Victorin inspecta son reflet dans le miroir. Sa peau était blanche et nette, ses lèvres douces et égales, ses cils bien détachés les uns des autres, rien n’était logé entre ses petites dents blanches, aucune mèche n’était décalée au sein de ses longs cheveux blonds attachés. Il leva ses mains délicates et aligna chacun de ses doigts au niveau de ses yeux pour s’assurer que ses ongles étaient parfaitement coupés et… Un cuticule disgracieux se formait sur son auriculaire droit. Le garçonnet empoigna sa pince à manucure métallique, en saisit l’excroissance disgracieuse et tira ; son visage poupin ne se contracta qu’un instant, par pur réflexe, et il était redevenu impassible au moment d’appliquer l’extrémité du stylet hémostatique sur l’interstice gorgé de sang. Il pressa délicatement la peau pour masquer au maximum la remplissure brunâtre et garda en tête qu’il devrait ajuster l’orientation de sa main pour cacher la chose au mieux.
Le petit garçon rangea soigneusement son matériel et sortit de sa minuscule salle de bain pour revenir dans sa chambre, presque tout aussi étriquée et également dénuée de fenêtre ; tout son sommaire mobilier se composait d’armatures métalliques et aux panneaux de bakélite, à l’exception du matelas et du drap-sac, d’un autre miroir permettant de se voir en pied pour s’assurer que l’uniforme-combinaison était bien porté, et d’un calendrier. Après avoir usé une dernière fois du premier, Victorin se dirigea vers le second ; il connaissait la date par cœur, le 7 Juin 1973, tout comme les évènements qu’il y avait lui-même inscrit, avec application, de sa plus belle écriture cursive : rencontres de Sa Très Gracieuse Majesté Le Roi Louis XXIII et de Son Honorable Sainteté Le Pape Léon XIV. Consulter la date et son évènement inscrit ne servait qu’à lui rappeler une chose : son privilège.
Victorin déverrouilla la porte de sa chambre et fit tourner le battant avec des gestes amples et précis.
« — Victorin. Il est six heures cinquante-huit minutes et… treize secondes. Votre sortie n’était prévue qu’à sept heures. »
« — Mes excuses les plus plates Commandeur Rambertin. »
Le garçonnet baissa les yeux et se tint aussi raide que possible tandis que son instructeur l’inspectait sous toutes les coutures. Il y avait encore tant à faire pour peaufiner sa notion du temps… Mais pour le reste, tout semblait en ordre. Pour une fois, Rambertin laissa un peu de fierté transparaître à travers sa sévérité et, pour la première fois, Victorin sentit son enfantine envie de satisfaire être récompensée.
« — Comme vous le savez, il reste quarante-cinq minutes avant l’arrivée de nos illustres hôtes dans le pavillon des visites. Allez vous promener dans le parc. »
« — Bien sûr Commandeur Rambertin. Merci Commandeur Rambertin. »
La tête aussi haute que lui permettaient ses sept ans d’âge, Victorin se dirigea vers la sortie ; il doubla les stalles de ses demi-frères et cousins aux degrés divers. Certains devaient être réveillés derrière les épaisses portes, peut-être même qu’ils avaient tenté de saisir la conversation, qu’ils étaient consumés de jalousie ou liquéfiés par le soulagement. Ou alors un mélange des deux. Victorin était trop intelligent et indifférent pour ressentir un quelconque sentiment de triomphe et de supériorité, et les modalités et implications de la vie de théoricien-reproducteur lui étaient encore par trop abstraites pour que ce seul autre destin possible lui inspire plus envie que celui qui était le sien.
Il faisait beau, le ciel était à peine mamelonné de nuages dont le doré vaporeux allait se refléter sur les toits de fonte de la la chapelle toute neuve, de la rotonde de la centrifugeuse d’accoutumance aux g, des corps de bâtiments dévolus aux simulations à sec et aux classes, jusque sur la surface du bassin d’entrainement à l’apesanteur. Les pelouses scintillaient de rosées et les arbres du parc paysager frémissaient au loin. Ce serait une très belle journée, une journée parfaite…
« — Ah te voilà ! »
Fleurine lui souriait, au bas des marches du perron du château reconverti. Victorin ne put retenir un sourire : il adorait sa sœur. Elle devait avoir réussi à convaincre les matrones et les commandeurs de la laisser venir voir le dernier élu de la saison. Un exploit en soi, et une marque d’une forme d’intelligence dont Victorin était presque entièrement dénué : l’intelligence sociale. L’intelligence qu’il savait être, malgré tout ce qu’on lui rabâchait, la plus rare et complexe de toutes.
« — Viens, on doit faire vite si on veut prendre notre temps ! » Et elle gloussa doucement de sa propre blague.
Elle lui saisit la main et ils s’élancèrent en sautillant sur l’allée principale du parc.
« — As-tu bien dormi Fleurine ? » lança-t-il en jugulant son zézaiement.
« — Non pas trop, j’étais beaucoup trop excitée ! Tu te rends compte, tu vas rencontrer deux des hommes les plus puissants du monde ! »
« — Je ne sais pas… Mais ça force l’humilité en tout cas. »
« — Oui sans doute mais… » Et elle baissa la voix : « Ce n’est pas eux qui vont se rapprocher de Dieu, c’est toi ! »
Et une nouvelle bouffée de fierté enfantine, bien plus puissante encore que la précédente, envahit à nouveau Victorin ce matin-là. Elle fut cependant rapidement chassée.
Des gardes montés finissant leur tour de nuit arrivèrent au coin de la rangée de taupières la plus proche ; l’un d’eux s’exclama :
« — Ah ! En voilà une qui sera bientôt bonne pour la reproduction ! »
Et un cavalier arrivant dans l’autre sens, membre de la relève, s’empressa de lui répondre :
« — Pas assez de seins et de hanches pour l’instant ! Et de toute façon elle est pour les singes savants du reste du haras, pas pour les vrais hommes comme nous ! »
Sur ces derniers mots leurs regards se portèrent à Victorin, déjà cramoisi d’une rage qu’il comprenait à peine : que ces rustres se moquent de lui, passe encore, mais qu’ils manquent à ce point de respect à sa sœur, même s’il ne saisissait pas exactement le sens de leurs paroles… Fleurine pressa sa main dans la sienne, et la blessure du cuticule se raviva ; il fallait laisser passer. Lorsque les claquements des sabots des chevaux sur la terre battue se furent éloignée, sa sœur ajusta son grand chapeau, lissa les plis sur l’avant de sa longue robe et prit une grande inspiration avant de dire :
« — Ne laissons pas ces ruffians nous gâcher notre petit temps ensemble, viens, allons à la clairière ! »
La « clairière » était un pan de pelouse que de grands bosquets de chênes cachaient en partie du reste des bâtiments de l’académie.
« — Je parlerai de ces gardes au Commandeur Rambertin. » débita obséquieusement Victorin.
« — Inutile. Viens, j’ai réussi à t’amener quelque chose… » Elle sortit de ses poches deux paquets soigneusement protégés de mouchoirs noués. « Je sais que les rations auxquelles on t’habitue ne sont pas très goûteuses. » Elle défit les tissus pour révéler des biscuits au beurre. « C’est moi qui les ai faits. »
« — Tu n’aurais pas dû. Manger cela… C’est des dizaines de calories en plus sur mon régime. Peut-être dix ou onze grammes de masse graisseuse en plus, je ne… » Mais comme elle lui tendait les appétissants biscuits, il ne put s’empêcher d’en prendre un et de le mettre tout entier dans sa bouche au prix de brisures sonores et d’expulsion de miettes.
« — Profite… Bientôt je n’aurai plus personne à qui les faire… Et ça me retira le dernier plaisir que j’avais… » Elle pensait aux révisions qu’ils faisaient ensemble encore quelques mois plus tôt, et qui avaient été tolérées jusqu’à ce que Fleurine soit réglée.
« — Tu n’as plus mal quand tu es… dans tes périodes ? » Victorin ne savait pas exactement comment en parler mais, contrairement aux autres hommes et garçons, il n’était pas dégoûté par la physiologie féminine. D’ailleurs il ne comprenait pas ce dégoût.
« — Non… Juste… Je supporte mieux. » L’adolescente sourit tristement à son jeune frère. « Tu vas tellement me manquer Vivi… Mais Tu vas être incroyable. »
Victorin faillit lui dire qu’elle serait bien meilleure que lui, car elle était bien plus intelligente, bien plus rapide, bien plus sensible, bien plus posée, bien plus dure à la douleur, bien plus disposée pour les arts, bien plus sensible à la notion du temps… Mais il ne le fit pas, parce que tout cela était vrai. Sa maturité émotionnelle embryonnaire lui fit comprendre que dire tout cela ne ferait que de lui faire du mal, puisque personne ne laisserait une jeune fille faire ce que lui, petit garçon, allait bientôt faire. Alors à la place, il dévia la conversation sur les dernières bêtises de leurs demi-frères et de leurs demi-sœurs. Ils rirent un peu, puis ce fut au garçonnet d’être trop cérémonieux :
« — C’est peut-être notre dernière fois seul à seul… »
« — Et je suis heureuse qu’elle se soit passée de cette façon. Nous devrions rentrer, il ne reste que treize minutes vingt-quatre secondes avant que tu doives te présenter au pavillon des visites. » Elle avait bien une notion du temps infiniment plus fine que lui.
Victorin se retrouva donc rapidement entre son commandeur et le Superintendant Guillertanne sur le seuil du pavillon des visites.
« — Encore un peu et nous aurions eu à vous chercher Victorin. » déclara Guillertanne en cachant mal sa nervosité.
« — Je reste certain que cela n’aurait jamais été nécessaire. » asséna le Commandeur Rambertin d’un ton conciliant et calme.
« — Peut-être… Mais il va falloir vous montrer encore plus adepte des procédures aujourd’hui mon petit. N’oubliez pas ce que vous avez à faire et à dire. Cela fait aussi partie de votre mission, d’une certaine façon. » reprit le Superintendant avant de s’éponger rapidement le front.
« — Oui Monsieur. » se contenta de répondre Victorin.
Les deux hommes et l’enfant entrèrent dans le pavillon des visites et s’assurèrent que tout y était parfaitement propre et bien à sa place, en respect des régulations croisées imposées par l’étiquette versaillaise et les canons pontificaux. Cela étant fait, le trio alla se poster de l’autre côté de la grande porte principale, qui ouvrait sur le monde extérieur. Victorin avait rarement eut l’occasion de voir ce qui se trouvait en dehors de l’académie, et cela ne l’intéressait pas outre-mesure ; des séries de champs tenus au mieux et, au loin, quelques maisonnettes misérables et une église décatie. La seule différence, aujourd’hui, c’était qu’il verrait qui étaient les gens normaux qui vivaient aux alentours.
Cela ne manqua pas : toute une procession apparut au sommet de la route qui descendait de l’est, vers la capitale du Royaume. Ces personnes aux vêtements neufs mais grossiers avançaient en désordre en regardant derrière elles, un bras tendu, suppliant avec une diction peu claire. Victorin ressentit une vague de répulsion mais aussi une pointe de sentiment d’appartenance ; après tout, ses propres arrières-grands-parents avaient été trouvés au sein d’une populace de ce genre, avant d’en être extraits. Mais qu’ils aient aussi pu s’abaisser de cette façon… Le fier garçonnet réprima ses interrogations sur l’ordre du monde et posa le genou à terre, comme les deux adultes autour de lui, en apercevant les premières automobiles de la procession, entourées de la garde royale montée.
Les sept premières voitures étaient de longues berlines ronflantes à la peinture bleue intense que rehaussaient des fleurs-de-lys argentées ; des chambellans jetaient des pièces d’étain par les fenêtres à demi-ouvertes avec la plus grande condescendance. On ne pouvait jamais savoir dans quel véhicule se trouvait le Roi, afin de réduire les chances de succès d’un éventuel attentat. Arrivait ensuite une limousine blanche étrangement silencieuse dont le radiateur était couronné d’une croix dorée incrustée de rubis ; au lieu du pape lui-même, c’était l’un des nonces apostoliques du royaume qui se tenait debout à travers l’ouverture du toit pour dispenser les bénédictions en souriant, Victorin pouvait le déduire de sa tenue.
« — Sa Sainteté doit être indisposée… » murmura le Commandeur Rambertin.
« — Pourvu que cela n’altère pas son humeur… Notre Roi est déjà tellement difficile à… » Le Superintendant Guillertanne ne termina pas sa phrase, ayant réalisé que Victorin les écoutait avec attention.
L’ensemble du convoi suivit la boucle devant le pavillon et s’arrêta tout entier devant les très larges marches du pavillon. Les cavaliers descendirent de leurs montures pour signaler à la populace qu’elle devait désormais se disperser et s’éloigner, tandis que les chauffeurs sortaient fiévreusement de leurs engins respectifs pour disposer des tapis de velours rouge devant leurs portières-passagers. Victorin dut se forcer à garder les yeux fermés, la curiosité menaçant un instant de l’emporter sur ses manières. Heureusement, il avait suffisamment bien intégré que les individus de sa position et de son extraction n’avaient pas le droit de regarder Sa Majesté et Sa Sainteté en extérieur et de leur propre chef. Cela étant, l’étiquette ne disait rien sur le fait d’écouter les deux hommes les plus importants sur Terre, et l’enfant tendit l’oreille.
Une démarche lente altérée d’une très légère claudication, ce devait être le Roi, suivie de pas traînants et légers à la fois, qui devaient être ceux du dauphin, en direction des troisièmes et quatrièmes berlines. Ainsi la fantasque et émotive Reine ainsi que les princesses étaient restées au château neuf de Versailles. En direction de la voiture papale se firent entendre des grognements de douleur et de d’agacement qu’accompagnèrent les claquements d’une canne ; Sa Sainteté semblait effectivement en mauvaise forme. Le Commandeur Rambertin avait cependant assuré à Victorin que la visite d’aujourd’hui n’était qu’un acte de courtoisie et d’appréciation pour lui et son futur sacrifice : cela n’aurait aucun impact sur le déroulement de sa mission.
« — Ce lieu a t-t-t-t-toujours le m-m-même charme. » Un bégaiement réprimé avec force. Ce devait être le Roi.
« — Si une brise se lève, j’aurai froid. Rentrons. » Est-ce que cet accent était celui des gens originaires d’Italie ?
Le Commandeur Rambertin posa la main sur l’épaule de Victorin, le signal dont il avait besoin pour rentrer. Les yeux à peine ouverts et baissés, il s’engagea donc à leur suite, sans sursauter lorsque les gardes claquèrent les portes derrières eux et le reste de la suite, composées de ministres et d’évaluateurs.
« — Alors c’est lui, Père ? »
Victorin ne put s’empêcher de relever un peu les yeux. Le Dauphin, à peine plus âgé que lui, le regardait d’un air amusé qui accentuait son double-menton, son épaisse lèvre inférieure, son nez protubérant et ses sourcils tombants. Il arborait un complet ample cousu de fils d’argent qui semblait très confortable, mais ses mains portaient surtout une fusée miniature en or massif. On avait dû lui répéter bien des fois que les princes royaux étaient les seuls enfants à avoir plus de valeur qu’un adulte de la plus basse extraction. Victorin, qui n’avait jamais eu de jouets car il avait directement grandi en utilisant les simulateurs de vol et de traversée, ressentit pour la première fois du mépris authentique, et il aurait peut-être éclaté de rire si on ne l’avait pas appelé :
« — Victorin, approchez mon fils. »
Le Pape, qui avait fini de se laisser tomber sur son siège invitait, à lui le dernier produit de l’académie tandis que le Roi, d’un geste de sa main parfaitement valide, faisait signe à son rejeton de finir de s’asseoir à ses côtés sur son fauteuil dédié sur l’estrade. Victorin ne se fit pas prier et s’agenouilla devant l’anneau papal tendu. On lui avait vanté cette faveur, mais au contact de la pierre froide sous ses lèvres il n’éprouva que du froid et ne put s’empêcher de penser à tous les germes qui avaient dû proliférer dans la salive abandonnée sur la bague supposée sacrée.
« — Vous allez vraiment faire la v-v-volonté de Dieu. » lui dit le Roi.
Victorin profita de l’assentiment attendu de lui, en un seul hochement de tête, pour l’observer un instant. La ressemblance du Monarque avec son héritier était seulement brouillée par la paralysie partielle du côté droit de son visage et sa corpulence beaucoup plus importante, que cachait tant bien que mal une cape bleue irridescente. Il n’impressionnait pas vraiment Victorin.
« — S’il m’est donné de le confirmer. » ajouta le Pape. « Regardez-moi dans les yeux mon fils. »
Victorin s’exécuta. Le Pape était peut-être la personne la personne la plus vieille qu’il avait jamais vu ; les plissures et les marques sur sa peau ne faisaient qu’ajouter à la dureté de son expression. Cependant, sa robe aux innombrables fanfreluches blanches extrêmement ouvragées le rendait plus comique que rebutant. Cette réponse émotionnelle (« atavisme » était le mot des commandeurs) devait être battue en brèche ; là aussi, Victorin ne manifesta rien.
« — Vous allez voir, Votre Majesté et Votre Sainteté, pourquoi Victorin est… » La voix du Superintendant Guillertanne s’étouffa dans sa gorge lorsque le Pape leva la main et que le Roi l’imita. Le ministre de tutelle du projet qui devait servir d’évaluateur, reconnaissable à ses galons, s’avança ; les questions, parfaitement formulées, activèrent sans difficulté le processus de mnémorestitution patiemment incrusté en Victorin.
Lentement, aussi humblement qu’il l’était lui-même, le garçonnet récita d’abord l’équation de l’élévation de Schlippenbach, cette formule indépassable établie dès 1812 par le proto-aéronoticien prussien, qui restreignait tous les appareils volants atmosphériques ou surtout à destination de l’espace, en découvrant comment un engin à propulsion autonome avait toujours une charge utile terriblement limitée par la quantité de carburant à emporter. Avec la même douceur, l’enfant restitua également la révélation de Saint Clément XVI, quatre-vingt-sept années plus tôt : comment Dieu avait créé la Loi de Schlippenbach pour forcer l’homme à n’envoyer auprès de lui, dans les hautes sphères célestes, que les âmes les plus innocentes, les enfants, qui par leur petitesse et leurs besoins plus limités rendaient l’avionique et la fusée non seulement possible mais utile et même nécessaire au destin de l’homme. Vint ensuite le moment de dérouler les principes de la sélection génétique raisonnée de Fabersen, technique mise en place depuis quatre générations à présent et dont il était le dernier fruit ; s’en suivirent les lois de conditionnement de Shargeï, qui permettaient quant à elles de faire d’eux enfants des pilotes, des scientifiques, des artistes et des âmes pures en si peu de temps.
Cette recension exhaustive des principes fondateurs du programme était déjà particulièrement satisfaisante, mais le meilleur de la démonstration restait à venir. L’évaluateur lui posa des questions de mises en situation impliquant la fusée, le module, le vaisseau, le dirigeable, la calculatrice à trajectoires, la ferme sur chevalets et les paroles de Dieu. Comme attendu, Victorin répondit extrêmement vite, avec force démonstrations mathématiques, logiques et spirituelles pour expliquer ses prises de décision fructueuses. Enfin, évidemment, le test ne serait pas complet sans une démonstration de la notion du temps ; le nouveau chef-d’œuvre de l’académie parvint à se surpasser, alors même que le Dauphin, sa montre à gousset de platine à la main, s’était joint à l’évaluation pour tenter de le prendre en défaut. Victorin ne se sentait ni intimidé par le Roi ni par le Pape, alors ce ne serait pas un ridicule avorton perclu de consanguinité qui y parviendrait. C’était également cette assurance qui lui avait permis de répondre à tout avec plus d’exactitude encore qu’il n’en fallait, mais mieux valait sans doute taire cela aussi… Les adultes n’étaient, en un sens, pas moins puériles, et Victorin le mesurait aussi de plus en plus.
« — Quel incroyab-b-b-ble accomp-p-p-plissement. » s’extasia le Roi. « Nous avons maintenant l’astronaute p-p-p-parfait, et nous saurons le rep-p-p-produire. Les anglais, les esp-p-pagnols et les p-p-portugais avaient déjà de moins b-b-b-b-bonnes fusées, mais maintenant ils n’ont aucune chance de nous rat-t-t-trap-p-p-per. »
« — Il est heureux que ce soit nous qui portions le flambeau de la chrétienté, seule et unique oui… » admit le Pape tout en évoquant furieusement le récent schisme avec les églises ibériques. « Cela étant, nous devons aussi être l’étendard de l’homme dans son ensemble : les petits mandarins de l’Empereur de Chine, les Tsarévitchs des cosmodromes criméens et les esclaves juvéniles du Shah ne sont pas encore hors-jeu si j’en crois nos jeunes espions. Nous devons non seulement atteindre Vénus les premiers, mais nous devons aussi commencer immédiatement nos efforts pour y établir un ermitage. Il en va de notre salut. »
Les deux hommes levèrent à nouveau la main et le Commandeur Rambertin vint presser sa main sur l’épaule de son protégé afin de l’emmener. L’évaluation avait été un succès triomphant ! Victorin ne ressentait rien de particulier, car il savait très bien que cela se passerait de cette façon et, en plus, d’une certaine façon, il se trouvait déçu de ce qu’il avait vu. S’attendait-il à plus exceptionnel ? Cette question intime l’occupa suffisamment pour qu’il n’entende qu’à peine le Superintendant Guillertanne demander aux deux décideurs les directions que devaient prendre la sélection au haras et s’ils étaient prêts à valider, en dépit de doutes logistiques et spirituels importants, l’expérimentation d’utérus artificiels pour se passer définitivement des femmes.
Ce dernier point souleva le cœur de Victorin, mais la porte donnant sur l’intérieur de l’académie se ferma trop vite pour qu’il puisse en entendre plus. Son regard porta sur les pelouses et les corps de bâtiments du jour à peine entamé : les autres aéronautes en devenir allaient vers leurs lieux d’entraînement, y compris les bambins dans leurs cages à roulettes que poussaient les matrones supérieures. Les plus vieux iraient dans les habitacles reproduits à la perfection, les plus jeunes dans des caissons de conditionnement aux espaces clos et aux réactions rapides. Les protocoles étaient devenus encore plus stricts et précis depuis la petite enfance de Victorin, on ne laissait plus rien au hasard. Au loin, trois petits aéronefs décollèrent du pas de tir académique, similaires à ceux qu’il avait piloté presque tous les jours au cours des derniers mois. Tout suivait son cours normalement.
***
Victorin émergea lentement du sommeil. Il avait fait le rêve le plus stupide de tous les temps : il y avait atteint l’âge adulte, il était dans une fusée, et après son bref séjour en orbite basse il retombait dans l’atmosphère sans se consumer grâce à un énorme bouclier thermique ! Il y avait cependant encore plus fantaisiste dans ce rêve : le contrôle de mission lui parlait en anglais, mais n’appartenait pas au Royaume-Uni mais à un pays appelé « États-Unis » qui en était venu à s’imposer à l’ensemble de l’Amérique du Nord. Le garçonnet bailla et sourit : c’était amusant.
Il s’était réveillé au bon moment : le ciel commençait à peine à bleuir à travers les fenêtres de la nacelle. L’horizon de nuages n’était barré que par le nano-dirigeable long de quarante-deux pieds le précédent de trois lieux dans le convoi, toujours bien arrimé au sien par un double-câble. Les lampes rouges clignotantes de sa queue indiquaient que tout était bon, pas d’attaque. Encore quelques heures et ils seraient au-dessus de la France Équinoxiale, là où l’équateur rencontrait la côte sud-américaine… Victorin utilisa le tuyau-urinoir et se cala à nouveau dans son siège.
La seule distraction prévue dans l’habitacle était le numéro de La Feuille D’Or publiée avant son départ, mais il n’avait plus envie de lire le seul journal autorisé dans le Royaume de France. Fleurine lui avait toujours dit de ne jamais croire aveuglement à ce qui s’y disait, et cette édition avait prouvé une nouvelle fois sa clairvoyance : on l’y affublait du sobriquet ronflant et ridicule de « Petite Merveille » pour ne pas donner son vrai nom ; d’ailleurs on n’y donnait ni la vraie date de son départ, ni sa véritable destination. La seule chose peut-être vraie, car il ne savait rien à ce sujet, c’était la déclaration prévue du Vice-Roi de la Nouvelle-Orléans la semaine à venir.
Victorin laissa le papier jaune à sa place et ouvrit sa radio. Bien entendu il n’avait pas le droit d’émettre ; cela revenait aux dirigeables de queue et à ceux des convois-leurres parallèles qui diffusaient des enregistrements de sa voix (et étaient garnis d’automates de format enfantin chauffés à 37°C pour tromper les détecteurs thermiques). De cette façon, en cas d’attaque espagnole ou portugaise, son véhicule d’allure seulement logistique serait épargné. Il régla le canal de réception, d’abord sur les longs et stupides enregistrements de sa voix, puis sur d’autres longueurs d’onde. Il se demandait si les radios de l’Union pouvaient être captées ici… Après tout, le Quilombo de Palmares n’était-il pas le principal partenaire du Grand Ennemi aux Amériques ?
Du temps où il était à l’académie, Victorin avait suivi les défis des autres jeunes, le principal étant de capter les émissions radiophoniques interdites lorsque les commandeurs les laissaient sans surveillance avec les radios. Les autres pensionnaires le faisaient par bravade, sans réellement s’intéresser à ce qu’ils entendaient, et en ce qui concernait Victorin, les ondes africaines colportaient peut-être autant de mensonges que La Feuille D’Or. Et pourtant, quand il entendait les exilées politiques et philosophiques françaises y parler de l’Union Pour La Liberté, de son absence d’aristocratie, de son égalité de confort et de destin entre tous et toutes, de ses dirigeants et dirigeantes élues pour des mandats limités se complétant entre eux, de l’Assemblée réunissant les représentants et représentantes des peuples des Andes, d’Amazonie, des Grandes Plaines et des Grands Lacs d’Amérique du Nord, d’Afrique sub-saharienne, d’Inde, de Nusantara, du Grand Continent Sud-Oriental et d’Aotearoa…
La dernière fois qu’il avait entendu une émission radio africaine, l’incendiaire Olympe de Clermont avait annoncé que les peuples du Sahara avaient découvert le moyen de forger des armes utilisant un nouveau type d’énergie, grâce à un métal aux propriétés très étranges trouvé dans le fin-fond du désert. C’était un nouvel appel aux esclaves (même si plus aucun pouvoir européen ne les appelaient plus « esclaves », la situation restait similaire) à aider l’Union dans leur entreprise pour mettre à bas toute tyrannie sur la planète, pour libérer chaque personne de l’exploitation imposée. Victorin lui-même, qui croyait aimer son destin, ne pouvait qu’adhérer à ce message. Cependant, cette fois-ci, l’occasion ne se présenta pas pour l’enfant de rêvasser d’éblouissants déserts, des sombres jungles, d’infinies plaines, de montagnes acérées… tout simplement de liberté : aucune onde de l’Union ne lui parvint.
Le Soleil se leva progressivement derrière lui, dissipant lentement les nuages sous et devant son aéronef. L’océan scintillait dans le jour naissant, spectacle fabuleux en soi mais… Victorin se pencha en avant tout en continuant d’ouvrir doucement le sachet de sa ration du matin ; le miroir d’eau antédiluvien, dont il n’observait la beauté aurorale que pour la seconde fois (la toute première fois ayant eu lieu la veille), était percé par endroit. Le garçonnet connaissait la nature de ces apparents percements ovoïdes entre lesquels manœuvraient les navires-baleiniers venant décharger leur huile : c’était les sorties des canons géants à hydrogène comprimé, dont la quasi-totalité des tubes s’étendaient en fait sur des milliers de pieds sous la surface de l’eau. Ces appareils permettaient d’envoyer en orbite basse et à rythme (relativement) élevé de petites charges utiles sans avoir un coût opérationnel et matériel délirant. Ce n’était cependant pas avec de tels dispositifs que Victorin partirait : l’accélération imprimée sur les obus géants aurait réduit en bouilli n’importe quel être vivant. En plus il n’y aurait pas de tir tant qu’il était dans les parages.
Victorin finit de mastiquer lentement sa patte nutritive agglomérée avant de se brosser les dents et de se vider la bouche avec les tubes dédiés. La côte ne tarda pas à se profiler devant lui, et avec elle les structures humaines dont il était le plus familier, sans jamais les avoir vues en personne : les tours de lancement avec leurs fusées. Elles s’alignaient en deux rangées quasi-parallèles à la côte, reliées de bandes d’asphalte qu’arpentaient d’immenses trains roulants. Faisant pour une fois fi de toutes les normes de sécurité (car il savait aussi qu’une telle action ne le mettrait pas en danger), Victorin se pencha un peu pour mieux regarder les pas-de-tir tandis qu’il les survolait. Là aussi, il ne savait pas laquelle il prendrait, autre moyen de tromper toute attaque. Les sept leurres emporteraient des graines, des engrais, de l’eau, du matériel scientifique délicat… Et si l’un devait être perdu, il pouvait encore se rattraper avec les autres.
Le dirigeable de tête, que ses automatismes complexes avaient mené jusqu’ici, acheva son parcours sous radio-commande ; l’opérateur au sol (un adulte, mais sans doute un ancien pilote tout de même) le guida jusqu’à son mât d’amarrage. Un à un, les dirigeables de la file furent déhalés jusqu’à la structure d’arrivée puis remorqués dans un petit hangar. Celui-ci était climatisé et aseptisé, pour que Victorin n’ait pas à souffrir de la moiteur et des miasmes tropicaux ; les gestionnaires du centre spatial équinoxial furent courtois avec lui, sans excès de flagornerie. Tout le monde avait parfaitement le sens des priorités ici, cela se sentait : de même, les cartes de commande de l’ordinateur de navigation, amenées en plusieurs exemplaires à bord des dirigeables-leurres, furent aussi déchargées avec des précautions soutenues mais simples.
Installé sur une petite automobile électrique ouverte, Victorin fut conduit à travers le complexe jusqu’à un cabinet médical dans lequel il fut soumis à une ultime prise de sang et une dernière auscultation. Évidemment, cet examen sur place ne montra rien d’anormal. Maintenant qu’il était là en bon état et que le temps était idéal, il n’y avait pas de raison de repousser le départ : la prochaine fenêtre de lancement s’ouvrirait dans exactement cent-cinq minutes, il était temps de s’installer dans la fusée. Victorin aurait été capable de revêtir sa combinaison de départ seul, tout comme il aurait pu trouver l’ascenseur final et embarquer dans la nacelle pour s’y harnacher sans la moindre aide, ce qui aurait pu se produire en cas d’attaque du complexe, mais à la place il se laissa porter et manipuler par les officiants. Les laïcs le regardaient avec une compassion voilée qui le laissait indifférent, tandis que les clercs cachaient encore plus mal leur admiration extatique, dont il devait en retour réprimer l’agacement induit. Enfin, le garçonnet fut seul et fin prêt dans la minuscule nacelle de sa fusée, strictement identique à celle des simulations.
Tout l’apaisait, résultat de l’entrainement et du conditionnement. Enfin, tout sauf l’écran à cristaux liquides, dont l’horloge à affichage numérique laissait ses nombres aller croissant. À deux heures trente-sept minutes quarante-et-une secondes de l’allumage initial de l’ordinateur, la fusée décollerait ; à présent, il était à une heure cinquante-trois minutes et treize secondes. Il aurait été plus clair et satisfaisant d’égrener les secondes à rebours pour faire coïncider le départ avec zéro, Victorin s’était déjà fait la réflexion. Cependant il l’avait gardée pour lui, car il savait qu’on ne l’avait ni sélectionné ni ne formé à avoir le sens de ce genre d’initiative. Il fallait rester sérieux, même carré, en toute circonstance. Alors l’enfant attendit, en récapitulant à nouveau pour lui-même toutes les choses qu’il avait apprises au sujet du lancement ; ce déroulement mental ne lui prendrait que vingt-trois minutes, il le savait grâce à la notion du temps. Avec le reste des minutes qui s’écouleraient avant le départ, il pourrait aussi exercer son sentimentalisme secret, et penser quelques instants à tout ce qu’il laissait sur Terre…
« — Sujet V-1, tout est au rouge pour nous. »
« — Tout est au rouge pour moi aussi. »
Dans le rêve qu’il avait fait plus tôt, c’était le vert qui servait de couleur positive, Victorin venait de s’en souvenir. Il avait lu dans ses manuels que le rouge avait été choisi par alignement avec les mandarins, qui avaient commencé leur programme spatial un peu plus tôt, même s’ils étaient à présent en grande difficulté. Il pensait toujours que la conquête de l’espace et la quête de Dieu étaient des affaires exactes et indépendantes des sensibilités humaines, mais il ne pouvait pas non plus oublier à quel point celles-ci pouvaient altérer le cours précis de ces efforts capitaux. Il revoyait Fleurine fourrer dans sa main un minuscule paquet plat, sans que personne d’autre ne s’en aperçoive, lors de la petite cérémonie de son départ. Un cadeau d’adieu qu’il ne devait ouvrir qu’une fois dans l’espace et qu’il avait gardé caché dans la double-couche ventrale de son justaucorps.
La fusée commença à vibrer légèrement et Victorin releva les yeux : deux heures trente-six minutes cinquante-cinq secondes. Cette fois-ci ça y était. Adieu la Terre. La limite temporelle arbitraire atteinte, l’enfant se sentit plaqué dans son siège. En quelques minutes seulement d’intense poussée, le ciel passa du cyan à l’indigo puis enfin au noir. Bonjour les sphères plus proches de Dieu.
Pour la première fois depuis des années, Victorin sentit son cœur s’emballer : ça y était, il avait quitté le monde des hommes pour s’engager dans l’univers qui s’offrait aux plus audacieux (ou plutôt aux plus prédestinés) de leurs enfants. Il regarda brièvement ses mains flotter dans l’apesanteur du vaisseau avant de répondre aux voix parasitées qui éructaient à travers la radio. Oui oui, tout allait bien, oui oui il surveillait que le programme le mène bien jusqu’au vaisseau. La capsule, détachée de ses étages de mise en orbite désormais vides, se réaligna légèrement ; le lancement n’avait pas été aussi précis que possible, mais tout de même suffisamment pour ne pas avoir à faire de grandes manœuvres. La Lune apparut un moment à travers ses fenêtres, plus étincelante qu’elle ne serait jamais visible depuis la Terre. Cela faisait déjà des années que des enfants comme lui y avaient installé de grands radiotélescopes pour capter d’autres messages de Dieu. Sans succès pour l’instant…
Victorin tourna la tête, rejoignant du regard ce vers quoi filait sa capsule : l’Agneau, le vaisseau à destination de Vénus. Petit à petit, sa structure et ses détails se révélèrent à lui. On aurait dit un grand épis de blé ou d’orge, avec une tige centrale portant, autour de la moitié de sa longueur, celle terminée par la corolle d’un propulseur, de gros grains aux courbes douces et effilées. Ces grains argentés étaient en fait les obus tirés par les canons marins géants et ils étaient chargés de carburant, d’autres matières premières et de matériel. Enfin, le reste de la « tige », un peu plus épais, accueillait la partie proprement habitable, caparaçonnée de panneaux solaires bleus. C’était un très beau vaisseau, ses prédécesseurs avaient accompli un travail remarquable, et maintenant c’était à lui que revenait la responsabilité et l’honneur de le mener à destination.
Tout doucement, la capsule de Victorin approcha de la portion du Berger située juste entre les grains de la charge utile et la tige du compartiment habitable. Il dut reprendre les commandes à l’ordinateur pour les derniers mètres d’approche, ne voulant pas prendre le risque de le laisser la délicate manœuvre aux seuls ordinateurs. Enfin, il fut amarré au bon port d’entrée et n’eut plus qu’à attendre l’égalisation de la pression atmosphérique entre l’intérieur et l’extérieur du vaisseau. Dans le même temps, les autres fusées avec leurs chargements plus délicats approchèrent, et il les radiocommanda tout en douceur pour que chacune s’attache à son écubier. Ça y était, tout était prêt pour la prochaine phase.
Les voyants étant passés au rouge, Victorin tira sur la porte de son module et poussa celle du vaisseau. La première chose qu’il fit, après avoir dévêtu son lourd scaphandre d’ascension dans l’espace, fut de refermer les écoutilles et de lancer l’éjection de la capsule d’arrivée. Il n’en aurait plus besoin. Ensuite, il se lança à décharger les autres modules avant de les renvoyer à leur tour vers leur destin enflammé dans l’atmosphère terrestre. Le transfert lui prit du temps malgré l’excitante facilité permise par l’apesanteur et la familiarité qu’il éprouvait déjà avec les intérieurs très colorés du vaisseau, mais le garçonnet accomplit tout avec autant de soin que de passion, sans presque rien entrechoquer dans le flottement spatial. Cela, toujours sans vraiment se soucier du contrôle de mission en liaison radio, auquel il donnait les derniers éléments de sa progression par automatisme. Il ne s’interrompit que brièvement, lorsque la notion du temps lui imposa le renouvellement de ses fonctions biologiques basiques. Après avoir mangé et être passé aux toilettes, Victorin décida de se rendre directement dans le poste de pilotage du Berger.
Tout semblait parfaitement en ordre, avec toutes les belles commandes à tirettes ou boutons et tous les indicateurs mécaniques en relief que l’enfant pouvait reconnaître les yeux fermés. Son inspection minutieuse lui fit cependant trouver un élément inattendu : une petite feuille de papier pliée sous un poussoir de secours. C’était une belle entorse au protocole, mais Victorin se dit immédiatement que son prédécesseur devait l’avoir laissée là. Il la déplia et lut les quelques mots inscrits maladroitement à sa surface : V-1 (je ne connais pas ton nom, désolé) profite bien du vaisseau, bonne chance pour trouver Dieu dans cet univers. C-14. Victorin ne savait pas qui était celui qui avait fini le Berger : les aéronautes et astronautes étaient élevés dans différentes sections strictement séparées de l’académie selon leurs missions. Dans tous les cas, arrivé au bout de sa mission, il avait rejoint Dieu par le système dédié. Victorin coupa un instant son microphone et son casque audio pour lui adresser une prière : Prie pour moi, que mon destin s’accomplisse aussi par la volonté de Dieu.
Victorin prit place dans le siège unique du poste de commande et, avant de s’attacher, sortit le cadeau de Fleurine de sa cachette pour inspecter son contenu. C’était des graines de livèche. Une plante que, normalement, il n’aurait jamais pu et dû cultiver à bord du vaisseau. Avec ça, il pourrait manger des choses un peu moins fades, voire même goûteuses s’il arrivait à se souvenir des conseils de cuisine de sa sœur. Comme d’habitude, elle avait bien pris soin de lui. Réprimé depuis longtemps à coups d’électrochocs, Victorin ne comprit d’abord pas pourquoi des larmes s’échappaient de ses yeux, et ce fut en pestant qu’il les dégagea de la passerelle de pilotage à l’aide d’un aspirateur à main. Cette colère inattendue (et petite) était exactement ce dont il avait besoin pour contenir le chagrin.
L’enfant rouvrit la sortie sonore et le microphone de son casque audio et vérifia succinctement toutes les fonctions du vaisseau. Comme attendu, tout était bon et il pourrait partir très prochainement, inutile d’attendre. Comme précédemment, l’horloge laissa le temps s’accroître jusqu’au départ, temps que Victorin passa à scruter l’image légèrement floue et en noir et blanc de la Terre que les caméras extérieures transmettaient au petit écran cathodique en face de lui. Ce n’était pas particulièrement remarquable mais… Tout ce qu’il avait jamais connu se trouvait là. Vénus serait peut-être plus belle encore ? Dieu l’avait peut-être favorisée après tout… Il chassa cette pensée hétérodoxe et attendit encore un peu l’allumage du propulseur.
Cette fois-ci, le petit garçon ressentit tant d’émotions contradictoires à la fois qu’il fut incapable de les contenir, et il coupa son microphone juste à temps pour longuement hurler, de peur, de chagrin, de colère, d’excitation mais aussi de joie, sous les commentaires factuels et calculateurs des adultes du contrôle de mission.
***
Victorin tournoyait lentement sur lui-même en scrutant le petit écran cathodique de la passerelle ; Vénus était là, à quelques milliers de lieues. Un disque blanc, rien de plus. Le petit garçon aurait ressenti de la déception si sa préparation avait laissé la place à ce genre de sentiment inopportun.
Non seulement tout s’était bien passé jusqu’ici, mais en plus le voyage en lui-même avait été la période la plus stimulante de sa vie. Pendant ces quatre mois, Il avait d’abord lentement préparé l’ensemble du matériel, enfilant sa combinaison de protection pour se rendre dans la partie arrière de la « tige » et y inspecter puis y assembler tout ce qui lui serait utile pour sa mission vénusienne. En parallèle, il avait également mis en service ses cuves algales et ses potagers sur chevalet, pour produire son oxygène et sa nourriture ; les livèches de Fleurine poussaient bien et il avait déjà pu utiliser certaines feuilles pour donner du goût aux bouillies qu’il préparait avec l’auto-cuiseur hermétique. Surtout, il avait eu beaucoup de temps pour lui, d’abord passé en prières mais aussi en consultations des livres sur micro-films de la bibliothèque à l’aide du liseur grossissant ; il n’avait pas eu à se forcer pour tenir le journal de ses réflexions et noter toute trouvaille scientifique, philosophique ou spirituelle qui lui passerait par la tête. Tout cela était finalement un grand jeu pour lui.
Bien sûr il y avait eu quelques soucis inattendus. Les composants électriques des lampes solaires des cuves algales avaient régulièrement besoin de réparation et l’humidité s’accumulait trop facilement dans le caisson de douche, mais c’était des désagréments mineurs. Plus notable, il y avait la question de la croissance de Victorin, qui causait toute une série de problème que le contrôle de mission n’avait pas anticipé, aucune mission habitée aussi longue n’ayant jamais été tentée. Même si le garçonnet prenait consciencieusement ses bloqueurs de croissance, son corps continuait de grandir à un rythme plus soutenu que s’il avait poursuivi sa vie sur Terre et sans compléments médicamenteux. C’était probablement dû à l’apesanteur : à cause de cela il devait constamment ajuster la taille de sa combinaison (notamment au niveau des doigts), il avait de plus en plus de mal à se faufiler dans certains conduits de maintenance pour ses vérifications de routine,s et en plus son sac de couchage devenait trop petit et il avait froid aux épaules en dormant.
Tout cela ne serait pas résolu immédiatement, car le Berger devait passer encore six semaines environ en orbite autour de la seconde planète avant que son pilote et passager ne descende. Ce temps était nécessaire pour bien s’aligner avec les satellites déjà présents en orbite, récupérer les données des sondes à la surface et les analyser, puis bien repérer où se trouvaient et comment bougeaient les ballons déjà sur place pour lui.
Victorin se gratta gauchement le menton de ses doigts devenus trop longs trop vite. Les données arrivaient en masse sur les afficheurs numériques, un flot ininterrompu de codes binaires qu’il savait parfaitement déchiffrer et dont il notait tant bien que mal (également à cause de l’apesanteur) les conclusions lui venant immédiatement. Les satellites servant de relais radio fonctionnaient correctement apparemment, c’était très bien. Les atterrisseurs envoyés à la surface de la planète, eux, avaient détecté des températures et des pressions bien plus élevées qu’attendues avant d’être détruits par celles-ci. Ce n’était pas critique, puisque le champ de ballons déjà déployé résistait parfaitement aux conditions de la haute atmosphère de la planète, y dérivant au gré des vents sans trop souffrir des turbulences. C’était là que Victorin devrait attendre un éventuel signe de Dieu.
Pas avant d’avoir reçu les résultats complets bien sûr et… Tiens, des lignes de code vraiment inattendues. Est-ce que l’un des ballons, l’un des atterrisseurs ou l’un des satellites avaient eu les circuits légèrement grillés ? Non, ça ne ressemblait pas à ça : ce n’était pas chaotique. Était-il possible que ce soit un signe de Dieu ?
Victorin alluma le clavier devant lui et tapa précautionneusement une série de commandes. D’où venaient ces chiffres ? Le signal provenait de l’orbite… Est-ce que ces séries pouvaient être traduites en lettres ? Ça ne donnait rien avec les lettres latines, et pourtant on aurait bien dit que cela pouvait se traduire par un alphabet duquel se composerait des mots… Le petit garçon eut l’idée d’ouvrir le haut-parleur et de faire lire à l’appareil une éventuelle piste audio… Oui ! Une voix, une voix qui parlait dans une langue qu’il n’avait que très rarement entendue, qu’on n’avait jamais pris la peine de lui enseigner… Mais dont les sonorités marquées lui étaient restées familières. C’était du russe, à n’en pas douter ! Mais rien n’indiquait que les russes avaient développé leur programme à ce point… C’était une voix fluette, une voix d’enfant, comme la sienne… Est-ce qu’il était seulement en orbite, ou est-ce qu’il était déjà sur les nuages de la planète ?
Là aussi, Victorin n’éprouva aucune déception, que ce soit de n’avoir pas trouvé de signe de Dieu ou d’avoir été doublé ; il était seulement surpris et surtout curieux. Tentant tant bien que mal de réprimer son impatience, il reprit ses analyses avec frénésie, bien décidé à accélérer un peu sa décente.
En quelques jours, Victorin eut une vision plus précise de ses futures conditions de vie dans les nuages vénusiens et y envoya une partie des ballons supplémentaires du Berger afin qu’ils se couplent à leurs semblables déjà en place. Il fut ainsi prêt avec plus de deux semaines d’avance sur le programme. Il décida de délaisser sa continence émotionnelle pour laisser parler son audace : il envoya un long message vocal argumenté au contrôle de mission pour leur demander de l’autoriser à descendre plus tôt que prévu. De toute façon cet empressement allait dans leur sens et tout était au rouge, alors pourquoi refuser ?
Pour la première fois depuis longtemps, Victorin trépigna d’impatience. Avec la configuration planétaire actuelle, Vénus étant presque entre le Soleil et la Terre, six minutes étaient nécessaire pour qu’un signal passe d’une planète à l’autre à la vitesse de la lumière. Il faudrait sans doute plus longtemps pour que le contrôle de mission formule sa réponse à sa requête, et encore six minutes supplémentaires pour que celle-ci lui parvienne enfin. Il tournoya sur lui-même en faisant onduler ses doigts et ses orteils. Ses doigts de pied aussi lui paraissaient plus longs, il ne l’avait pas encore remarqué et ne les avait pas mesuré comme le reste de son corps, il faudrait qu’il le fasse… Il attendit et attendit encore, quand enfin…
« — V-1… » crachota le haut-parleur de la passerelle. « Permission d’avancer l’arrivée sur place accordée. Pas de mise à jour des objectifs de mission ; interdiction d’investiguer les signaux russes et leur potentielle origine. »
Victorin cria d’abord de joie, avant de laisser échapper un grognement de frustration. Il ravala ses émotions et reprit posément ses tables de logique opérationnelle : effectivement, altérer les objectifs de la mission eux-mêmes mettaient en danger non seulement la mission présente, mais celles qui auraient lieu ensuite. Il devait tout mener à son terme dans les délais prévus, tant pis pour les russes. De toute façon, avec ce qu’il avait pu rapporter, le Royaume de France et la Papauté auraient déjà de quoi amender le programme pour investiguer le problème.
Ainsi finit-il de se convaincre que tout se justifiait parfaitement tandis qu’il déplaçait ses cultures végétales dans le futur ballon prévu à cet effet, avant de déplacer ses propres maigres affaires dans la capsule qui le ferait entrer dans l’atmosphère. Le Berger resterait en orbite pour également servir de relai puis, en cas de besoin, de station d’appoint pour les prochains astronautes de la série V. Le vaisseau ne manquerait pas vraiment à Victorin ; il savait que les ballons de Troupeau seraient des environnements beaucoup plus agréables et excitants.
Il referma l’écoutille avec quelques difficultés à cause de ses doigts déformés et se ramena à la notion du temps ; il avait pris soin, bien entendu, d’y adjoindre le rythme de ses rotations autour de la planète, alors il savait parfaitement à quel moment se lancer, sans regarder. Enfin, le moment arriva. Il pressa le bouton dédié et le dernier « grain » du Berger se détacha du vaisseau pour se laissa lentement tomber vers la planète. Au bout d’un nombre tout aussi exact de secondes et même de dixièmes de seconde, Victorin devait presser une autre touche, ce qu’il fit le moment voulu.
Le garçon fut écrasé dans son baquet pendant que la nacelle décélérait. Même si c’était très désagréable, c’était aussi plutôt bon signe : cela signifiait que le ballon se déployait correctement. Pendant exactement vingt-sept minutes et dix-huit secondes, tout l’habitacle fut agité de mouvements erratiques avant que, enfin, tout se stabilise. Il était arrivé (presque) sur Vénus ! Cependant, il se sentait toujours écrasé… Ce devait être la gravité de Vénus ; pourtant elle n’était pas plus forte que celle ressentie à la surface de la Terre… Mais cela faisait déjà longtemps qu’il n’avait plus fait l’expérience de la gravité, et que ses muscles et ses os s’étaient affaiblis dans l’apesanteur spatiale… Une autre chose à faire observer au centre de contrôle et… Victorin sentit son cœur se soulever : la nacelle tanguait, comme si elle était un bouchon balancé sur une mer formée. Pas assez pour être dangereux, mais suffisant pour avoir le mal de… l’air.
Il devait prendre son mal en patience, espérer ne pas vomir dans son scaphandre tandis que la nacelle déployait ses structures habitables supplémentaires et lançait ses moteurs électriques pour se diriger vers les autres ballons du Troupeau. Il lui fallut attendre deux heures à avoir mal partout, au point de gémir, avant que les voyants indiquant la mise en place des demi-étages ne s’allument. Victorin se défit très lentement des éléments de sa combinaison, dont il aurait été incapable de supporter plus longtemps le poids, et se lança avec peur sur les échelons sortis des parois du tube au-dessus de lui. Il entra dans la partie principale du ballon en grognant, mais la vision avait quelque chose de réconfortant.
Comme un air de composition comparable à celui de la Terre était plus léger que celui de Vénus, un (petit) humain pouvait occuper l’ensemble de l’enveloppe porteuse. Les plateformes accrochées aux parois latérales portant les accès intermédiaires, son poste de travail, son poste de détente, sa salle de bain et son lit étaient en place ; entre elles, au centre, culminait le sommet du ballon, que faisaient très discrètement onduler les vents au-dehors. Très lentement, pour éviter de se froisser ou de se casser quelque chose, Victorin prit appui sur ses coudes et ses genoux et se dirigea vers le hublot le plus proche : un horizon de nuages blancs étincelants et mal défini sous un ciel bleu éclatant. Vénus ne lui sembla pas si différente de la Terre à ce niveau…
Heureusement, les autres ballons du Troupeau étaient déjà visibles à travers plusieurs des écoutilles, que ce soit ceux avec lesquels Victorin était arrivé ou ceux amenés précédemment. La plupart s’était déjà couplé entre eux, et il ne manquait plus que le sien et celui de sa ferme, mais il se sentait trop mal pour mener ces manœuvres ; si les ordinateurs avaient réussi à gérer les amarrages précédents alors ils pouvaient faire de même pour ceux-là. Il se coucha très doucement sur le dos et attendit, la respiration sifflante, que la notion du temps lui indique à quel moment étouffer la douleur pour prêter l’oreille aux bruits de couplage et aux sons de confirmation du système de gestion environnementale. Lorsque ces stimulus sonores parvinrent à ses oreilles, l’enfant s’endormit tout d’un coup, sans contrôle.
À son réveil, après un nouveau rêve fumeux à base d’« américains » sur la Lune, Victorin s’en voulut d’avoir ainsi complètement perdu le contrôle. Au moins il se sentait mieux. Enfin, suffisamment moins mal pour tenter de se lever et d’aller vers l’accès intermédiaire menant à la « ferme ». Il arpenta le court tunnel flexible en s’appuyant à ses parois, et ce fut plus lentement et plus aléatoirement qu’à son habitude qu’il vérifia le bon état et fonctionnement des cuves algales et planta de nombreuses graines dans leurs sachets nutritifs respectifs. Le Soleil, dans ce ballon à l’enveloppe composite presque intégralement transparente, lui donna rapidement mal à la tête, mais il parvint rapidement à tout mettre en place pour sa survie durant les quatre mois suivants de la mission. Les mains encore couvertes de l’engrais puant, Victorin se laissa tomber aussi doucement qu’il put sur la plateforme.
Dans quelques heures, le Troupeau passerait dans la nuit de Vénus en poursuivant sa rotation sur les vents qui faisaient le tour de la planète avec une régularité d’horloge. Sa notion du temps s’habitua immédiatement à ce nouveau cycle d’environ vingt heures, mais le reste de son corps prit bien plus de temps à se réadapter à la gravité. Il lui fallut des jours pour pouvoir à nouveau marcher normalement et utiliser ses doigts avec précision. Ne répondant pas à ses rapports sur le sujet, le contrôle de mission lui demanda simplement de se presser avec les objectifs de la mission, ce que fit Victorin en dépit de l’épuisement et de la lassitude qu’il ressentait pour la première fois.
Oui, la vie dans le Troupeau était possible, peut-être même plus agréable que dans les espaces bien plus exigus du Berger. Non, aucun signe de la présence de Dieu : pas d’apparition, pas de signal radio harmonieux en provenance de la surface, pas de signature cruciforme sur les relevés radars, pas de gaz inattendus dans les signatures chimiques, rien. À ce stade, devant l’immensité monotone et atone de nuages ininterrompus, Victorin commença même à se demander si Dieu avait bien des voies compréhensibles des hommes, mais il ravalait rapidement son impudence de penser pouvoir conclure quoi que ce soit au sujet du Tout Puissant.
Il y avait bien toujours le signal russe, qu’il écoutait sur son temps libre sans en référer au contrôle de mission. Il ne comprenait toujours pas le russe, bien entendu, mais à force d’écouter les communications, il savait qu’il ne s’agissait pas de simples enregistrements joués en boucle : c’était des échanges. D’un côté, l’enfant qui devait être dans les nuages de Vénus comme lui, et quelque chose dans les inflexions de sa voix lui donnait l’impression que c’était une fille ! De l’autre, son centre de contrôle, qui était géré par une femme, pas de doute là-dessus. Victorin fut d’abord surpris mais finit par se dire que cela n’avait rien de vraiment choquant puisqu’il savait que le sexe supposé « faible » ne l’était pas. Il aurait aimé pouvoir dire à Fleurine que, au moins ailleurs, des femmes arrivaient aussi à s’occuper de choses vraiment importantes. Ou peut-être qu’elle l’apprendrait d’elle-même, cette information ne pouvant rester cachée à tous indéfiniment, et surtout pas à elle. Sa sœur serait réconfortée ; Victorin l’était aussi.
Les quatre mois n’étaient pas encore complètement écoulés lorsque, au beau milieu d’une de ses périodes d’obscurité vénusienne, Victorin fut réveillé automatiquement par un son strident. La mission était finie, le contrôle avait activé le signal de fin. L’enfant reproduisit les mouvements conditionnées qu’il devait mettre en place dans cette conclusion logique : d’abord, très important, placer dans le lecteur la cassette à bande magnétique portant un enregistrement des derniers sacrements donné par le Pape, recommandant son âme à Dieu au moment de faire face aux sphères créées par Lui. Ensuite, se diriger vers le sas extérieur en se répétant que l’Ordre Divin allait ainsi, il fallait laisser sa place à celui qui viendrait après et…
Victorin s’interrompit au moment où, vêtu de son seul pyjama, il s’apprêtait à vider le sas et à programmer le minutage de la porte extérieure. Que C-14 et les autres aient eu à partir pour ne pas consommer tout l’oxygène et la nourriture de ce qu’ils mettaient en place, c’était encore relativement logique… Mais lui, il avait calculé bien des fois le taux de régénération de son atmosphère et de renouvellement de sa nourriture. En restant sobre, cela pouvait durer indéfiniment, surtout en continuant de prendre ses bloqueurs de croissance qui limitaient aussi l’augmentation de ses besoins organiques. Alors, parce que c’était la seule procédure pour laquelle le conditionnement n’avait évidemment pas été mis en place jusqu’au bout, Victorin décida de ne pas braver la réalité vénusienne mise en place par Dieu.
Endurant les convulsions que lui causaient sa désobéissance, Victorin se précipita dans le vaisseau et coupa toutes les communications avec le contrôle. De cette façon, ils croiraient au moins pendant un certain temps qu’il avait fait ce qu’ils attendaient de lui. Un sentiment de puissance et de légèreté inédit l’envahirent : il allait pouvoir penser et faire plus de choses que ce à quoi l’avait conditionné.
Pris d’une intuition, Victorin se dirigea vers ses commandes radio, ajusta leurs réglages et, même sans espoirs et attentes à ce sujet, prononça distinctement dans son microphone :
« — Petite cosmonaute russe, je suis ici comme toi sans chance de repartir. Peut-être pourrions-nous passer ce temps ensemble, jusqu’à ce que nous trouvions des choses passionnantes sur ce monde… Ou de la beauté dans notre destin. »