Savoir lire et écrire nous donne l’impression d’avoir accès à toutes les connaissances possibles… Mais c’est parce que nous sommes dans « la confidence ». Vous, lecteurs et lectrices du français écrit en alphabet latin, vous ne pourrez pas directement saisir le contenu d’un texte rédigé en caractères sanscrits ou en idéogrammes chinois par exemple. Sauf à avoir déjà appris ces modes d’écriture. Mais qu’est-ce que cela nous dit, et implique, sur la nature même de l’écriture ?
La langue est de nature arbitraire : les sons et leur agencement en mots n’ont pas de liens directs avec ce qu’ils expriment. À quelques exceptions débattues près (les premiers pictogrammes ou nos émojis modernes !) il en va de même avec l’écriture. Ni nos lettres, ni les caractères chinois n’ont de rapport direct et transparent avec les sons ou les sens qu’ils traduisent sur le papier ou dans la roche. Tout comme pour la langue orale, il faut savoir à quoi chaque unité de sens correspond. L’écriture est donc un code !
Une affaire d’initié•e•s
Or un code doit être maîtrisé pour transférer correctement son information. L’analphabétisme et l’illettrisme compliquent ainsi très fortement l’accès à des informations pourtant considérées comme basiques par une majorité de la population à l’époque contemporaine. D’où les efforts pour résorber ces problèmes… Ou encore pour déchiffrer les écritures anciennes afin de mieux comprendre les civilisations les ayant utilisées. On pense notamment à Champollion avec les hiéroglyphes égyptiens 1, aux réalisations concernant le linéaire B anciennement utilisé à Mycène 2 ou encore à l’élamite linéaire décrypté tout récemment, en 2022 3 !
Cependant, dans ces trois cas, la compréhension a été possible soit parce que des traductions dans des écritures comprises étaient juxtaposées sur le même support (la Pierre de Rosette) ou encore parce qu’on connaissait relativement bien la langue transcrite elle-même (pour le syllabaire mycénien). De nombreux autres systèmes d’écriture restent, à l’heure actuelle, totalement indéchiffrables, des Amériques jusqu’à l’Océanie : glyphes Olmecs et Zapotecs, symboles de l’ancienne civilisation de la vallée de l’Indus ou encore Rongorongo de Rapanui (Île de Pâques)… La liste est longue 4, mais l’explication principale est toujours la même : les lecteurs et lectrices de ces écrits ont disparu, et avec eux leur connaissance du code.
Un piège tendu au futur ?
Ce qui est arrivé avec ces graphies du passé pourrait-il se reproduire avec nos écritures modernes ? Un exemple récent est celui de l’écriture Nüshu 5, dont l’usage a disparu au cours du XXème siècle. Cette écriture s’étant développée en Chine centrale au cours des siècles avait cela d’unique qu’elle avait été développée par les femmes et pour les femmes seulement, en secret. Dans la Chine pré-contemporaine, celles-ci étaient (sauf exception) privées de toute éducation, et la mise en place d’un système d’écriture parallèle (aux caractères « courants », qui étaient l’apanage des hommes) était le moyen de créer une culture écrite et littéraire féminine dans une société corsetée par le patriarcat. Hélas, même si de nombreux textes en Nüshu survivent, leur compréhension a été perdue, et avec elle ce que ces écrits portaient de solidarité et d’espoir…
Encore s’agit-il, pour l’écriture Nüshu, d’une perte d’usage : les femmes pouvant enfin recourir au système majoritaire, le maintien d’un système parallèle n’était plus vital. C’est seulement un type de déchiffrage qui s’est perdu ici, pas l’usage de l’écrit lui-même. Mais que ce passerait-il si, à l’avenir, tous les êtres humains sur Terre perdaient l’usage de l’écrit ? Non seulement une majorité des connaissances des anciennes civilisations seraient perdues à jamais (comme c’est encore le cas pour la civilisation de l’Indus et autres) mais cela nous exposerait aussi à des dangers nouveaux. Si plus personnes ne sait lire, comment s’assurer que certaines choses qui ne tiennent pas totalement du bon sens candide restent compréhensibles ? Par exemple, comment faire comprendre à des humains du futur qu’ils ne doivent explorer et démanteler un site de déchets nucléaires sous aucun prétexte ? L’initiative RK&M aux États-Unis 6 a tenté d’établir des symboles théoriquement compréhensibles par n’importe quel humain, mais l’hypothèse reste impossible à vraiment tester…
Vous l’aurez compris, dans ce contexte, pour que la communication puisse passer par l’écrit, il faut que le récepteur ou la réceptrice maîtrise le code ! Le problème s’applique aussi à nos tentatives de communication avec des extra-terrestres : pour espérer que quelque chose passe, il faut éviter les lettres et les idéogrammes, de même que l’encodage numérique (ASCII n’existe que sur Terre !). Enfin, si des extra-terrestres venaient sur notre planète après notre éventuelle extinction, même s’ils trouvaient des textes humains préservés, il est peu probable qu’ils parvienne jamais à les déchiffrer…
1 ↑ https://gallica.bnf.fr/essentiels/evenement/hieroglyphes-dechiffres-champollion
2 ↑ https://www.classics.cam.ac.uk/system/files/documents/process.pdf
3 ↑ https://www.larecherche.fr/liran-d%C3%A9voil%C3%A9-le-d%C3%A9chiffrement-de-l%C3%A9lamite-lin%C3%A9aire
4 ↑ https://en.wikipedia.org/wiki/Undeciphered_writing_systems
5 ↑ https://www.pbs.org/independentlens/blog/how-do-modern-women-in-china-keep-the-secret-nushu-language-tradition-alive/