Y a-t-il des éléments qui, contre toute attente, existeraient de façon inchangée dans toutes les langues humaines ? Le « oui » et le « non » clairs ont souvent été avancés à tour de rôle selon les époques et les scientifiques… Mais la réponse n’est ni aussi claire ni aussi évidente ! À l’heure actuelle, on peut néanmoins avancer qu’il existe bien des universels linguistiques, mais leurs origines sont très diverses, quand on elles sont comprises…
Il n’y a pas de langue universelle, il n’y en a peut-être jamais eu et il n’y en aura sans doute jamais. Notre cerveau semble programmé pour la langue, mais pas pour une seule et unique langue. Ainsi, si dans toute la diversité des langues encore existantes, on retrouve beaucoup d’éléments basiques similaires, depuis certains sons comme les voyelles et les consonnes faciles à prononcer jusqu’à certaines catégories grammaticales (nos bons vieux noms, adjectifs, verbes, adverbes…). Leur expression, en revanche, varie énormément… De façon compréhensible puisque les cultures et les langues ont évolué séparément des siècles durant !
Le seul véritable « universel » linguistique ?
Pourtant, il doit bien exister un mot qui existe dans absolument toutes les langues (ou au moins un très grand nombre d’entre elles), non ? Et bien oui ! Et il s’agit tout simplement de… « Mama ». Le premier mot prononcé par les humains pouvant parler est, pour autant que l’on sache, cette double-syllabe évocatrice. Pourquoi ? l’appellation affectueuse destinée à la principale personne qui nous nourrie après notre naissance est-elle gravée dans notre cerveau ? D’une certaine façon, on pourrait dire que oui… Mais cela n’a pas vraiment à voir avec de l’affection… C’est surtout une question de facilité psycho-motrice.
À la naissance, bébé sait déjà très bien utiliser ses cordes vocales pour produire des voyelles (tout jeune parent ne le sait que trop bien !). Cependant, pour ce qui est des consonnes, qui exigent des mouvements de la gorge, de la langue ou des lèvres, il faut une maitrise déjà fine des organes en question. D’après le grand linguiste Roman Jakobson, qui s’est longuement penché sur la question 1, le nourrisson commence par le « m » car c’est une consonne labiale (produite avec les lèvres), une catégorie simple à prononcer, et en plus la plus aisée à produire. Surtout quand la bouche est fermée… Comme au moment de la tétée.
Ainsi, lorsque le très jeune enfant gazouille « mama », il ne fait que mettre à contribution les premières choses qu’il maîtrise. En plus, la personne qui le nourrit, soit directement au sein ou avec un biberon, réagit positivement ; soit avec un comportement chaleureux soit avec de la nourriture. Bébé a donc toute les raisons de continuer à balbutier des « mama » pour continuer à obtenir les mêmes récompenses… Avant de s’entraîner avec d’autres consonnes labiales comme « p » et « b », donnant les « papa » et « baba »… Avant que, en grandissant, l’enfant apprenne à appeler ses parents par des mots un peu moins enfantins, et plus spécifiques à chaque langue et culture (mère et père, mother et father, madre et padre, etc.).
Des éléments au cœur de l’expérience humaine
On note cependant que dans ce procédé, si les sons utilisés eux-mêmes changent, les concepts de « mère », « père » et « parents » restent présents. Toutes les langues semblent disposer de mots pour qualifier les personnes en terme de filiation. En effet, dans presque toutes les langues on retrouve également des mots pour qualifier les grands-parents, les oncles et les tantes, les cousins et les cousines, les frères et sœurs… Nonobstant les variations de complexité existant d’une langue à l’autre 2. Pourquoi une telle constance ? Parce que la vie de famille occupe une place prépondérante dans nos existences !
Le besoin de nommer ce qui nous entoure se retrouve finalement avec tous les objets et concepts dont nous avons besoin de parler plus ou moins régulièrement. En revanche, les manières de les catégoriser pourront aussi varier amplement d’une langue à l’autre. C’est notamment le cas avec les couleurs : alors que tous les humains ont (sauf exceptions) les mêmes capacités visuelles, le nombre de couleurs reconnues varient d’une langue à l’autre. Certaines langues n’ont que cinq ou même trois couleurs exprimables par un seul mot, quand d’autres en ont une dizaine (bleu, rouge, jaune, vert…). La question du nombre de couleurs et de leur catégorisation semble être une affaire pratique 3 et dépend de l’expérience : dans un environnement moins riche en couleurs, il est moins nécessaire d’avoir un répertoire lexical très élevé en la matière.
Ainsi, l’environnement et la culture influent grandement sur la création de mots et leurs catégorisations pour désigner et classifier tout ce qui nous entoure. Cependant il existe bien d’autres expériences et perceptions universelles, partagées par (presque) tous les humains et exprimées dans toutes leurs langues. Parmi elles on retrouve le temps. En dépit de rapports sensationnels ayant depuis été démystifiés 4, il semble que chaque langue humaine aient des moyens d’exprimer ce qui appartient au passé, au présent et au futur. En français, nous nous reposons grandement sur la conjugaison pour exprimer tout ce qui a trait à l’écoulement du temps, alors que d’autres langues comme le mandarin ne se basent par exemple que sur les adverbes et d’autres marqueurs temporels. Dans tous les cas, la temporalité est une véritable constante de l’expérience humaine, même si elle s’exprime de diverses façons.
Au final, si très peu de mots sont véritablement compréhensibles en tant que tels d’une langue à l’autre, nous connaissons toutes et tous des expériences au moins comparables. De là, la frontière entre faits linguistiques universels et faits anthropologiques universels ne fait que s’affiner… Mais c’est un autre sujet !
1 ↑ https://books.google.com.tw/books?id=MkNwSQHa2w4C&pg=PA21&lpg=PA21&dq=roman+jakobson+mama+papa&source=bl&ots=DRtu-NIxS_&sig=dJSibMLrg4bK7bGBKETh8fYqr-Y&hl=en&sa=X&ei=_BL_UOOpIIqaiAKUvYDwDA&q=roman+jakobson+mama+papa&redir_esc=y#v=snippet&q=roman%20jakobson%20mama%20papa&f=false
2 ↑ https://www.sciencedaily.com/releases/2012/05/120524143448.htm
3 ↑ https://theconversation.com/languages-dont-all-have-the-same-number-of-terms-for-colors-scientists-have-a-new-theory-why-84117