Le piège du progrès constant - Avec Un Grain De Sel

L’histoire naturelle et humaine n’est-elle qu’une courbe ascendante qui, à quelques accidents de parcours près, nous conduirait constamment vers le progrès ? Cette vision pour le moins optimiste des choses a ses bénéfices (elle nous rend confiants !) mais elle a aussi ses défauts. Car le « progrès » ne va jamais de soi, et il pourrait même nous mener à notre perte…

Dès le XIXème siècle certains « visionnaires » imaginaient des machines volantes et pensaient que tout le monde pourrait les utiliser comme véhicule personnel avant la fin du siècle suivant ¹. Dans les années 1950 et 1960 il semblait acquis pour le grand public comme pour les ingénieurs aérospatiaux que les premiers êtres humains poseraient les pieds sur Mars dans le courant des années 1970 ², et que les colonies sur place suivraient rapidement. Pour tous ces optimistes, le progrès se résumait à faire mieux, plus et plus loin, au moins pour une minorité de personnes en laissant aux autres la satisfaction des accomplissements de l’espèce humaine… Une vision scientiste de ce que devait être l’histoire. Avons-nous de petits engins volants personnels (les jets privés ne comptent pas !) ? Sommes-nous allés sur Mars (en personne, pas avec des robots !) ? Au moment de la rédaction de cet article (Mi-2023) les réponses à ces questions sont… « Non ». Que s’est-il passé ?

Entre rêve et réalité, le cauchemar éveillé

D’innombrables progrès scientifiques et philosophiques ont été faits au cours des dernières décennies. Vaccins ³, antibiotiques ⁴, télécommunications ⁵, réseaux électriques ⁶, système d’épuration des eaux ⁷ et transports fiables ⁸ ont par exemple globalement grandement amélioré la qualité de vie des êtres humains. De même, on peut dire raisonnablement que la priorisation des Droits Humains à l’échelle mondiale a donné (ou rendu) leur dignité à des centaines de millions de personnes. Et pourtant… Des milliards d’êtres humains vivent encore sous des régimes autoritaires et même totalitaires ⁹, et la situation n’est pas non plus parfaite pour chaque individu dans les pays supposés démocratiques, loin de là… De même, des milliards d’autres vivent encore dans un dénuement économique et matériel terrible : une grande portion de l’humanité mène encore son existence sans même un accès à une source d’eau potable ¹⁰. Le progrès ne s’est pas fait à la même vitesse partout, et si certaines inégalités matérielles semblent parties pour lentement se résorber, d’autres ne font que se creuser…

Dans les pays développés les toutes dernières trouvailles technologiques et conceptuelles censées améliorer ou même transcender nos vies piétinent : les trains à lévitation magnétique (maglev) sont très difficiles à mettre en place ¹¹, les capsules envoyées dans des tubes sous vides n’ont été installées presque nulle part ¹², les casques de réalité virtuelle peinent à séduire ¹³, le métaverse reste désespérément vide ¹⁴ et l’ordinateur quantique ne tient pas ses promesses ¹⁵. À un certain nombre d’égard, nous semblons sur le point d’atteindre les limites techniques dans de nombreux domaines d’ingénierie : mécanique, informatique ¹⁶… Et la marge d’amélioration que nous avons encore est de plus en plus dure à exploiter aussi bien en termes financiers que marketing : elle ne séduit guère que poussivement la minorité privilégiée qui aurait les moyens économiques de la financer ; sans motivation, le coût reste prohibitif. L’optimisme technologique a été confondu avec l’idée finalement vide de sens de “progrès”. Arrivons-nous à une impasse ? Les humains risquent-ils de se retrouver sans but ?

Pour des accomplissements humains pour tous les êtres humains

Le cul-de-sac matériel et conceptuel que semblent approcher les pays développés et le dénuement criant et cruel des pays émergeants ne vient pas de nulle part. C’est le résultat de décennies de cynisme et d’égoïsme, conscients ou non, sous l’égide du capitalisme et de son illusion de croissance économique infinie . Le système capitalisme a eu ce bénéfice apparent d’offrir une relative abondance (sous conditions…) à ceux qui étaient le moins malchanceux, mais il repose sur des pans entiers de la population qui doivent rester pauvres pour être exploités ¹⁷ et sur la destruction de l’environnement ¹⁸. Enfin, seule une infime minorité d’êtres humains profitent réellement de ce système, en accumulant des quantités prodigieuses de richesses qui ne peuvent être mobilisées ailleurs ¹⁹ ; un constat révoltant, d’autant plus que nous, travailleurs au bas et au milieu de l’échelle, n’avons jamais produit autant de valeur brute (matérielle ou conceptuelle), et n’avons non plus jamais touché proportionnellement aussi peu de ce que nous contribuons à produire ²⁰.

Alors, le monde entier doit-il connaître la même richesse que ceux qui vivent le mieux ? Cela s’avérera impossible en l’état actuel des choses : la Terre s’épuise déjà même sans que chaque être humain mange du bœuf plusieurs fois par semaine, ait sa propre voiture ou prenne l’avion plusieurs fois par an ²¹. Doit-on être égoïste ou se satisfaire de « l’accomplissement » des maglevs, des casques de réalité virtuelle ou de la vie dans le métaverse ? Sans doute pas non plus, car ces technologies sont des gouffres énergétiques ²². Le véritable progrès futur pourrait être moins une question de nouvelles découvertes ne profitant qu’à une infime minorité mais plutôt une application des savoirs et sagesses anciennes comme récentes à l’ensemble de l’humanité. Les plus privilégiés (et j’en fais partie à certains égards, vivant dans un pays dit « très développé » et profitant de ses infrastructures) devront réduire en partie leur niveau de vie et mobiliser certains de leurs moyens vers une égalité de richesses et de traitements. Un moindre prix à payer face au risque encouru : si nous ne parvenons ni à empêcher une minorité de se gaver ni à offrir un minimum décent à tous, nous sommes appelés à reproduire le problème ailleurs si nous quittons un jour la Terre… Ou à anéantir notre planète et à nous éteindre à sa surface si la tendance actuelle, surtout en termes de destruction de l’environnement, se poursuit ²³.

Où allons-nous ?

Pour paraphraser une immense autrice, le capitalisme est tenu pour aller de soi et être irremplaçable, mais la monarchie de droit divin n’était pas vue autrement il y a de cela encore deux ou trois siècles en France ²⁴. Notre monde changera, de gré ou de force, et pas forcément pour le pire. De même que le progrès ne va pas de soi, il n’y a pas de fatalité en Histoire, naturelle ou humaine ; la « fin du monde » n’est pas « inéluctable », tant que nous avons même une vague idée de ce que nous devons faire pour l’éviter.

Avec Un Grain De Sel, nous essayons seulement d’apporter notre pierre (ou notre grain…?) à l’édifice terrifiant mais aussi excitant de l’avenir ; l’avenir auquel nous aspirons ici est un avenir dans lequel nous serions collectivement plus maîtres de nos moyens, de nos richesses (pas seulement financières) et de notre temps pour plus… Apprendre, penser et rêver.

1 ↑ https://publicdomainreview.org/collection/a-19th-century-vision-of-the-year-2000

2 ↑ https://www.smithsonianmag.com/history/wernher-von-brauns-martian-chronicles-9845747/

3 ↑ https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2647387/

4 ↑ https://www.reactgroup.org/antibiotic-resistance/course-antibiotic-resistance-the-silent-tsunami/part-1/the-discovery-of-antibiotics/

5 ↑ https://www.bbc.com/news/business-34715962

6 ↑ https://iopscience.iop.org/article/10.1088/1748-9326/aa7bdd

7 ↑ https://www.who.int/health-topics/water-sanitation-and-hygiene-wash#tab=tab_1

8 ↑ https://www.livescience.com/2612-steam-engine-changed-world.html

9 ↑ https://www.reuters.com/article/global-rights-idUSKCN0V50HH

10 ↑ https://www.who.int/news/item/18-06-2019-1-in-3-people-globally-do-not-have-access-to-safe-drinking-water-unicef-who

11 ↑ https://www.theguardian.com/technology/2018/may/29/maglev-magnetic-levitation-domestic-travel

12 ↑ https://bigthink.com/the-future/elon-musk-hyperloop-193494/