« C’est comme ça, et pas autrement ! » Combien de fois avez-vous voulu interrogeré le fait accompli, et tentéer de découvrir la logique sous-tendant l’ordre des choses ? Pour le détourner, ou pour y découvrir une vérité supérieure ? À partir du XVIème siècle, de nombreux philosophes et scientifiques européens s’engagent sur cette voie épistémologique* périlleuse, et vont grandement approfondir (et complexifier) notre connaissance du monde…
En opposition avec son maître Platon, Aristote considérait que la connaissance découlait non pas du raisonnement mais avant tout des observations 1. Seulement, le grand penseur grec était corseté par les techniques et les préjugés de son temps : sa Terre était au centre de l’univers, composée de quatre éléments (feu, terre, eau, vent) et le ciel d’un cinquième (l’éther), tandis que l’univers se résumait à ce qui nous était visible. De façon générale, à quelques discussions notables près 2, le cadre de pensée aristotélicien et ses théories furent repris tels quels par les savants et théologiens médiévaux, en Occident comme dans le monde musulman, et étaient difficilement attaquables fautes d’instruments précis et de liberté intellectuelle.
Des lentilles et des mathématiques : l’univers est plus complexe, mais il a un ordre
Le carcan aristotélicien, scellé par les doctrines et autorités chrétiennes, commença à être timidement remis en question au XVIème siècle avec les travaux de Copernic sur l’héliocentrisme . Galilée porta le débat plus loin, inspiré par ses observations à travers ses télescopes : non seulement les savoirs bibliques et antiques pouvaient être remis en cause à partir de nouvelles observations 3, mais les nouvelles observations semblaient pouvoir s’expliquer moins à travers des jugements religieux, moraux ou esthétiques qu’avec… Les mathématiques. À la même époque (tout début du XVIIème siècle), Johannes Kepler parvint en effet à expliquer les mouvements des planètes et des lunes avec une série d’équations 4.
Outre les lois de Kepler, le XVIIème siècle vit également se produire deux autres immenses progrès dans le seul domaine de l’astronomie : la découverte que la lumière a une vitesse finie (et surtout mesurable !) par Ole Rømer et Christiaan Hyugens en 1676 5, et la reconnaissance de la gravitation universelle avec la publication de Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica par Isaac Newton en 1687 6. Ces découvertes montrèrent que tout devait pouvoir se mesurer et se comprendre à travers des formules mathématiques ; les équations ont cette capacité à s’appliquer aux autres éléments du même champ d’étude et à donner des résultats concordants avec les observations. Et, s’il y a inconsistance entre prévisions calculées avec les équations et faits disponibles à l’étude, alors le modèle doit être corrigé : la méthode scientifique était en train de naître.
Quel sens humain donner à tous ces chiffres ?
À la même époque se développèrent également deux approches radicalement différentes de la révolution épistémologique en cours : le rationalisme et l’empirisme. Côté rationaliste, l’un des premiers penseurs marquant fut le français René Descartes (1596-1650), qui stipula que les capacités à raisonner seraient innées, seulement activées par l’observation et l’expérience, et propres aux seuls humains, preuve de leur relation privilégiée avec Dieu. Côté empiriste, on retrouva l’un des pionniers de la méthode scientifique, Francis Bacon (1561-1626), qui pensait que toute connaissance provenait de ce qui était observable et des tentatives pour le comprendre de façon logique 7 ; le penseur anglais ira même plus loin, en avançant que la connaissance de la nature devait à terme permettre de la maîtriser, et donc de sortir l’humain de la misère dans laquelle l’avait plongé le bannissement du Jardin d’Eden…
Cette vision utilitariste et intéressée de la science s’imposera lentement (elle fait toujours consensus à l’heure actuelle…), mais c’était surtout l’existence de Dieu qui restait le sujet de réflexion ultime des penseurs des XVIème et XVIIème siècles. Pour eux, l’existence d’une puissance supérieure n’était pas incompatible avec la révolution mathématique, au contraire : l’allemand Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) exprima à plusieurs reprise sa conviction que (pour résumer grossièrement avec des termes familiers des lecteurs et lectrices de notre époque) le monde serait en fait une immense équation aboutissant au résultat le plus optimisé possible, et donc le plus parfait possible. Pour Leibniz, toutes les unités et sous-unités de l’univers (qu’il appellait monades) seraient traduisibles en chiffres, leurs interactions en opérations mathématiques : Dieu serait donc le mathématicien ultime 8. Une solution élégante pour un problème (l’existence de Dieu) dépassant les limites de la science…
Que faire des sentiments humains ?
La preuve ontologique* de l’existence de Dieu 9, qui se trouverait dans la perfection supposée du monde, reste débattue. Du fait des réflexions lancées durant la Révolution Scientifique que nous venons très succinctement de résumer, la nature même de Dieu a été remise en cause, tout comme la notion de libre-arbitre. Au niveau humain d’ailleurs, cette nouvelle approche seulement par les chiffres pose un autre problème : nos émotions et nos personnalités peuvent-elles être seulement comprises sous forme d’équations, aussi complexes soient-elles ? Sommes-nous seulement capables d’être pleinement raisonnables ?
Si la réponse à la première question est oui, et celle de la seconde non, comme les neurosciences et la psychologies tendraient à le prouver au moment de la rédaction de cet article (mi-2023) alors nous faisons face à un nouveau paradoxe… épistémologique !
Épistémologique : (adj.) relatif à l’épistémologie, soit la philosophie du savoir, de son acquisition et de sa valeur.
Ontologique : (adj.) relatif à l’ontologie, soit la philosophie interrogeant l’existence des choses.
1 ↑ https://www.britannica.com/story/plato-and-aristotle-how-do-they-differ
2 ↑ https://www.encyclopedia.com/history/news-wires-white-papers-and-books/responding-aristotle
3 ↑ https://journals.openedition.org/anabases/3779?lang=de#tocto1n6
4 ↑ https://www.nasa.gov/kepler/education/johannes#anchor784359
5 ↑ https://www.amnh.org/learn-teach/curriculum-collections/cosmic-horizons-book/ole-roemer-speed-of-light
6 ↑ https://education.nationalgeographic.org/resource/resource-library-newtons-law-universal-gravitation/
7 ↑ https://plato.stanford.edu/entries/rationalism-empiricism/
8 ↑ https://www.jstor.org/stable/2022829
9 ↑ https://plato.stanford.edu/entries/ontological-arguments/