Lentilles, gouttes d’eau et ciel étoilé

À notre époque, disposer d’images détaillées d’astres lointains ou d’organismes microscopiques semble aller de soi. Cependant, vous vous en doutez, les télescopes et les microscopes sont des inventions relativement récentes, et avant leur apparition presque fortuite, les humains ne voyaient leur monde qu’à travers leurs propres yeux, si limités…

Notre sens de la vue, à l’œil nu, est honorablement sophistiqué : nous pouvons percevoir précisément les formes proches à modérément éloignées, avec une palette de couleurs décemment variées et ce dans des conditions de luminosité relativement larges. C’est au moins en partie grâce à ses perceptions visuelles que notre espèce a pu survivre jusqu’à maintenant, et vous leurs devez sans doute de pouvoir vous débrouiller dans le monde moderne (et de pouvoir lire Avec Un Grain De Sel !). D’ailleurs, en l’absence de troubles ophtalmologiques ou de travail extrêmement minutieux à réaliser, vous n’avez sans doute pas besoin de vous doter quotidiennement de lunettes ou de loupes… Et pourtant, c’est dans ces circonstances que nous nous sommes mesurés à la complexité autrement invisible de notre univers. 

Les balbutiements parfois cocasses de l’optique 

Une lentille est un objet transparent dont la courbure, convexe ou concave, dévie les rayons lumineux le traversant ; cela permet à un observateur ou à une observatrice placée à distance idéale d’agrandir (ou de rapetisser) l’image perçue de ce vers quoi le dispositif est pointé. Le plus ancien objet présentant de tels propriétés 1 et ayant été retrouvé dans des vestiges archéologiques date d’environ 750 ans avant notre ère, et provient du site archéologique de Nimroud, la cité de Kalhkun dans l’antique Mésopotamie. Rien n’indique cependant que ce cristal de roche poli était utilisé directement comme lentille grossissante, et il était peut-être plutôt mis à profit pour allumer des feux par concentration du rayonnement solaire ou tout simplement pour ses qualités esthétiques, comme élément décoratif. 

Les époques suivantes ne nous donnent pas beaucoup plus d’éléments. Au premier siècle avant notre ère, Sénèque note que de petits globes remplies d’eau peuvent « grossir » certaines images 2. Un peu plus tard, des ateliers de bijouterie romains présentent des cristaux de roche polis, dont l’emploi comme loupe pour réaliser des travaux de gravure minutieux reste à prouver 3. Au début de l’Empire, Néron (on ne le présente plus) aurait observé les combats de gladiateurs à travers des « émeraudes » ; l’anecdote est d’une authenticité douteuse, mais même si les faits sont avérés, il n’est pas certain que les pierres (qui n’étaient peut-être même pas de véritables émeraudes, les romains utilisant ce nom pour nombre de gemmes vertes) aient été utilisé pour leurs propriétés optiques 4

Les romains et d’autres civilisations du pourtour méditerranéen avaient cependant des connaissances basiques en la matière : d’après diverses sources, certaines utilisaient peut-être même d’ingénieux miroirs concaves pour incendier des navires à distance 5. Il faut cependant attendre le Xème siècle pour que le savant Ibn al-Haytham écrive le premier véritable traité d’optique et décrive le cristallin de l’œil humain comme une lentille 6 ! La traduction de ses travaux en Occident à partir des XIIème et XIIIème siècles entraîne l’apparition des premières véritables lunettes en Italie du Nord. Une apparition aidée par la mise au point de techniques efficaces pour produire des lentilles artificielles bien transparentes 7. Ces pinces-nez, qui supplantèrent rapidement les cristaux de roche polis encore utilisés jusque-là pour la lecture, devinrent même des accessoires de mode ! Et leurs dérivés allaient petit à petit changer notre rapport au monde… 

S’amuser, observer, s’émerveiller

L’idée de combiner plusieurs lentilles au sein d’un même objet serait apparu aux Pays-Bas à la toute fin du XVIème siècle ; en 1608, un brevet pour un appareil destiné à voir de loin y est déposé par un fabricant de lunettes, mais le brevet est refusé car ce type d’instrument semble alors déjà commun ! D’après divers témoignages (parfois difficiles à recouper et pour certains peut-être apocryphes) ces « regardeurs » pouvant produire un grossissement fois trois avaient été inventés des années plus tôt par des artistes de cirque, et servaient surtout à amuser les enfants (et les adultes) 8. L’intérêt militaire ou scientifique de cet objet n’avait même pas été perçu !

C’est cependant la demande de brevet qui finit par être découverte un peu partout en Europe, donnant d’abord naissance au « Verre à Perspective Hollandais », la longue-vue. Un certain Galilée découvre l’objet en juin 1609, et en même temps que d’autres astronomes (par exemple l’anglais Thomas Harriot) décide de le pointer vers le ciel. Rapidement, le savant italien décide d’améliorer le dispositif, lui donnant d’abord un grossissement x8 puis x23. Ce sont ces instruments galiléens qu’un poète grec présent alors en Italie nomme un « voir loin », teleskopos, de tele « loin » et skopein « voir » 9. Galilée s’émerveillera alors de pouvoir observer les satellites de Jupiter, les phases de Vénus, les détails de la surface de notre Lune…

Le microscope, lui, semble apparaître indépendamment en Angleterre et aux Pays-Bas au plus tard dans les années 1610. Galilée, toujours, qui avait déjà réalisé indépendamment que ses télescopes permettaient aussi d’agrandir l’image perçue d’objets présents à la surface de la Terre, réalise son propre instrument dédié à cette tâche en 1624, et c’est sa création qui hérite la première du nom « microscope », en 1625. L’intérêt de celle-ci n’est cependant pas immédiatement évident, et il faut attendre les années 1660 pour que les scientifiques lui trouvent un usage, avec l’étude des organismes à peine visibles à l’œil nu 10 puis des tissus humains ; la délicatesse de l’infiniment petit devint alors plus apparente… 

Quand on a déjà vu on ne peut plus ne pas voir !

À force, de tâtonnements, d’impasses, de détours et de chance, les progrès de l’optique ont fini par révolutionner notre vision du monde… Et nous remettre à notre place. Grâce au microscope et au télescope, nous avons petit à petit pris conscience qu’il existait des niveaux d’existence tangibles au-delà de nos propres perceptions ; nous avons appris nous étions nous-mêmes composés d’éléments eux-mêmes complexes, et que nous vivions sur un monde qui n’avait rien d’exceptionnel dans son nombre de détails. Autant de réalités qui resteraient encore longtemps difficiles à accepter pour une majorité d’humains voulant encore trop se fier à leurs sens et leurs premières interprétations. Un élargissement conceptuel aux développements passionnants et tragiques, dont nous reparlerons très bientôt… 

1 https://www.britishmuseum.org/collection/object/W_-90959

2 https://optimaxonline.com/newsdetails.php?newsId=20

3 https://www.jstor.org/stable/507106

4 https://sarahemilybond.com/2016/05/22/i-wear-my-sunglasses-at-the-fight-the-emperor-nero-and-the-history-of-sunglasses/

5 https://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=4964987

6 https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6074172/

7 https://italian-traditions.com/occhiali-da-vista/

8 https://emh30.ace.fordham.edu/2018/12/06/the-telescope-and-tradition/

9 https://en.wiktionary.org/wiki/telescope

10 https://en.wikipedia.org/wiki/Micrographia