je suis transporté que vous ayez pu saisir l’évidence. J’écrirai une lettre à l’intention de Bernardien et lui ferai porter par le marinier vous ayant convoyé ici. Cela fait déjà un peu trop d’années que Giannutri n’a pas reçu de nouvelles recrues… »

Et Amédée passa son bras au-dessus de l’épaule nue d’Irénée, qui se pencha contre lui. Dans leur chaleur jointe, ils partageaient la pensée, ou plutôt le sentiment, de la pluralité des mondes et, surtout, de ce qu’elle exprimait de la grandeur et de la beauté de Dieu.