Les premiers mots et les premières phrases de bébé sont souvent source de fierté pour tout jeune parent. Et c’est parfaitement justifié ! Car l’acquisition de la parole chez l’enfant est un véritable triomphe de cognition et de motricité ! En effet, les langues humaines sont des outils de communication merveilleux mais aussi incroyablement complexes. Comment se produit le phénomène de leur maîtrise si précoce ?
Les stades de l’acquisition de la langue
C’est une étape que traversent (presque) tous les êtres humains dans la petite enfance : l’acquisition de la parole. Sans véritables leçons dédiées de prononciation, de vocabulaire ou de syntaxe, les bambins apprennent « naturellement » à parler ! D’abord avec des sons isolés, puis avec des mots, et enfin avec des enchaînements de mots… Le tout avec une compréhension qui parait presque « instinctive » de cette forme de communication pourtant si complexe !
Les recherches s’empilent autour de l’acquisition du langage chez l’enfant, nous éclairant sur de nombreux points 1. Dès le plus jeune âge, un nourrisson sait déjà distinguer les sons individuels. Mieux, il peut instinctivement reconnaître quels groupes de sons appartiennent à la langue de ses parents et les quels appartiennent à une autre langue. Avant l’âge de 12 mois, bébé deviendra même capable de reconnaître plusieurs dizaines de mots et d’en connaître le sens. Il semble que nous soyons tous très tôt capables d’identifier les concepts abstraits qui composent la langue puis de reconnaître presque instinctivement les liens logiques entre eux.
C’est également dès les premiers mois de sa vie que l’être humain moyen commence à produire ses premiers sons, qui seront de plus en plus articulés au fil de son développement. À un an, le bambin peut déjà prononcer au moins un ou deux mots, et ce lexique augmente de façon exponentielle dans les mois qui suivent. Avant trois ans, l’enfant est généralement capable de s’exprimer clairement et de se faire comprendre non seulement en utilisant les bons mots mais aussi en les enchaînant de la bonne façon ! Comme l’avançait Noam Comsky, il semble bien que la capacité de parler soit innée en chaque être humain. Mais est-ce que les premières années de la vie sont décisives pour l’acquisition de cette méthode de communication ?
L’enfance, une période critique
Dans les années 1960 le linguiste Eric Lenneberg avança sa théorie de la « période critique » 2. Selon cette hypothèse, le cerveau des enfants et des jeunes enfants aurait une plasticité (ou capacité à se modifier) extrêmement élevée. Ce serait elle qui permettrait aux bambins d’acquérir le langage simplement par le contact avec leurs proches. Cette capacité à se modifier, pour s’adapter à de nouvelles actions, expliquerait les formidables capacités d’apprentissage des enfants, notamment en termes de langues. Inversement, la fin de la « période critique », avec la puberté, correspondrait à une diminution de ces capacités d’apprentissage. Évidemment, une telle hypothèse est difficile à tester…
Arriva le cas de « Genie » (son véritable prénom ne fut jamais révélé). Découverte par les services sociaux américains en 1970 à l’âge de 13 ans, Genie avait été sévèrement maltraitée par son père. (TW:) Attachée à son lit pendant pratiquement toute sa vie, la petite fille n’avait jamais appris à être propre, à marcher… Ni à parler : son père ne lui adressait que des grognements, interdisait aux autres membres de la famille de lui adresser la parole et la frappait à chaque son qu’elle émettait. Un cas extrême d’abus… Mais une aubaine pour la communauté scientifique de l’époque, qui pouvait alors espérer tester la théorie de la « période critique » avec Genie. Confiée à la garde de linguistes et de psychologues, Genie fit l’objet d’un programme d’apprentissage intensif 3.
Elle parvint à maîtriser les gestes basiques de la vie de tous les jours et fut capable de marcher, mais ses capacités langagières restèrent à la traîne. Elle démontra des capacités à comprendre des concepts et des enchainements de concepts, mais son expression verbale ne dépassa jamais l’utilisation de deux à trois mots d’affilée. Jamais elle ne put former des phrases complexes, ni utiliser de syntaxe ou de règles grammaticales. Lorsque des dissensions apparurent entre les membres de l’équipe gérant son cas et que les fonds du programme se tarirent, Genie fut placée en famille d’accueil et perdit les capacités de parole qu’elle avait acquises. Le moment d’acquisition de la parole semblait avoir été complètement manqué pour elle…
Le besoin des enfants à appréhender le monde
Le cas tragique de Genie tendrait à ajouter du crédit à la théorie de la période critique, mais un cas unique ne fait pas une règle. D’ailleurs cette même théorie reste à ce jour vivement débattue 4. Cependant, un autre évènement linguistique, moins terrible, tendrait à renforcer l’idée que les enfants, et plus particulièrement les jeunes enfants, ont des capacités d’apprentissage de la parole et même d’invention de langue, beaucoup plus développées que les adultes. Cet évènement, c’est la naissance quasi-ex-nihilo de la langue des signes nicaraguayenne dans les années 1980. Une langue (certes non-verbale, mais [une langue au sens propre tout de même !]) entièrement générée par des enfants.
En 1979, les sandinistes prirent le pouvoir au Nicaragua, petit pays d’Amérique centrale. Entre autres mesures socialistes, ceux-ci créèrent la première véritable école pour personnes sourdes et muettes du pays. Auparavant, les enfants nicaraguayens sourds-muets n’avaient accès à presque aucune éducation spécialisée, et ne s’exprimaient que par gestes vagues au sein de leurs familles. Dans la nouvelle école, la méthode éducative privilégiait l’acquisition de la parole et de la lecture sur les lèvres (avec l’espagnol, langue nationale du pays). Cependant, quelque chose d’extraordinaire se produisit : tous ces enfants sourds et muets, soudain réunis, élaborèrent naturellement une véritable langue des signes pendant leurs récréations, les plus jeunes étant les plus actifs dans cette émergence 5.
Remarquant cette nouvelle pratique, les professeurs de l’école eurent deux réactions formidables : ne pas rabrouer les enfants et contacter des linguistes professionnels des langues des signes. La langue des signes nicaraguayenne put donc se développer et être étudiée en direct presque dès le moment de sa naissance spontanée ! C’est une langue avec ses propres mots (les signes individuels, créés naturellement par les enfants) et sa propre syntaxe (un enchainement également développé naturellement par les enfants). Ainsi, des enfants, surtout très jeunes, ont développé une langue entière pour combler leurs besoins d’appréhender leur monde ensemble et de communiquer à son sujet. Évidemment, avec une apparition dans un contexte aussi spécifique, il est difficile d’établir des conclusions généralisables au sujet de l’émergence de la langue chez les enfants, mais l’évènement reste fantastique !
Alors, que sait-on vraiment des capacités d’acquisition du langage des enfants ? Elles sont extraordinaires, plus développées et adaptables que chez l’adulte… Mais aucune autre conclusion très claire ne se démarque. Tout au plus peut-on avancer que, très tôt dans notre vie, nous avons besoin d’une façon de communiquer riche et précise. Et nos cerveaux, surtout dans la prime jeunesse, sont « programmés » pour acquérir (ou créer !) une langue…
1 ↑ https://theconversation.com/curious-kids-how-do-babies-learn-to-talk-111613
2 ↑ https://www.studysmarter.co.uk/explanations/english/language-acquisition/lenneberg/
3 ↑ https://www.britannica.com/biography/Genie-feral-child
4 ↑ https://www.researchgate.net/publication/28165671_The_Critical_Period_Hypothesis_some_Problems
5 ↑ https://www.atlasobscura.com/articles/what-is-nicaraguan-sign-language