Parlerons-nous tous et toutes un jour la même langue ?

Les communications entre humains, à l’échelle mondiale, semblent de plus en plus dominées par l’anglais. D’ailleurs, de plus en plus de personnes apprennent la langue de Shakespeare comme seconde langue. Cela pour pouvoir échanger des informations, que ce soit pour le travail ou les vacances, avec des personnes n’ayant pas la même langue maternelle ! Ce pourrait-il que cette conjoncture nous conduise tous et toutes, un jour, à ne parler qu’anglais ?

À question floue et complexe, réponse incertaine ! Nous avons déjà vu que les humains ne sont pas « programmés » pour tous parler la même langue et qu’il n’y a sans doute pas eu une seule langue humaine originelle. Et pourtant… Au moins en Occident, nous sommes constamment abreuvés d’informations « encodées » en anglais : chansons, films (en VO), articles d’actualités, livres (non-traduits), possibilités d’affaires commerciales ou de voyages… La langue anglaise, pour des raisons historiques et diplomatiques, devient indéniablement hégémonique. De là à s’imposer dans le monde entier ? 

Une réduction inéluctable de la diversité linguistique… 

Selon la définition retenue pour le terme « langue » et la méthode de comptage, entre 6 500 et 7 000 langues seraient parlées dans le monde à l’heure actuelle. C’est beaucoup, mais seules moins de 400 d’entre elles seraient parlées par plus d’un million de personnes ; en d’autres termes, au moins 95% de la population mondiale utilisent seulement 5% des langues existantes 1… Les langues avec le plus de locuteurs et de locutrices (soit les personnes qui les parlent) sont l’anglais et le chinois mandarin. La première serait parlée par une personne sur quatre, principalement comme langue secondaire apprise à l’école, tandis que la seconde serait la langue maternelle d’une personne sur cinq dans le monde. 

Les langues avec moins d’une centaine de milliers de locuteurs et de locutrices sont en danger. On estime qu’une langue s’éteint toutes les deux semaines dans le monde 2 ; à ce rythme, dans un siècle, la diversité linguistique mondiale sera réduite de moitié. Qu’est-ce qui « tue » une langue ? On considère qu’une langue s’éteint quand il ne reste plus personne pour la parler naturellement dans la vie de tous les jours. Une langue étant souvent un élément constitutif de l’identité culturelle d’un groupe humain, les langues menacées sont souvent parlés par des groupes culturellement, ethniquement, politiquement, et économiquement marginalisés. Les membres du groupe doivent adopter de nouvelles langues (l’anglais, le mandarin, l’espagnol, le français, l’hindi…) pour espérer améliorer leurs conditions de vie… 

…Mais les langues fortes le restent !

L’appauvrissement linguistique peut être vu comme une tragédie. Pourtant, le passage à une langue parlée (ou « parlable ») par un plus grand nombre a souvent été considéré comme un projet optimiste et pacifiste. C’est notamment le cas avec la plus célèbre langue artificielle, l’esperanto. Créée par Ludwik Lejzer Zamenhof dans les années 1880, cette langue avait pour but d’être facile à apprendre et de réunir différentes communautés autour d’une langue permettant leur compréhension puis la paix entre elles. L’esperanto a toujours ses adeptes à l’heure où nous écrivons ces lignes (mi-2024), avec au moins quelques milliers de locuteurs et de locutrices natives, et il a pu créer une communauté d’entraide et de partage 3, mais il ne s’est jamais répandu… 

Les langues sont des facteurs d’unité nationale. Au moins pour une majorité de la population occidentale, parler une langue revient à s’identifier à une communauté, à un pays, à une certaine idée de ce que l’on est et de qui l’on est proche. Ces notions sont importantes pour beaucoup d’êtres humains. En France un (relatif) consensus médiatique et politique attribue à la langue française une valeur presque inattaquable : ne pas parler français, ou ne pas le parler selon les normes admises, quand on à la nationalité française, c’est en quelques sortes commettre un crime de lèse-majesté 4. Cette mentalité, à des degrés divers, à des chances de préserver notre langue tout comme d’autres langues ayant une capacité à dominer le monde culturel, économique ou diplomatique.  

Vers un bilinguisme généralisé ? 

On note d’ailleurs que, concernant l’anglais lui-même, s’il s’est clairement imposé dans les échanges internationaux, il ne semble pas (ou rarement) devenir une nouvelle langue maternelle dans les pays traditionnellement non-anglophones. Bien sûr, si de plus en plus de parents veulent que leurs enfants apprennent l’anglais aussi bien et aussi tôt que possible, tout le monde parle encore souvent sa langue locale à la maison. Cela pour des raisons de fierté nationale mais aussi peut-être tout simplement parce que c’est plus pratique… Et facilement possible ! Les humains peuvent en effet facilement devenir au moins bilingues : d’ailleurs, la majorité de la population mondiale (hors pays anglophones, francophones, hispanophones et sinophones…) serait bilingue, à hauteur de 60 à 75% selon les estimations hautes 5 !

On remarque enfin que dans sa version parlée par les non-natifs et les non-natives, l’anglais a pris une forme qui n’est destinée qu’à la compréhension entre elles de personnes ne partageant pas la même langue natale. C’est ce que l’on appelle le globbish, une sorte d’anglais simplifié ou « cassé », qui n’a pas prétention à remplacer une autre langue mais à faciliter les échanges et les communications. On remarque aussi l’apparition progressive de nouvelles formes d’anglais, comme notamment l’anglais singapouréen, dont la prononciation, le vocabulaire et même la grammaire se modifient petit à petit 6. Le même destin, avec des variations régionales de plus en plus marquées, attend peut-être les autres langues géographiquement très répandues (français, espagnol, portugais, arabe…). 

Il semblerait donc que, même dans plusieurs siècles, il existera encore plusieurs langues humaines. Leur nombre aura peut-être sensiblement diminué, mais une nouvelle diversité locale, issue des évolutions des langues dominantes actuelles, pourrait aussi voir le jour. En somme, nous perdrons peut-être une diversité pour en trouver une autre ! 

1    https://academic.oup.com/book/998/chapter-abstract/137846362?redirectedFrom=fulltext

2   https://www.nationalgeographic.com/magazine/article/vanishing-languages

3    https://theconversation.com/a-brief-history-of-esperanto-the-135-year-old-language-of-peace-hated-by-hitler-and-stalin-alike-186025

4    https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2019-3-page-164.html

5    https://www.bbc.com/future/article/20160811-the-amazing-benefits-of-being-bilingual

6    https://www.nlb.gov.sg/main/article-detail?cmsuuid=5d5de338-98c5-4a97-9b51-727e807d6507