Est-ce que la parole articulée est apparue avec une langue unique ? Chaque individu homo sapiens utilisait-il les mêmes mots et la mêmes grammaire lors de l’émergence des premières phrases ? Si une telle langue a existé, pourrions-nous la reconstituer ? Autant de questions fascinantes… Qui risquent de ne jamais avoir de réponses claires ! Et savoir pourquoi peut nous éclairer sur la nature même des langues…
La question de la « langue primordiale » est au cœur des interrogations humaines depuis des millénaires. De nombreux mythes y ont donné leurs réponses. Le plus célèbre en Occident est celui de la Tour de Babel, avec Dieu imposant aux hommes des langues différentes pour qu’ils ne puissent plus se coordonner dans leur projet de construction destinée à atteindre le royaume des cieux… Au XIXème siècle, avec l’émergence de la linguistique comme science, la question s’avère cependant rapidement tellement épineuse que la Société de Linguistique de Paris, lors de sa fondation en 1866, refuse de soutenir tout travail en ce sens 1 !
Pourquoi penser qu’il a pu exister une « langue originelle » ?
Les langues, tout comme les espèces vivantes, évoluent 2 ! Elles changent constamment au fil du temps. Selon les circonstances, une seule langue peut même donner naissance à plusieurs langues « filles ». La conjonction de ces facteurs a donné naissance, depuis le latin, au français mais aussi à l’italien, à l’espagnol, au portugais, au roumain… Et les linguistes peuvent même estimer à quelle vitesse ces changements de prononciation et de syntaxe se produisent (même si la marge d’erreur reste élevée). Ainsi, selon cette logique, en remontant la trame des variations de la langue, on devrait pouvoir remonter à une langue « ancestrale », mère de toutes les langues, non ?
Les langues latines germaniques, grecques, celtes, slaves, ou encore indo-iraniennes descendraient ainsi du proto-indo-européen 3. Cette proto-langue, reconstruite à partir de similitude entre nos langues modernes (et leurs ancêtres comme le latin), aurait été parlée il y a au moins six mille ans. D’autres proto-langues ont pu être reconstituées de cette façon : le proto-dravidien pour les langues du sud de l’Inde actuelle, le proto-austronésien pour les langues du sud-ouest du Pacifique, le proto-sémitique pour l’hébreu ancien et l’arabe… Cependant, à chaque fois, on ne remonte guère plus de six ou sept mille ans dans le passé. Bien loin de la lente séquence d’apparition de la parole, il y a de cela au moins 50 000 ans.
Tout ce qui nous empêchera toujours de connaitre la « toute première langue »
Évidemment, certains chercheurs ont proposé de réunir les proto-langues en familles, allant jusqu’à postuler l’existence du nostratique 4, une langue qui aurait donné naissance au proto-indo-européen, au proto-dravidien… Et à presque toutes les langues existantes. Cette hypothèse est contestée, car elle est improuvable ! En effet, pour (tenter de) reconstruire le nostratique, on doit déjà se baser sur des proto-langues dont les caractéristiques sont déduite essentiellement par travail statistique. Aucune des proto-langues n’a laissé de traces écrites (l’écriture n’existait pas encore), et sur de telles échelles de temps, leurs évolutions et leurs relations restent spéculatives.
Car si les langues évoluent de façon certes quantifiables, ces changements peuvent être imprévisibles 5 ! Les langues peuvent échanger des mots ou même des formules syntaxiques entre elles, et de nouveaux sons, de nouveaux mots et de nouvelles formules syntaxiques émergent aussi pour ainsi dire de nulle part en permanence. Autant de choses qui, en l’absence de traces physiques (comme, encore une fois, de l’écrit), brouillent complètement les pistes. Et que faire des isolats 6, ces langues qui, comme le basque ou le coréen par exemple, ne peuvent être liées à aucune autre langue encore existante ? Même si elles ont eu des langues-sœurs par le passé, le fait est qu’elles restent à l’heure actuelle séparées des autres langues…
Il n’est même pas certain qu’une « langue universelle » ait existé !
La monogénèse, soit l’idée qu’il n’y aurait eu qu’une seule langue, a du plomb dans l’aile. Qu’en serait-il de la polygénèse, soit l’idée que l’émergence de la parole aurait correspondu à l’émergence immédiate de plusieurs langues ? À défaut d’être prouvable (encore une fois, une langue purement orale ne laisse pas de traces directes…), elle est plausible ! Après tout, on voit bien dans le reste du règne animal, chez les espèces animales au langage sophistiqué comme les oiseaux chanteurs et les orques, des dialectes régionaux ou familiaux apparaissent totalement spontanément.
Au moment où les humains ont acquis la parole, au plus tard il y a 50 000 ans, ceux-ci se répandaient déjà en dehors de l’Afrique. Les Homo sapiens se répartissaient déjà sur de telles distances qu’il parait difficilement probable que tous et toutes aient parlé exactement la même langue. En fait, en lieu et place, il existait peut-être un continuum linguistique 7 : chaque groupe parlait une langue différente, mais les groupes proches parlaient des langues encore assez similaires pour permettre une inter-compréhension. Contrairement à ce que nous voyons de plus en plus dans le monde actuel, il n’existait pas de frontières linguistiques strictes !
Nous ne saurons jamais quelle était la nature de la langue « primordiale » ; elle n’était même probablement pas unifiée comme peut l’être une langue moderne. En tout cas, ces « langues primordiales » montreraient bien que, dès ses premières paroles, l’être humain avait au moins une capacité communicative universelle : celle d’acquérir une langue, quelle qu’elle soit !
1 ↑ https://www.slp-paris.com/statuts1866.html
2 ↑ https://www.britannica.com/topic/language/Linguistic-change
3 ↑ https://theconversation.com/indo-european-languages-new-study-reconciles-two-dominant-hypotheses-about-their-origin-216098
4 ↑ https://www.oxfordbibliographies.com/display/document/obo-9780199772810/obo-9780199772810-0156.xml
5 ↑ https://arstechnica.com/science/2017/11/like-genes-language-evolution-involves-random-chance/