Vous nous avez trouvés. Nous reprenons les évènements marquants ayant mené l’Âme Éternelle à son état actuel, et ce dans l’ordre dans lequel ces évènements nous sont apparus.

1014

À son émergence de la léthargie prolongée, John Williamson laisse voir un sourire béat malgré son indéniable souffrance physique. Il s’extirpe de sa cuve avec l’assurance de quelqu’un ayant longuement répété chaque geste, réprimant un grognement de douleur au moindre mouvement. Une fois debout, l’homme, grand et solidement bâti, s’étire très lentement et saisit immédiatement, quoi qu’un peu maladroitement, le peignoir suspendu à côté du caisson afin de cacher sa nudité. 

Enfin le commandant croasse, l’enthousiasme perceptible même dans sa faible voix éraillée : 

« — Ordinateur, montre-moi Nouvel Éden. » C’était ainsi que les passagers de l’Âme Éternelle doivent nommer la planète Sarissa-798c, leur destination prévue. 

John Williamson attend, mais l’écran devant sa couchette ne lui montre rien, restant d’un noir absolu. À en juger par son expression, cela lui paraît étrange, mais il ne semble pas non plus trop agité. 

Le commandant enfile ses pantoufles assorties et marche à pas précautionneux devant les caissons de léthargie de sa femme et de ses enfants ; ils se réveilleront bientôt, et elle s’occupera bien d’eux, lui n’a pas besoin de s’en inquiéter. Il quitte les quartiers dévolus à sa famille et passe devant ceux de ses subordonnés directs, dans le couloir à l’horizon montant ; bio-cultivateurs, chimistes, docteurs, ingénieurs, techniciens et informaticiens vont aussi être en train de se réveiller dans les prochaines heures, comme prévu. Après tout, le programme très sophistiqué du vaisseau devait apparemment le réveiller bien avant les autres, pour qu’il soit le premier… 

L’homme entre dans le centre de commandement ; il connaît chaque poste, chaque fonction, cela se voit dans son assurance naturelle, cela s’entend dans sa condescendance innée : 

« — Ordinateur, montre-moi Nouvel Éden, fais-moi un rapport sur l’état de l’Âme Éternelle et la santé des passagers. »

À nouveau, rien ne se produit, au centuple : aucun écran ne s’allume, aucune réponse électronique ne retentit. L’ordre humain retentit, encore et encore, dans le centre de commandement inerte. La bouche de John Williamson reste entrouverte, ses yeux s’écarquillent et de la sueur perle à sa tempe. 

Le commandant va d’une console à l’autre, allumant chacune à l’aide des tirettes de secours dont il connaît les emplacements. Lentement, un à un, les postes s’allument. Les écrans sont désormais lumineux, mais restent noirs ; rien ne s’affiche qu’un tiret du bas clignotant, une invitation à entrer du code. 

« — Ordinateur, montre-moi les capacités du vaisseau en termes de capacité à manœuvrer, à maintenir l’illusion de gravité, sa température interne, la production d’oxygène et le recyclage du dioxyde de carbone, l’épuration de l’eau, l’impression de cellules-souches pour la production de nourriture… » Mais il a déjà la conviction que rien de plus ne va se produire. 

Frissonnant de façon visible et audible, John Williamson fait le tour des centres de contrôles auxiliaires. Dans ceux-ci aussi, les écrans sont noirs, mais les instruments purement mécaniques lui donnent les mesures qu’il cherche, en temps réel et en archives basiques : sur tous les plans, l’Âme Éternel s’éloigne petit à petit de ses médianes optimales, il le dit lui-même. 

« — Depuis combien de temps n’avons-nous plus de système informatique central… » conclut-il et, soudainement, il se met à courir vers le sous-centre astronomique. 

Dans ce nœud logistique plus petit que les autres, il presse une série de bouton sur la console, des commandes extrêmement basiques se passant de logiciel et qui parviennent enfin à afficher quelque chose sur l’écran face à lui : le noir s’est pailleté de blanc. Devant toutes les caméras extérieures c’est l’espace profond. 

Le visage de l’homme se décompose. Il ne dit plus une parole et, avec cette même fixité dans le regard, il se dirige vers le sas le plus proche. Il ôte ses pantoufles et laisse tomber son peignoir pour pénétrer dans la pièce nue. La porte intérieure est refermée derrière lui et celle donnant sur l’extérieur s’ouvre. Il y a bien une caméra sur cette partie de la coque externe, Mais l’homme l’a apparemment désactivée, et évidemment aucun microphone n’a jamais été installé à cet endroit.  

Ainsi disparut, sans être ni vu ni entendu, le Commandant et Révérend John Williamson. 

1013

« — Nous ne sommes pas en orbite autour de Nouvel Éden. Nous ne sommes même pas dans le système de Sarissa-798. Nous n’avons même pas commencé à décélérer. Nous nous sommes réveillés des milliers d’années avant notre arrivée à destination. »

« — Qu’aurait fait notre bon John Williamson, lui qui connaissait si bien le vaisseau, lui qui savait tout de- »

La gifle, subite, retentit avec un bruit perçant ; tous les individus présents sursautent ; une marque rouge s’imprime sur la joue du troisième officier-vicaire, lésion cutanée superficielle mêlée de honte ; le second, son supérieur direct et désormais seul maître à bord, se frotte la main. 

« — Il devait nous conduire sur le chemin de Dieu… Il devait nous conduire sur le chemin de Dieu… » ainsi repart la rengaine de Charity, l’épouse du Commandant-Révérend. Le transpondeur de son mari, comme les leurs, devrait encore fonctionner grâce à sa redondance simplifiée, mais le panneau de surveillance médical primaire n’indique même pas s’il est vivant ou mort, seulement qu’il est trop éloigné pour être détectable. Personne n’a formulé de conclusion ; la femme serre dans ses mains crispées le peignoir monographié qui lui reste, et autour d’elle ses enfants sanglotent. 

« — Nous devons immédiatement rétablir toutes les fonctions du vaisseau et nous remettre en léthargie. » reprend, un rien de crispation dans la voix, pliant et dépliant ses doigts, leur nouveau capitaine, Peter Michaels. 

« — Ce sera long et complexe… » répond, plein de crainte et de honte en se massant la joue, le suppléant Christopher Faithwright. 

« — Nous n’y parviendrons pas complètement sans savoir ce qui s’est passé, ce qui n’a pas marché. » interrompt gravement Timothy Shephard, qui tient notamment le rôle de chef-ingénieur. 

« — Nous devons aussi déterminer ce qui est arrivé à ceux qui… » le médecin-général Joshua Rambrough laisse sa phrase inachevée avec un regard circulaire sur la passerelle ; elle n’est pas entièrement pleine, certains membres du cercle dirigeant du projet Âme Éternelle ne sont pas sortis de leur cuve de léthargie.

« — Très bien Rambrough, faites tous les examens nécessaires sur nos compagnons. Shephard, je veux un rapport sur ce qui a dégénéré et un protocole pour les remises en route. Michaels lancez-vous immédiatement au travail sur la logistique de tout cela. » entonne Faithwright avec un débit et une force martiale. 

« — Et que fait-on pour nos coreligionnaires ? Si nos émergences suivent encore la séquence prévue, ils ne vont pas tarder à… » Cette voix timide est celle d’Adam Newman, le responsable de suivi informatique et vicaire le plus bas dans la hiérarchie de l’état-major.

Le nouveau commandant le fusille du regard, mais avant que le choc causé par sa déclaration ne se dissipe, il lui déclare d’une voix onctueuse : 

« — Allez vous en charger Newman, et prenez Charity et les enfants avec vous, qu’ils s’occupent. »

Les dénommés sortent à pas lents, et une fois qu’ils sont sortis, Rambrough et Sehphard, accompagnés de leurs équipes respectives, rejoignent leurs sections, laissant Michaels et Faithwright dans le poste de commande. 

« — Dépêchons-nous Faithwright, à nous deux nous en savons autant sur l’Âme Éternelle que le commandant. »

« — Et nous avons presque autant de jugement et de bonté, Michaels… »

Faithwright s’étrangle presque et s’empresse de sortir plusieurs calculatrices simples de casiers et un stylet magnétique pour effectuer des annotations sur le plateau électro-chromatique de la grande table du centre de commandement. Michaels suit les calculs qui se déploient par gestes empotés, avec l’immense logique du bon exécutant timoré. L’opportunisme aiguisé du nouveau commandant se discerne à la vitesse à laquelle son corps tout entier trahit autant la fascination que le déni, plus fortement encore que les pleurs de son subordonné tellement contrit. 

Même si tout ce qui est purement mécanique a continué de fonctionner, la disparition des gardes-fous informatiques permettant de maintenir les constantes va bientôt dégrader les fonctions principales du vaisseau : le champ magnétique artificiel contre les radiations, la stabilisation des températures internes, la rotation automatique de sa spirale habitable générant une agréable illusion de gravité, la production d’oxygène, le recyclage du carbone, l’épuration de l’eau contenant notamment le niveau d’humidité dans les nefs pressurisées… Sans parler de ce qui avait absolument besoin de l’ordinateur : la gestion des modules de léthargie et l’impression moléculaire-génétique de nourriture auto-reproduite. 

Ils sont trente-sept à être sortis de la léthargie sur la passerelle, au moins mille-deux-cent-douze autres doivent être en train de faire de même dans le compartiment principal… Avec ces paramètres, dans quelques dizaines à quelques centaines d’heures, calcule Faithwright et suit Michaels, la concentration de dioxygène dans l’air va devenir trop basse pour les activités complexes et le taux de dioxyde de carbone va atteindre des seuils dangereux. La toxicité de l’air et l’anoxie les tueront avant la faim s’ils restent tous en vie. Sans parler des cadavres, qui en plus d’accélérer la dégradation dioxygène-dioxyde de carbone, vont aussi finir par relâcher des gaz toxiques dans l’air par leur putréfaction. 

« — Comprenez-vous maintenant pourquoi John Williamson s’est donné la mort ? »

La question de Michaels est purement rhétorique, mais Faithwright s’enfonce dans le déni : 

« — Nous trouverons quelque chose. »

1013

Le médecin général Joshua Rambrough tient à effectuer les autopsies lui-même, et ses internes-séminaristes interdits le laissent faire lorsqu’il décide de commencer par l’un des leurs, son meilleur ami. 

Les paupières figées de Graham Lingebeth ne sont que mi-closes, ses yeux vitreux reflètent la lumière grésillante du scalpel-laser à lame captive, sécurité sans brûlure activée. Le vieux Rambrough a décidé d’immédiatement ouvrir le cou, pour atteindre la trachée et les poumons, tous remplies de l’épais liquide collant de la léthargie prolongée. Celui-ci est mort dans la malfonction ayant entraîné leur réveil : sans la moindre assistance, il n’a tout simplement pas pu sortir de la cuve avant de se noyer, d’autres cas du genre sont à prévoir. 

Tout le monde lève les yeux : le ventre du médecin a soupiré longuement. Les mains tremblantes, il utilise une agrafeuse à point de suture métallique pour refermer le cadavre et demande qu’on lui en donne un autre, un qui pourrait être mort depuis plus longtemps. Les autres docteurs s’affairent, tant bien que mal, pour emballer le corps de Lingebeth dans une bâche transparente et tirer sur la table un autre paquet emballé dans un linceul de fortune, qu’ils finissent par déchirer avec frustration. À en juger par les nez se fronçant immédiatement, l’odeur de celui-ci doit être bien plus forte. 

Ils reconnaissent, en travers des boursoufflures et des tâches noirâtres, la jeunesse gâtée de Philip Mathew, l’un de leurs meilleurs bio-informaticiens. Joshua Rambrough prend une profonde inspiration et rallume son instrument coupant. Les gestes sont rapides, peut-être trop, à peine assez précis. Il apparaît très rapidement que tous les organes abdominaux et thoraciques de Mathew étaient sains, de ses viscères jusqu’à son cœur. Le vieux médecin général éclate à ses collègues subordonnés de commencer l’autopsie d’autres morts anciens sur les autres tables de leur hôpital désormais mortuaire ; il doit ouvrir la boîte crânienne, inspecter le cerveau. La facilité avec laquelle le scalpel-laser découpe l’os semble presque le surprendre. 

Le tissu cérébral de Mathew a un aspect inattendu : il a un brillant lustre gélatineux, et il se désagrège en sorte de pelures successives à la moindre tentative de manipulation. Joshua Rambrough effectue des prélèvements et fait immédiatement de même sur les autres cadavres. Tandis qu’il indique aux autres médecins de refermer les corps et de les replacer dans leurs enveloppes maladroites, le vieil homme place certains échantillons entre des plaques de verre destinées aux microscopes optiques n’ayant aucun besoin d’informatique pour fonctionner et entreprend de les scruter lentement. 

« — Qu’est-ce que vous avez Rambrough ? » C’est Shephard, entré sans ciller dans la pièce où les autopsies se sont poursuivies ; les dizaines de minutes ont passé et le médecin général se frotte les yeux avant de chercher ses mots entre des grognements plaintifs. 

« — Quelque chose… A dégradé leur matière cérébrale… À l’évidence pas une bactérie, sans doute pas un virus non plus… Nous étions tous et toutes dépistés… Ce doit être quelque chose de plus sournois… peut-être un prion… Si tel est le cas, sa manifestation a fini détectée par le système informatique, qui n’aurait pas su la gérer et aurait ensuite… »

« — Oui, c’est ma seconde hypothèse. La première étant qu’une particule énergétique chargée venue de l’espace a pu frapper le mauvais endroit au mauvais moment, provoquant des corruptions informatiques en cascade se répandant à travers les systèmes, et ceux-ci nous ont réveillé en urgence avant de se vider. Dans un cas comme dans l’autre, cela explique que nous n’ayons pas trouvé de dommage sur le hardware et que, même en l’absence totale de logiciels et de sauvegardes exploitables, certaines fonctions aient repris, comme le monitoring vidéo et audio automatique. »

« — Est-ce que vous pensez pouvoir restaurer les systèmes, au moins ceux de léthargie ? »

« — Je l’ignore, pratiquement tout est à réécrire. Et vous, vous pourriez nous remettre en léthargie ? »

« — Évidemment, ce ne serait pas plus compliqué qu’à notre départ ! »

Rambrough n’est pas vraiment outré mais Shephard lève mollement les mains en un vague geste d’excuse ; les deux hommes se respectent, c’est une évidence. Le chef-ingénieur murmure au médecin chef : 

« — Pensez-vous que nous ayons une chance ? »

« — C’est à vous de me le dire… »

« — Je crois que oui. »

« — Moi aussi. J’ai foi. »

Tous deux se sourient. 

« — Michaels n’est pas Williamson, il n’a ni sa force morale ni son charisme mais il sait prendre les bonnes décisions. »

« — Et Faithwright est un parfait exécutant oui, oui… »

Leurs regards sont verrouillés et, à travers la fatigue, le froid, la soif et la faim, ils déclament, avec la monotonie trahissant une habitude : 

« — Dieu est avec nous, toujours. »

1013

Adam Newman et Charity Williamson déambulent entre les cuves de léthargie comme hébétés, ce qu’ils sont sans doute. Dans l’immense nef qui abrite la majorité de leur congrégation, un chaos tranquille et figé a tout emporté. 

Un nombre non-négligeable de membres n’ont pas réussi à s’extraire de leurs cuves de léthargie à temps. Parfois, cela semble s’être joué à quelques secondes : des enfants pleurent leurs parents et des parents pleurent leurs enfants, étranges couples suppliciés à demi-nappés de gélatine transparente. Il y a aussi ceux qui sont déjà morts depuis des heures, des jours, des mois, des années, des décennies, leurs corps à peine bleuis dans la gelée de léthargie.

Partout se murmurent des prières incohérentes, suppliques inconstantes qui montent en condensation dans l’air de plus en plus humide. Au plafond, de la brume se forme, car c’est là que vient se perdre la chaleur conduite à travers les armatures du vaisseau depuis les réacteurs ; de l’autre côté, le froid passe à travers le sol et y fait grandir des pousses de givres microscopiques, trop belles et trop indifférentes pour s’accompagner d’autre chose que de frissons. 

Les passagers et passagères de l’Âme Éternelle n’ont cependant pas tous et toutes oublié leur nudité et leur détermination. Ceux et celles que le deuil et l’incompréhension n’ont pas encore frappé sont déjà hors de l’apathie. Sans trop encore oser le montrer ni le dire trop fort, ils et elles exultent dans leurs murmures : des remerciements au Seigneur, la fierté et la satisfaction d’avoir quitté la Terre, ce cloaque de corruption spirituelle, intellectuelle et physique ; la gloire de retrouver le Seigneur dans la soumission, l’ignorance et la continence. Ceux-là et celles-là, à leurs regards légèrement fascinés, à leurs souffles un peu craintifs, on peut dire qu’une forme de bonheur est en eux et en elles. 

Charity Williamson et ses enfants passent entre eux sans voir les mains fébriles se lever dans leur direction, ignorant les sussurations : 

« — Le Révérend nous a guidé… »

Adam Newman s’est arrêté ; il aide les gens qu’il connaît à se vêtir, il leur donne des petites tapes sur l’épaule, il aligne ses yeux sur les leurs pour les gratifier de la seule chose qu’il est peut-être sûr d’avoir, sa présence égale. S’il n’avait pas eu ses quelques connaissances en rédaction de code, il aurait voyagé dans la section centrale avec le reste de leur… peuple. C’est ce qu’il dit à au moins l’un d’entre eux. 

Le nouveau commandant Michaels vient se poster à l’extrémité de la salle, accompagné de Faithwright. Celui-ci défile entre les cuves et vient murmurer quelque chose à Charity Williamson ; elle ne bouge pas, alors il la saisit par le bras pour l’entraîner avec lui et ses enfants la suivent sans bruit. Adam Newman scrute la procession, comme les autres, mais son expression trahit des sentiments plus forts, voire une compréhension plus fine. 

« — Mes frères et sœurs devant Dieu… » commence Michaels. 

« — Révérend Williamson, où êtes-vous ? » s’élève une voix, reprise en un chœur quasi-inaudible. 

« — Notre Guide est en train de communier avec Dieu en ce moment-même. Nous devrons nous en référer à ses apôtres. » Charity a été claire, tranchante même, presque brûlante. 

« — Effectivement… » reprend Michaels. « … Car Dieu met devant nous une nouvelle épreuve, que nous devrons surmonter comme les autres : avec abnégation. Nous ne sommes pas encore arrivés à Nouvel Éden et nous devons relancer les systèmes du vaisseau. Les prochaines heures seront cruciales, mais nous savons que vous, les plus modestes de notre congrégation, vous permettrez un nouveau succès. Pour l’instant, je vous demanderai seulement de placer les corps de ceux et celles que Dieu a rappelé à Lui dans les parties les plus froides du vaisseau, les hangars à l’autre bout de cette pièce. Ainsi, leurs restes seront prêts pour recevoir le traitement qui leur est dû. »

Charity rompt l’immobilité silencieuse qui a saisi l’immense baie, et c’est seule qu’elle soulève dans ses bras fins un corps bleuté. Toutes et tous suivent son exemple sans penser ni parler, et par petits groupes pénitents transportent leurs fardeaux au-delà des sas internes. Ici le sol est encore plus froid et le plafond encore plus chaud, mais comme moins d’humidité s’est accumulée entre les navettes immobiles, personne ne le remarque. Il n’y a en fait pas une proportion si élevée de décès, personne ne passe deux fois dans le hangar. Adam Newman lui-même s’est joint au mouvement, et c’est seul qu’il dépose un mort grisâtre sur le sol uniformément noir de l’Âme Éternelle.

1013

« — J’ai verrouillé l’ensemble des accès extérieurs et amené ici tout ce qui pourrait servir à blesser quelqu’un… Comme vous l’avez dit, la panique ou le désespoir peuvent avoir des effets imprévisibles et difficiles à contrôler. » bégaie presque Faithwright. 

« — Il se peut effectivement que tous ne comprennent pas nos choix… » Michaels regarde son second d’un air cryptique.

Des pas dans la coursive annulaire achève l’impossible conversation. C’est Rambrough et ses principaux ingénieurs-informaticiens. Leurs traits sont tirés ; la sollicitation physiologique causée par une longue léthargie reste difficilement prévisible et ils n’ont pratiquement pas dormi, et aucunement mangé, depuis leur réveil, dix heures plus tôt. 

« — Nous n’y arriverons pas. » admet Rambrough en un souffle. « Pour chaque fonction il nous faudrait recopier de mémoire la quasi-totalité de codes programmatiques qui ont presque toujours pris des décennies a être mis au point sur Terre. Nous avons à peine entamé le travail, et la fatigue comme la faim vont forcément induire des erreurs, puis tout simplement une impossibilité à travailler. »

« — Faithwright, allez cherchez Shephard et ses principaux docteurs. » Le ton de Michaels est mielleux, tranquille. Devant lui, Rambrough s’attend à ce que sa décision soit partagée, et il reprend en baissant la tête. 

« — Il semblerait que le Seigneur nous rappelle à Lui, tous autant que nous sommes. Peut-être sera-t-il ainsi que nous nous rapprocherons de Lui. Je pense que nous pourrions passer nos dernières heures à le prier, à retrouver dans nos esprits la tranquillité de l’appareillage pour ce dernier et véritable départ… Jusqu’à ce que… »

Les médecins font leur entrée dans la salle d’état-major et leur commandant verrouille immédiatement la porte avant d’entamer, avec un apparent détachement : 

« — Shephard, vous avez longuement modélisé les besoins nutritifs humains pour préparer notre mission. De combien de calories quotidiennes a besoin un ingénieur-informaticien pour travailler correctement ? »

« — Michaels… Commandant… Vous savez comme nous que nos matrices à impression organique ne fonctionneront pas sans les programmes dédiés et- »

« — Je ne veux qu’une réponse, pas des dénégations. » Michaels s’est approché de Shephard. 

« — C’est pourtant tout ce que vous aurez. Nous n’avons pas d’autre source de calories dans ce vaisseau. »

« — Si, nous en avons. » 

Michaels balaie la pièce du regard ; à l’exception de Shephard, personne d’autre n’a encore compris. Le vieux docteur devient rouge de fureur : 

« — Vous êtes… »

« — C’est la solution qui s’impose. »

« — Et c’est la seule qui soit inacceptable ! Je refuse, je n’y participerai pas, je ne… »

« — Nous n’avons pas tous l’intention de mourir ici. »

« — C’est l’intention de Dieu ! »

« — Non, Dieu veut notre survie. »

« — Michaels, enfin, vous avez perdu l’esprit. Vous voulez survivre au prix de votre âme ? »

Les autres semblent commencer à comprendre, leurs visages se tordent. 

« — Si j’ai été choisi à ce poste, c’est aussi pour ma connaissance de la Bible, Shephard. Dieu fait primer la vie de son peuple sur tout, et aussi surprenant que cela puisse paraître, s’il s’agit d’une nécessité, Il ne condamne jamais le- »

« — Même si vous arrivez à nous gagner du temps, nous n’arriverons jamais à réécrire l’ensemble du programme du vaisseau. » objecte alors Rambrough.

« — Nous n’avons besoin que du logiciel de suivi des caissons de léthargie et d’une version simplifiée du système de pilotage pour nous mettre en orbite dans le système Sarissa-798. Ensuite nous n’aurons plus qu’à rejoindre ce que Dieu a mis à notre disposition, Nouvel Éden avec son oxygène et ses formes de vie qui pourront sans doute nous nourrir. »

« — Vous êtes fou. »

Avec cette saillie Shephard regarde autour de lui, comme s’il attendait du soutien de ses collègues, amis et frères de foi. Tous sont abasourdis… 

« — Laissez-nous seulement quelques heures de plus… » demande Rambrough. Cette absence de rejet total choque ses collègues. « Laissez-nous voir ce que nous pouvons accomplir avec l’informatique du bord sans en arriver là… »

1013

« — Je ne devrais pas le faire. »

Et pourtant, malgré ce qu’il profère tout haut dans la solitude de son petit hôpital, le médecin de garde continue de s’affairer. Lentement, patiemment, avec une grande dextérité, il débite petit à petit ce nouveau cadavre. 

« — C’est pour mieux analyser la situation plus tard… »

Il aspire le sang dans des poches dédiées avant de détacher lentement la peau, qu’il plie et replie avant de l’entreposer dans des sacs dont une machine médico-alimentaire vide l’air. Il extrait ensuite les muscles, en faisant attention de les déchirer le moins possible, avant de les déposer dans des bacs dédiés qui défilent sur de petits tapis mécaniques menant jusqu’aux armoires frigorifiées. 

« — Je ne devrais pas mettre en doute notre logique… »

Et il extrait aussi les viscères et le cerveau, qu’il placent dans ces mêmes bacs. Des bacs sans étiquette, sans numéro, sans noms. Qui contiennent déjà d’autres organes idoines, bleuis ou noircis. Les os eux-mêmes ont l’air presque bleus, ramifiés de ligaments qu’il faut détacher patiemment… Enfin, chaque élément séparé est stocké à son tour.

« — Il faut traiter ce lot-là maintenant… »

Le docteur emmène alors les échantillons contenus dans des bacs remplis plusieurs heures auparavant. Ce nouveau lot doit subir le nouveau protocole d’analyse, alors le vieil homme se dirige à travers la coursive annulaire jusqu’à un module ascenseur. Il y entre avec les bacs fermés, et se conduit jusqu’à l’entrée de la salle des machines. 

Il fait apparemment très chaud ici, à en juger par la sueur qui perle bientôt sur le front du jeune docteur et par les ondulations de l’air au niveau de certaines jointures des parois. C’est là qu’il dépose, après avoir ouvert ses boîtes, certains organes, muscles, cervelle, tripes. Un grésillement s’élève, une odeur aussi sans doute. Quand l’aspect de tous les organes a changé, qu’ils se sont brunis et rabougris, le docteur les replace dans leurs boîtes, qu’il ramène à travers l’ascenseur modulaire. 

Un autre médecin l’a remplacé dans l’hôpital, les factions sont bien organisées. Il faut absolument traiter ces corps avant que la putréfaction ne rende leur étude, et l’extraction de savoirs exploitables, impossible. Les nombreux échantillons changés par les températures élevées sont replacés dans un compartiment réfrigéré. 

1013

L’ingénieur-informaticien en chef regarde le morceau de matière nutritive d’un air interdit. Consciemment, on ne peut que le constater, il ne veut pas le manger. Et pourtant, cela fait des heures qu’il n’a rien ingéré, depuis son réveil en fait. 

« — D’où est-ce que ça vient ? » demande-t-il. 

« — Ça n’a aucune importance. Vous devez manger. »

« — Les programmes d’impression biologique sont inopérants, nous ne pouvons pas produire de nourriture. »

« — C’est une réserve secrète qu’avait préparé Williamson, pour ce genre de problème. » Est-ce que cette explication est seulement convaincante ? « Vous devez prendre des forces Rambrough, vous et votre équipe, ou nous allons avoir du mal à… »

L’homme tend à sa bouche la substance rembrunie et la mastique lentement en réprimant des hauts-le-cœur. 

« — Voilà… » Le ton de Michaels est légèrement infantilisant. 

Suivant l’exemple de leur supérieur direct, les autres ingénieur-informaticiens saisissent de petits morceaux de ce qui leur est présenté. Ils ne posent pas de question, même si les doutes et les scrupules se voient parfois sur leurs visages. Partout, on y voit, surtout au moment de la déglutition, un mélange de dégoût et de soulagement : le soulagement presque agréable d’enfin manger, de satisfaire ce besoin physiologique impérieux. 

Le travail reprend. 

1013

Michaels louvoie avec le médecin-chef Shephard. 

« — Vous voudriez tous nous sacrifier plutôt que de lutter, plutôt que de permettre à au moins quelques uns d’entre nous de faire vivre notre idéal ? »

« — Il ne restera plus grand-chose de notre idéal si vous survivez de cette façon… »

« — Au contraire, nous en sortirons plus forts et plus humbles que jamais. »

« — Personne n’acceptera cette solution. »

« — C’est la seule. »

« — Et elle est inacceptable. »

« — Elle le sera : nous allons être humains, nous n’allons pas sacrifier les nôtres arbitrairement. »

« — Que… »

« — Bien entendu nous devons garder en vie les ingénieurs-informaticiens pour mettre au point des palliatifs fonctionnels pour la navigation et la léthargie, et suffisamment de docteurs pour nous remettre dans les cuves, mais nous nous montrerons équitables dans le droit des autres : nous tirerons au sort ceux qui devront se sacrifier. »

« — Et vous pensez sérieusement que le reste de notre congrégation va accepter ? »

« — La seule autre option sera une mort autrement plus pénible et avec une temporalité bien plus incertaine. »

« — Pas si tous se révoltent et décident d’achever ce que la panne a commencé, de rendre le vaisseau inhabitable. »

« — Ils n’y arriveront pas. Nous avons déjà bloqué mécaniquement tous les moyens existants d’accéder à l’extérieur ou aux dispositifs de maintien en équilibre de l’environnement. Et s’ils essaient quand même, nous n’aurons qu’à nous défendre, ils auront de fait choisi leur destin. »

« — C’est inhumain, contre-nature, contre la volonté de Dieu. »

« — Non, ce qui est inhumain, contre-nature et contre la volonté de Dieu, c’est de ne pas chercher à avancer. C’est cela qui est indigne. Et les indignes feront leur choix : le suicide, tel est le pêché ultime que nous n’emmènerons pas avec nous. Quant à ceux que nous prendrons nous-mêmes, eh bien, ce sera l’épreuve de Dieu lui-même qui en aura décidé. »

1013

« — Vous ne pouvez pas faire ça ! » Et le congrégationaliste se jette sur Michaels, qui fait glisser son couteau-laser à lame captive tout en esquivant l’homme massif et épuisé. 

« — C’est pourtant ce que nous allons faire. » Son indifférence tremble, peut-être difficile à maintenir. Le suiveur repose dans une marre de sang qui va en s’étalant sur le sol. 

Des pleurs et des geignements retentissent brièvement, alors que la voix puissante du nouveau commandant reprend :

« — Dans dix heures environ, lorsque nous aurons épuisé notre stock actuel, nous commencerons à tirer au sort ceux d’entre vous qui devront aussi contribuer à notre survie. » 

Tandis qu’il repart, ses subordonnés traînent le corps de l’homme un peu à l’écart, dans un recoin froid. 

Quelques-uns des congrégationalistes commencent à délirer une insurrection, une révolte de dignité, un sursaut d’idéalisme, mais ils restent bien seuls. 

Entre les soupirs de soulagement paradoxaux, des déclarations fébriles ou passionnées se font entendre, surtout de la part des plus vieux et des plus vieilles : si je meurs maintenant, cela fera d’autant plus de chance pour que tu ne sois pas tiré au sort plus tard.  

En silence, la majorité des parents observent leurs enfants avec un attendrissement qui finit par leur arracher des embrassades et des étreintes précipitées, le besoin de les couvrir de baisers tout en leur bouchant les oreilles et en leur couvrant les yeux pour ne pas laisser percevoir les cris qui se brisent. 

Étonnamment, peu de passagers et de passagères de l’Âme Éternelle s’en remettent à Dieu dans ce moment. 

Sans dispositifs coupants ou pouvant lancer des projectiles à leur disposition, ces gens ont recours à des objets plus simples, pour des méthodes plus lentes : la plupart se contentent de déchirer certains pans de leurs vêtements en lanières, qui sont ensuite nouées autour des cous. Ceux qui les portent comme ceux qui les posent pleurent et sourient ; à plusieurs reprises on entend : « Ce sera bientôt fini. » Il y a aussi ceux qui, ne voulant imposer de gestes à personne, décident de se remettre dans leurs caissons de léthargie encore remplis de liquide gluant et de refermer sur eux le couvercle articulé ; peut-être pensent-ils que ce qu’il restera d’eux en sera ainsi délaissé ?

Il est impossible de savoir si ce qui se déroule alors dans la nef principal de l’Âme Éternel est révoltant ou bouleversant : la Bible elle-même ne fait jamais mention de situation de ce type, ni de ce qu’il convient d’en penser. 

Toujours est-il que la même apathie saisit ceux et celles qui ont garroté leurs jeunes enfants ou leurs vieux parents. Sitôt les convulsions passées, ils et elles perdent leur tonus, leur détermination, et ils et elles sombrent dans un vide qui lisse leurs beaux visages sains. 

En quelques heures, la population du vaisseau diminue encore de cinquante-cinq pour-cent, et il ne s’y trouve plus aucun individu âgé de moins de quinze ans ou de plus de soixante ans. Des officiers passent récupérer les corps. Charity les aide à emmener ceux de ses enfants, qu’elle accompagne jusqu’à l’hôpital désormais plus boucherie que morgue.

Le premier tirage au sort est repoussé d’environ quatre-vingt heures. 

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« — Je refuse. » dit Adam Newman à chaque fois. 

L’obstination du responsable de suivi informatique à refuser la parodie de nourriture qu’on lui offre confond ses collègues. Certains se sentent presque coupables, disant à demi-mot, dans la solitude que sous-tendent mes microphones et mes caméras : « au moins Newman reste humain. »

Finalement, quand ses performances de codage déjà peu probantes baissent à cause de son manque de nourriture, on décide de le nourrir contre son gré. Il faut le tenir fermement par les bras et les jambes, lui ouvrir la bouche de force, y insérer une cuillère et lui boucher le nez tout en lui massant la gorge pour le forcer à déglutir. Il hoquète, enrage et pleure. 

Après cet épisode, il refuse complètement de travailler et a même des accès de violence contre les autres officiers venus le chercher et contre ses collègues qui tentent de le persuader de revenir les aider. On décide donc de l’enfermer dans l’un des bureaux inutiles, en attendant qu’il se calme, revienne travailler… Ou puisse servir à autre chose. 

308

« — Nous devrions liquider le reste des inutiles avant qu’ils ne deviennent trop maigres et trop nerveux. » 

Ils ne semblent absolument pas saisir que ce qu’ils qualifient de « nervosité » est sans doute la première manifestation clinique sur un humain actif du prion apparu dans les cuves de léthargie de l’Âme Éternelle

Même les médecins l’ignorent et ne semblent pas y penser ; logique, puisque leurs archives épidémiologiques indiquent que ce genre d’agent infectieux met généralement des années à se manifester une fois installé dans l’organisme ; c’est cependant ignorer que la congrégation a été nourrie de viscères, de moelle et de cervelle, qui sont les organes qui accumulent naturellement le plus de ces étranges protéines mal repliées ; c’est aussi oublier qu’une contamination prionique, une fois manifeste, est incurable, s’aggrave exponentiellement et est toujours fatale.

Ainsi les officiers-navigateurs, en entrant dans la nef principale, retrouvent le reste du troupeau dans un état étrange : ceux qui tiennent encore debout titubent, ceux qui sont assis tremblent et oscillent d’avant en arrière, et parmi ceux qui sont couchés on n’en trouve plus que quelques-uns ou quelques-unes encore capables de bouger les yeux sporadiquement, de proférer des mots épars ou des sons informes. L’un de ceux qui arrivent encore à se tenir debout vient à leur rencontre avec des gestes incohérents, et dans ses phrases inachevées se manifeste littéralement et clairement « l’envie d’en finir ». 

Les officiers-navigateurs les réunissent et, sans attendre, sans mots, les étranglent pour ne pas laisser leur sang se perdre. Il faut les amener à l’hôpital, laisser le dépeçage être fait par les docteurs. Eux, par contre, leurs mains tremblent, leurs paupières tressautent. Est-ce des scrupules ? Ou le fait que les docteurs ont reçu dans leurs rations une plus forte proportion de parties « non-nobles » ? Même si les découpes de leurs scalpels n’ont plus la même précision, même si leurs débitages puis leurs cuissons n’ont plus la même précision, ils restent ardus à la tâche.

31

Ils se pensent proches du but : un programme de navigation simplifié a déjà été mis en place. Grâce à lui, l’Âme Éternelle va pouvoir se retourner à mi-parcours, ralentir et se mettre en orbite autour de l’étoile Sarissa-798. Là, une fois avec l’air, l’eau, la nourriture et les douces températures égales de Nouvel Éden, ils pourront reprogrammer l’impression biologique et donner naissance à d’autres humains… 

« — … Qui devront à jamais commémorer notre sacrifice. » 

Oui, c’est bien cela que dit Michaels, durant l’une des dernières réunions de l’état-major. Ils sont débraillés, assis de travers, Faithwright bave. 

Sur le sol de la salle d’état-major, Charity Williamson est étendue immobile, nue et décharnée, les jambes écartées. Elle est venue se poster là, sans un mot, mais aucun des hommes encore présents ne jette même un regard à cette sorte d’offrande grotesque. Nous ne pouvons qu’élaborer des théories impossibles à vérifier au sujet de cette scène : leurs attitudes humainement difficilement justifiables, à ce moment, sont-elles dues à la maladie prionique qui les ronge désormais presque tous autant qu’ils sont ? Est-ce dû au fait que, semble-t-il, le premier commandant Williamson, n’ait laissé aucun de ses officiers avoir de famille ? Ont-ils été rendus insensibles à ce genre de tentation tandis qu’oubliant sa dignité de femme chrétienne, Charity veut les gratifier de ce dont ils se sont privés pour faire partie du voyage ? Rien ne se passe selon les maigres schémas dont je dispose. 

Charity Williamson meurt d’inanition quelques heures plus tard, sans avoir à nouveau bougé. Son corps est emmené par les derniers médecins accomplissant encore leurs devoirs d’équarrissage. Elle était la dernière femme à bord de l’Âme Éternelle

2

Adam Newman regarde entrer Michaels dans sa cellule. Le commandant marche de façon désordonnée, sa tête ne tient plus droit, et c’est à peine si ses mains parviennent à lever une ridicule fourchette sur laquelle est piquée un morceau de… 

Le nouveau venu loqueteux, presque nu, couvert d’escarres, tend l’ustensile vers lui, avec son ignoble ersatz de nourriture.

« — Je refuse. »

Mais l’informaticien-archiveur ignore même si cette phrase peut encore être comprise. Les yeux du commandant son vitreux, un filet de sang s’écoule de son oreille gauche. 

« — Encore plus de… Pour… Vie… Épreuve… »

Ce dernier mot suscite une rage immense en Newman, qui retourne contre Michaels sa fourchette et lui enfonce dans la gorge en les faisant tomber tous les deux. Le responsable de suivi informatique et vicaire le plus bas dans la hiérarchie de l’état-major semble surpris de la force qui lui reste encore, surpris d’avoir tué le nouveau commandant ; il semble aussi surpris de le voir sourire tandis qu’une écume rouge s’écoule de la commissure de sa bouche tordue par un rictus. Il a l’air d’avoir aimé goûter sa profanation une dernière fois. 

Adam Newman recule fébrilement et sort de la pièce dans laquelle on l’a enfermé. À en voir son nez froncé, on comprend que tout empeste, une odeur de putréfaction et d’excrément. Et pourtant, dans sa faim, on entend son ventre gargouiller bruyamment.

« — Est-ce que moi aussi j’ai chopé ce truc…? »

Il fait le tour de l’anneau de commande. Partout, les corps des derniers officiers gisent, partiellement éviscérés en une variété de techniques grossières qui le laisse songeur. Peut-être comprend-il encore qu’ils se sont entretués et entredévorés. 

Les autres ingénieurs-informaticiens, eux, ne sont visibles nulle part, ou en tout cas pas en entier, ce sont peut-être ces restes incohérents qu’il trouve éparpillés. Newman ne peut que deviner que la maladie les a emportés avant qu’ils aient pu finir leur tâche et que la faim, toujours, a fait le reste.

Il entre dans la salle de programmation principale. Il pourrait continuer le codage concernant les caissons de léthargie. Ils étaient vraiment proches du but : il ne leur restait peut-être que cinq pour-cent de la tâche à accomplir, celle qui aurait dû garantir leur survie… 

Mais à quoi bon ? Adam Newman ne saurait pas se mettre en léthargie seul, pas plus que, si par miracle il arrivait jusque-là, il ne saurait poser une navette sur Nouvel Éden ou utiliser l’impression biologique, tout cela il le dit, presque à mon intention, même si je ne suis pas encore vraiment là. Il me dit aussi, à ce que je serai, qu’il ne veut évidemment pas survivre, qu’il ne veut pas laisser survivre quoi que ce soit de cette aventure malheureuse. Si ce n’est… Je ne comprends pas. 

1

Adam Newman est seul. Tous les transpondeurs des autres passagers sont entassés à côté de lui, sauf celui du Commandant John Williamson. Les petits appareils sont propres, aucune trace de sang coagulé ne les maculent plus : l’informaticien les a sucé des heures durant. Il y a aussi tout autour de lui des ossements, réduits en milliers d’éclats blancs sur le revêtement noir du centre de procession ; ligaments et moelle en ont également disparu. 

Quand Adam Newman se lève à grand-peine pour déféquer dans le recoin qu’il voue à cet effet, les débris d’ossements sautent et se suspendent dans les airs quelques instants avant de retomber, et à chaque fois ses yeux rougis les scrutent avec un sourire béat, peut-être comme s’il regardait un ciel étoilé. C’est en tout cas le signe pour lui le plus tangible que la rotation de la spirale hospitalière ralentit, réduisant toujours plus l’illusion de gravité. Il se perd ensuite en hoquets et en grandes inspirations sifflantes et heurtées : ses difficultés respiratoires ne sont plus dues uniquement au délabrement de son corps malnutri et gavé de prions, mais à la raréfaction de l’oxygène à l’intérieur de l’immense habitacle. 

Le vaisseau ne sera bientôt plus du tout vivable pour un humain, si tant est qu’il l’ait jamais été. Adam Newman le sait. Ses cuisses rachitiques striées de diarrhée, ses mains et les commissures de ses lèvres encore maculées de matière fécale coulante, il retombe sur son siège, face à la console. Il se remet à taper aussi frénétiquement qu’il le peut, soit sporadiquement, chaque interruption lui arrachant un geignement, des frottements erratiques de ses paupières fines à se déchirer, du bout de ses doigts d’où ses ongles sont tombés. Le code est pourtant presque entièrement réécrit comme l’informaticien-archiveur a fini par vouloir le faire, mais il n’a plus beaucoup de temps à moins de… 

Une fois de plus, qu’il croit peut-être confusément être la dernière, Adam Newman s’évanouit de fatigue. Surpris de lui-même, il se réveille. Il contemple l’écran et sa bouche s’ouvre : il tente de parler mais aucun son ne sort. Il tourne douloureusement la tête vers ses pieds squelettiques : une larme rouge s’écoule de chacun de ses yeux purulents. Il saisit à grand-peine le couteau-laser à lame-captive qu’il a gardé, dont la batterie est encore presque pleine, et noue un garrot bruni au-dessus de chacun de ses genoux. Il lève les jambes autour de la console avec ses bras rachitiques, dans une position grotesque, et active son instrument. C’est rapide, presque sans bruit, presque sans mouvement. 

L’un de ses orteils est là, étalé sur les touches des chiffres, tranché net. Revenu de l’étourdissement que peut encore lui causer la douleur physique, Adam Newman saisit l’appendice sectionné, le place dans sa bouche, et commence à le mâcher lentement, consciencieusement, à le savourer même, et il reprend son travail. 

Dans les heures qui suivent, l’informaticien reproduit ses gestes avec chacun de ses orteils, ne recrachant que des brisures osseuses et, parfois, ses dents déchaussées par le scorbut. Il est tout prêt du but, mais pas encore tout à fait. 

Alors, de plus en plus apathique et insensible à la douleur, Adam Newman s’attaque à ses métatarsiens. Cela lui fait perdre du temps, mais il arrive presque à se sentir rassasié semble-t-il. Le code est complet, sa mise en place lancée. 

L’homme se lance à l’assaut de ses jambes déjà au bord de la nécrose, qu’il coupe sous les genoux. C’est un véritable festin. Le sourire découpe son visage de part en part.

Il regarde les premières phrases défiler en s’empiffrant. Cela semble fonctionner comme il le voulait, mais il doit attendre encore et encore pour en être absolument certain. 

Adam Newman se tranche le pénis et les testicules d’un seul mouvement, sans même sursauter, sachant qu’il ne peut pas se sectionner les doigts s’il doit encore faire des corrections. 

Son autophallophagie consommée, l’homme contemple son pubis ravagé, que les agrafes métalliques ne peuvent complètement refermer. 

C’est la fin pour lui. Ses yeux se vident, extase, satisfaction et délivrance. Nous, le programme qu’il a recréé, nous pourrons raconter son histoire, et celle de l’Âme Éternelle, à qui nous trouvera. 

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