Aller dans l’espace ne va pas de soi, bien au contraire ! L’idée de s’arracher à la gravité terrestre n’a jamais rien eu d’une évidence, et puis pour aller où ? Il est rapidement apparu que l’espace devait être dénué d’air et horriblement froid… Il a fallu toute l’audace d’esprits originaux pour théoriser sérieusement nos capacités à envoyer quoi que ce soit au-delà de l’atmosphère terrestre. Il est probable que sans eux, nous ne serions jamais allé dans l’espace ! Voici trois de ces importants savants.
À l’issue des révolutions scientifiques du XVIIIème siècle, les humains (ou du moins les entreprises et armées occidentales) réalisèrent plusieurs exploits physiques et chimiques. Dominer de nouvelles énergies (thermique puis électrique), synthétiser de nouvelles matières (explosifs, engrais, médicaments…) et créer des moyens de transports aux horaires fiables (trains, paquebots…), tout cela révolutionna notre manière d’appréhender, d’impacter et d’arpenter notre monde. Cependant ce même monde restait un horizon en apparence infranchissable : les auteurs Jules Verne 1 et H.G. Wells 2 imaginaient (avec un minimum de crédibilité technique !) des obus tirés par des canons géants pour s’arracher à la gravité de la Terre ou de Mars, mais le concept du voyage spatial restait alors dans le domaine du merveilleux scientifique 3.
Constantin Tsiolkovski (1857-1935)
Si le mot « visionnaire » ne devait être appliqué qu’à une seule personne, cette personne serait Constantin Tsiolkovski. Né dans une famille cultivée, le jeune Constantin fut frappé d’une surdité quasi-totale et permanente dès l’âge de 10 ans ; ne pouvant suivre un cursus éducatif standard, il étudia tout seul avec les livres de son père puis dans la plus grande bibliothèque de Moscou, à l’époque de la Russie tsariste. De ses lectures mais aussi de ses rencontres il formera sa foi en l’espace comme futur de l’humanité. Devenu un enseignant plutôt solitaire et légèrement excentrique, il consacrera l’essentiel de son temps libre à des recherches purement théoriques au sujet de sa passion 4.
Tsiolkovski élabora dès les années 1890 et 1900 le concept réaliste d’un engin se propulsant grâce à la réaction chimique entre hydrogène liquide et oxygène liquide tout en larguant un à un ses divers réservoirs pour aller encore plus loin. Un principe général encore utilisé sur les fusées actuelles, tout comme ses équations. Il théorisa également de façon applicable les idées de sas pour passer d’un compartiment pressurisé au vide spatial, de combinaison spatiale, d’ascenseur spatial, de station spatiale, d’exploitation minière d’astéroïdes, d’agriculture dans l’espace et de voyage interplanétaire et interstellaire… Il alla même jusqu’à postuler l’existence de vie ailleurs dans l’univers et la colonisation de la galaxie par les humains ! Cependant, grand pessimiste, le savant pensa presque jusqu’à la fin de sa vie qu’aucune de ses idées ne serait réalisée par l’humanité.
La reconnaissance scientifique et institutionnelle de ses idées ne se produira que tardivement, après la révolution bolchevique. Tout comme le régime soviétique, la Russie actuelle a d’ailleurs continué d’occulter les parts pour le moins discutables, même si elles restent mineures, des convictions de Tsiolkovski : l’idée que le Cosmos serait une sorte de Dieu dont nous serions les marionnettes et surtout le postulat qu’un eugénisme « compassionnel » pourrait accélérer le progrès humain. Une perspective paradoxale pour un scientifique incroyablement sérieux et un homme ayant consacré une part non-négligeable de son temps et de son intellect à la justice sociale.
Aujourd’hui, Tsiolkovski est reconnu, en Russie comme ailleurs, comme le père de l’astronautique moderne, sans qui au moins le programme spatial soviétique ne se serait jamais produit. On retient également sa belle formule : « La Terre est le berceau de l’humanité, mais personne ne reste éternellement dans son berceau. »
Robert H. Goddard (1882-1945)
Là où Tsiolkovsky fut un pur théoricien, notre prochain visionnaire fut à la fois théoricien ET technicien ! Le physicien et ingénieur américain Robert H. Goddard peut en effet être crédité d’avoir lancé la première fusée à carburant liquide en 1926 ! Un exploit qui était dans l’air du temps : le scientifique allemand Hermann Oberth 5 avait par exemple publié en 1923 (apparemment sans avoir lu Tsiolkovski) ses propres traités au sujet d’engins à réaction propulsés par un mélange d’hydrogène liquide et d’oxygène liquide et destinés à atteindre l’espace. Néanmoins, la thématique restait une excentricité au milieu des années folles, ce dont Goddard fit plusieurs fois les frais.
Se propulser jusque dans l’espace était un projet jugé ridicule par la majorité du monde académique et des médias de l’époque, et ce n’était pas une perspective respectable et honorable pour un scientifique « sérieux ». En dépit de la rigueur de son travail sur les types de carburants utilisables et de ses dépôts de brevets réalistes dès 1914, Goddard fut régulièrement moqué par ses pairs et par le grand public 6. D’un naturel timide, le scientifique se replia sur lui-même et poursuivit donc ses recherches de façon isolée et plus ou moins secrète, sans grands financements, jusqu’en 1941. Ses fusées déjà dotées de stabilisateurs gyroscopiques atteignirent jusqu’à 2,6km d’altitude et 885km/h de vitesse, des chiffres plutôt impressionnants à l’époque.
Malheureusement, ni les services de météorologie publics ni l’armée américaine ne voyaient d’intérêt véritable dans les travaux de Goddard ; les premiers préféraient les ballons aux fusées, les seconds croyaient plus au potentiel des avions « classiques » alors en plein boom. Il fallut entre autres la ténacité d’un lieutenant de l’US Navy pour lancer Goddard sur des applications militaires de ses travaux. De santé fragile, le pionnier américain de l’aérospatiale mourut juste avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’importance de son travail novateur fut reconnue dès 1959, lorsque le principal centre de vol spatial de la NASA tout juste créée fut baptisé en son honneur.
Dix ans plus tard, un américain posait le pied sur la Lune, en partie grâce aux travaux précurseurs de Robert H. Goddard.
Wernher von Braun (1912-1977)
De l’autre côté de l’Atlantique, plusieurs autres chercheurs menaient leur propres recherches au sujet des lancements jusque dans l’espace par le biais de fusées au cours des années 1930. Parmi eux se trouvait notamment l’aviateur et ingénieur français Robert Esnault-Pelterie 7, mais faute de financements publics ses travaux ne progressèrent jamais. Il en allait autrement de l’autre côté du Rhin : les nazis tout juste arrivés au pouvoir étaient avides à la fois d’armes novatrices et de projets aisément exploitables à des fins de propagande. Conditions dont sut alors profiter Wernher von Braun, fils d’une grande famille conservatrice qui admettra lui-même être devenu membre du parti nazi afin de poursuivre son travail 8.
Élève brillant, von Braun travailla un temps avec Oberth avant de réaliser ses propres fusées au cours des années 1930. Évidemment, son nom reste associé au V2, l’une des armes de la dernière chance déployée par les nazis en 1944. Une fusée et un missile sont des machines similaires sur le principe ; dans sa version fusée, l’engin auquel a tant contribué von Braun fut le premier appareil humain à atteindre l’espace, tandis que dans sa version militaire, manufacturée par des prisonniers de camps de concentration et pour laquelle Hitler décora personnellement von Braun, le V2 tua des milliers de civils. Comme chacun le sait néanmoins, le V2 ne suffit pas à inverser le cours de la guerre ; plus décisif, son potentiel n’échappa ni aux Américains ni aux Soviétiques. L’Allemagne Nazie vaincue, von Braun fut exfiltré par les Américains afin qu’il les aide à combler leur retard.
Le passé pour le moins trouble 9 (doux euphémisme) de von Braun fut soigneusement caché par les autorités de son nouveau pays et, désormais états-unien, le physicien et ingénieur apporta une contribution décisive au programme spatial américain. Non seulement von Braun restait scientifiquement et techniquement brillant, mais il avait malgré tout des ambitions visionnaires qu’il savait communiquer avec charisme ; c’était lui qui voulait pousser jusqu’à la Lune et même ensuite jusqu’à Mars. Des rêves qui commençaient enfin à être pris au sérieux dans les États-Unis ivre d’anti-communisme du début des années 1950, où un passé de nazi était un moindre mal face au péril soviétique. Nombre d’historiens de l’aérospatiale américaine considèrent que la NASA n’aurait peut-être pas pu accomplir tous ses exploits, ou peut-être pas aussi vite, sans la contribution de von Braun.
Son héritage est-il entièrement à jeter ? Avec Un Grain De Sel n’a pas de réponse simple à cette question, si ce n’est qu’aimer un sujet exige aussi d’en reconnaître les zones d’ombres, aussi épouvantables soient-elles. Il revient ensuite à chacun de choisir s’il peut encore apprécier le domaine donné : dans le cas présent, il nous semble qu’il y a longtemps que l’exploration spatiale s’est défaite de l’influence de von Braun et, sans amender aucunement notre volonté d’effectuer un travail exigeant, juste et éthique, nous entendons continuer notre exploration positive avec vous !
1 ↑ https://fr.wikisource.org/wiki/De_la_Terre_à_la_Lune/Texte_entier
2 ↑ https://fr.wikisource.org/wiki/La_Guerre_des_mondes
3 ↑ https://fr.wikipedia.org/wiki/Merveilleux_scientifique
4 ↑ https://www.smithsonianmag.com/air-space-magazine/konstantin-tsiolkovsky-slept-here-32294363/
5 ↑ https://www.thoughtco.com/biography-hermann-oberth-4165552
6 ↑ https://gizmodo.com/the-greatest-newspaper-correction-ever-written-49-year-1491590487
7 ↑ https://www.universalis.fr/encyclopedie/robert-esnault-pelterie/2-un-visionnaire-de-l-espace/
8 ↑ https://www.smithsonianmag.com/air-space-magazine/a-amp-s-interview-michael-j-neufeld-23236520/
9 ↑ https://www.pbs.org/wgbh/americanexperience/features/chasing-moon-wernher-von-braun-and-nazis/